un trahison partie 3














III



Le lendemain soir, la réponse de Moissy
arriva. Comme la première fois, Valentine
l’emporta dans sa chambre pour la lire. La réalité
était pire encore que toutes ses craintes. Non
seulement son mari n’accordait aucune
considération à la demande qu’elle lui avait
adressée, mais il annonçait sa visite pour le
lendemain.

« Je ne veux pas vous surprendre, disait-il, et
j’espère que vous apprécierez cette délicatesse ;
mais nous ne pouvons continuer à échanger des
messages, ainsi que des têtes couronnées ; un
entretien avancera nos affaires et, je me plais à le
croire, nous permettra même de les conclure sans
plus de retard. »

Il allait venir le lendemain. René allait se
rencontrer avec lui ! C’était absolument
impossible ; à tout prix il fallait éviter cette



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rencontre.

Valentine se mit à fouiller ses tiroirs,
préparant tout pour un départ ; puis elle s’arrêta,
prise de pitié pour sa propre folie. Fuir, où ? Il
l’avait trouvée dans cette retraite, il la trouverait
dans toute autre ; qu’il vint donc ! Elle le
recevrait de pied ferme, et lui parlerait avec
autorité. Après tout, elle n’était plus une enfant,
et elle savait quel langage lui tenir.

Mais il fallait éloigner René, au moins pour la
journée du lendemain... Elle entra dans le petit
salon où il l’attendait, comme tous les soirs.

– Que comptiez-vous faire demain ? lui dit-
elle d’un ton câlin.

– Moi ! rien ; ce que vous voudrez, répondit-il
en lui prenant les mains pour l’attirer à lui.

Elle s’assit à son côté.

– Eh bien, voici ce que vous ferez : vous
prendrez le canot avec le jardinier et vous irez à
Genève. J’ai une liste de commissions longue
comme cela, – elle étendait les deux bras, – et
vous en avez pour toute la journée au moins.



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– Comment, au moins ! s’écria René ; vous
n’allez pas m’exiler pour plus de quelques
heures ?

Valentine pâlit ; si elle l’avait pu, elle aurait
prolongé l’absence du jeune homme jusqu’au
surlendemain, mais elle craignait de l’inquiéter.

– Vous reviendrez demain soir, dit-elle en
souriant, avec toutes mes commissions.

– Pourquoi le canot ? demanda-t-il en
cherchant dans son esprit ; j’irais bien à pied, et
je reviendrais avec une voiture...

– Non, j’aime mieux le canot ; je ne veux pas
que vous soyez fatigué en arrivant.

– Toujours prévoyante ! dit René en lui
baisant les mains.

Elle rougit. Les mensonges lui pesaient
horriblement. Si elle envoyait René par le lac,
c’était pour qu’il ne pût rencontrer Moissy, qui,
selon toute vraisemblance, viendrait en voiture.
Elle avait envie de lui crier : « Je mens depuis
deux jours, je te trompe, ma vie est une
hypocrisie perpétuelle ! »



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Elle se tut, et continua de lui sourire.

– Ce voyage ne peut pas se remettre ? reprit le
jeune homme. Vous avez un air lassé qui
m’inquiète, Valentine ; je crains que vous ne
soyez malade. Voulez-vous que je ramène un
médecin ?

– Quelle idée ! Vous vous forgez des
chimères ! répondit-elle avec enjouement.
Regardez-moi donc bien !

Elle soutint un regard aimé, qui l’examinait
avec une sollicitude inquiète ; rassuré par le
sourire exquis, par la douceur des yeux bleus de
son amie, René se sentit apaisé. Mais la main
restait fiévreuse, et le timbre de la voix avait
quelque chose de plus vibrant que de coutume.

– Quand vous reviendrez demain soir, lui dit-
elle en le quittant, vous me trouverez telle qu’à
l’ordinaire. Mais ne partez pas sans me dire au
revoir, n’est-ce pas ?

Le lendemain, à huit heures, le jardinier vint
prévenir les jeunes gens que le canot était prêt.
René descendait, habillé pour ses excursions en




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ville ; Valentine l’arrêta sur le seuil de sa
chambre.

– Viens que je te regarde, lui dit-elle.

Elle l’embrassa d’un regard suprême, comme
si elle voulait graver à jamais dans sa mémoire
cette image adorée.

– Suis-je correct ? demanda-t-il en souriant.

Elle répondit par un signe de tête, car elle ne
pouvait parler. Pendant qu’elle le tenait ainsi sous
son regard, tout son cœur lui criait : Adieu,
adieu ! et elle se retenait à grand-peine
d’entraîner René jusqu’au bord du lac, pour s’y
précipiter avec lui... Elle l’attira vers elle et lui
donna un long baiser.

– Va, dit-elle, et elle recula un peu.

Il descendait d’un pas alerte l’allée qui menait
à l’embarcadère ; elle courut après lui.

– Au revoir, fit-elle, en lui tendant la main.

Il s’arrêta, le jardinier dans le canot arrangeait
les rames et leur tournait le dos. Il la prit dans ses
bras et la serra contre lui.




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– Je n’ai pas envie de partir, dit-il ; si je
restais ?

Un bruit de roues se faisait entendre derrière la
maison, sur la route ; Valentine frissonna.

– Non, non, dit-elle ; demain, ce serait à
recommencer, va-t’en.

Il l’embrassa une dernière fois et sauta dans le
canot. Il s’assit au gouvernail et agita son
chapeau de paille en la saluant ; elle resta
penchée sur le petit embarcadère, le suivant du
regard, pendant que de grosses larmes
s’amassaient lentement dans ses yeux qu’elles
troublaient. Il se retournait de temps en temps
pour voir la tache blanche que faisait la robe de
Valentine sur le vert du feuillage... Un détour du
courant l’entraîna plus près de la rive, elle ne le
voyait plus...

– Toute ma vie qui s’en va ! se dit-elle. Ô mon
Dieu ! comment ai-je pu mériter cela ?

Rentrée dans l’ombre des massifs, elle se jeta
à terre et pleura sans contrainte.

Vers dix heures, la femme qui les servait, la



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cherchant dans le jardin, s’approcha de l’endroit
où elle était restée, épuisée de larmes, les yeux
éteints, sans force et sans voix.

– Madame, dit-elle un peu étonnée, il y a là un
monsieur qui vous demande.

– Faites-le entrer au salon du rez-de-chaussée,
et priez-le d’attendre un moment, répondit
Valentine en se levant.

Toute son énergie, tout son sang-froid,
venaient de se réveiller en présence de l’ennemi.
Elle allait livrer bataille, elle n’avait plus peur.

Elle courut à sa chambre, se fit en un clin
d’œil une toilette simple et sévère, et redescendit
au salon, où l’attendait M. Moissy.

Elle fut aussi frappée de son aspect qu’il le fut
lui-même en l’apercevant. Lors de sa disparition
du logis conjugal, Hubert Moissy était un homme
élégant, d’environ quarante ans, qui portait beau,
et accusait moins que son âge. Devant Valentine
apparaissait un être usé, fané, chauve, avec des
prétentions à cacher sa calvitie par un emploi
habile de l’art de ramener ; les yeux rougis




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trahissaient les nuits mal employées, le teint
couperosé dénonçait l’altération du sang ; toute la
personne de l’ancien beau semblait fatiguée
d’avoir traîné dans des endroits où s’use le corps
et où l’âme se dégrade.

– Vous êtes merveilleuse, dit Moissy en
contemplant sa femme avec des yeux charmés ;
vous êtes plus jeune et plus belle que jadis...

Il s’était avancé vers elle et lui avait pris la
main qu’il portait à ses lèvres ; elle la retira avec
un geste très digne et lui indiqua un fauteuil en
face d’elle. La physionomie de Moissy changea ;
il prit un air grave et posé, et s’assit en silence.

– Vous avez désiré me voir, monsieur ? fit
Valentine de sa voix douce. Quoi qu’elle fit, elle
ne put réprimer un léger tremblement dans ce
timbre pur ; ce n’était pas de l’émotion, c’était
déjà de la colère.

– C’était évidemment le seul moyen de nous
entendre, répondit Moissy. Vous êtes bien
installée ici ; cette maison vous appartient ?

Elle fit un signe négatif, et attendit, les yeux




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fixés sur son mari, que cet accueil embarrassait ;
malgré tout son aplomb, – et il n’en manquait
pas, – il trouvait ce qu’il avait à dire plus difficile
à formuler qu’il ne l’avait pensé avant d’entrer.

– Allons au fait, dit-il enfin, en prenant son
parti d’une situation désagréable. Je voudrais
reprendre près de vous la place que je n’aurais
jamais dû quitter ; je vous l’ai fait savoir...

– Vous connaissez ma réponse, interrompit
Valentine.

Il écarta de la main, avec un geste poli, cette
phrase importune, et continua d’un air calme :

– Il nous reste à nous entendre sur les moyens
de réaliser ce désir. Je vous apporte tous les
regrets d’un homme convaincu de ses torts, et le
ferme propos de vous faire oublier ma légèreté
passée par une conduite exemplaire. J’ose espérer
un pardon généreux de votre indulgence et de
votre esprit pratique.

Il s’arrêta et la regarda bien en face. Elle
soutint ce regard sans sourciller. Après un court
silence :




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– Vous êtes ruiné ? lui dit-elle.

Moissy réprima un mouvement de colère ; la
femme qu’il avait quittée jadis ne lui eût jamais
dit en face un mot si cruel ; la vie avait passé par
là, apportant des éléments nouveaux à cette
nature qu’il avait connue douce et résignée ; il
faudrait compter avec ceux-ci. En attendant,
Moissy était touché au vif.

– Pas absolument, répondit-il en se maîtrisant.
Néanmoins, j’avoue que j’ai entamé ma fortune ;
mais le désir qui m’a amené ici n’est pas
uniquement celui de partager votre situation
matérielle, de même que vous partagez mon
nom : c’est le souci de ce nom même. On a parlé
de vous, il faut couper court à des bruits fâcheux,
que d’ailleurs je crois faux, soyez-en persuadée.

Il s’inclinait légèrement, en parlant avec une
déférence affectée. Elle s’accouda sur les deux
bras de son fauteuil, joignit les doigts de ses
mains, et se penchant un peu en avant :

– On vous a dit que j’avais un amant ? fit-elle
dédaigneusement.




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Moissy fit un geste extrêmement vague, qui
pouvait signifier également : Je n’en crois rien,
ou bien : N’en parlons pas, de grâce ! Elle ne se
laissa point déconcerter.

– Il y a longtemps qu’on vous l’a dit ?

– Les bruits dont je vous parlais tout à l’heure,
reprit-il, sans fondement et sans consistance, sont
arrivés à mon oreille il y a quelques mois. J’avais
espéré que ce ne serait qu’un vain propos...
malheureusement, depuis, certaines circonstances
m’ont prouvé que vous étiez plus généralement
calomniée que je ne l’avais pensé. C’est le désir
naturel et légitime de vous défendre par ma
présence qui m’a ramené près de vous.

Les yeux faux mentaient autant que la bouche
hypocrite ; Valentine se leva et fit un pas vers la
fenêtre ; elle étouffait.

– Ce que vous dites n’est pas vrai, fit-elle en
se retournant vers son mari ; personne ne vous a
dit du mal de moi ; je suis universellement aimée
et estimée, vous le savez. Ceux-là même qui
auraient eu quelque disposition à me blâmer se
sont tus devant mon malheur, devant la position


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intolérable que vous m’aviez faite par votre
abandon. Vous m’avez vue en quelque endroit,
vous vous êtes dit qu’il y avait là une situation à
exploiter, et vous venez me raconter une fable
mal imaginée. Finissons-en. Vous voulez une part
de ma fortune ? Parlons de cela, et nous pourrons
nous entendre.

Moissy s’était levé à son tour ; très pâle, avec
deux taches rouges sur les pommelles, il regarda
sa femme, les yeux pleins de rage.

– Ne me bravez pas, dit-il en serrant les dents ;
je puis vous faire telle blessure que vous ne seriez
pas en état de me rendre... Il y a ici quelqu’un que
je puis tuer.

Il indiquait du doigt le chapeau de paille de
René, oublié sur un canapé ; Valentine ne se
laissa pas troubler, quoique son cœur lui semblât
se briser.

– Vous pouvez le tuer, répondit-elle, mais
alors tout espoir de rétablir vos affaires est perdu
pour vous.

– C’est précisément pour cela que je crois plus




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sage de traiter notre situation à l’amiable, reprit-il
en se rasseyant.

– Voulez-vous une pension ? dit Valentine en
reprenant un siège.

– Non, je veux vivre avec vous ; je suis las de
la vie du monde, je veux un foyer.

– Jamais vous n’obtiendrez cela de moi.

– La loi saura vous y forcer, fit Moissy avec
douceur.

– J’obtiendrai une séparation de corps et de
biens.

– Et je tuerai votre amant quand il va rentrer
tout à l’heure ; l’état de flagrant délit ne fera pas
de doute, vous vivez ouvertement ici avec lui
depuis trois mois.

Valentine regarda autour d’elle. Si un revolver
s’était trouvé sous sa main, dans l’exaspération
de son impuissance, elle eût peut-être commis un
crime ; mais elle ne possédait aucune arme.

– Je suis armé, dit froidement Moissy, qui
avait suivi son regard.




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Elle baissa la tête et resta immobile, écrasée
sous son malheur.

– Je vous hais, dit-elle en levant un regard
assuré sur son mari.

Il ne répondit pas.

– Votre vie sera un enfer, et je vous tuerai si je
le puis, continua-t-elle.

– Vous faites bien de m’avertir, dit-il
ironiquement ; mes dispositions seront prises
pour qu’en cas de mort subite, on s’adresse
directement à vous.

– Mais, monsieur, quel plaisir trouvez-vous à
me torturer ainsi ? s’écria la malheureuse femme.

– Je n’y trouve aucun plaisir, et je ne désire
pas vous torturer ; je veux vous faire rentrer dans
la légalité. Vous me croyez accessible seulement
à l’argent ? Détrompez-vous ; je veux jouir d’une
vie aisée et facile, c’est certain, mais il me déplaît
également que la femme qui porte mon nom ait
un amant et vive avec lui, si secrètement que cela
puisse être. Je veux éviter le scandale.

– Votre nom ! fit Valentine avec mépris, vous


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l’avez promené dans de singuliers endroits...

– Raison de plus pour que je tienne à lui
maintenir quelque considération. Sur ce point,
Valentine, je serai intraitable. Vous quitterez
votre amant, ou je le tuerai. Choisissez.

– Ou il vous tuera, fit-elle, frémissante.

– Oui, cela peut arriver ; je doute cependant, si
nous en venions à un duel, qu’il se montrât de ma
force, soit à l’épée, soit au pistolet. Mais cela ne
vous avancerait guère, car je ne vois pas, après
qu’il aurait fait ce beau coup, comment vous vous
y prendriez, soit pour l’épouser, soit pour
continuer de vivre avec lui ; c’est un esprit
délicat, m’a-t-on dit, tendre et d’une extrême
susceptibilité de conscience... Voyons, Valentine,
soyez raisonnable. Vous savez bien qu’il ne vous
aimera pas toujours, qu’un moment viendra, s’il
n’est déjà venu, où il se lassera d’un bonheur
illégitime ; avancez un peu le cours du temps,
supposez que ce jour soit venu, et rompez une
liaison qui ne peut vous apporter que des
chagrins. Je reviens près de vous. Je prends tous
les torts sur moi, cela vous fait une situation



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magnifique vis-à-vis du monde. Vous passerez
pour une victime du devoir, – n’y a-t-il pas là de
quoi vous tenter ?

– Taisez-vous ! fit Valentine, vous me feriez
commettre quelque crime.

Il garda le silence ; elle resta immobile,
détournant son visage et regardant au fond de son
âme.

Il avait raison, cet être dégradé ; René se
lasserait un jour de cette passion troublée par
mille craintes ; elle l’avait prévu cent fois : la
destinée impitoyable poussait l’aiguille sur le
cadran bien avant l’heure ; mais tôt ou tard,
l’heure viendrait...

– Eh bien, acceptez-vous ? dit Moissy, qui
l’observait.

– Laissez-moi quelques jours pour réfléchir,
fit-elle d’un ton suppliant.

– Non pas, dit-il avec autorité. Ma dignité ne
peut supporter de marchandage. Je suis venu ici,
je vous ai trouvée, vous rentrez dans la loi du
mariage, tout est pour le mieux ; si nous perdions



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