une trahison partie 4






du temps, vous auriez l’air de m’avoir acheté.

C’était vrai ; Valentine baissa la tête, humiliée
et vaincue.

– Je ne veux pas, je ne veux pas ! s’écria-t-elle
en se tordant les mains.

– Il n’y a pourtant pas à sortir de là, répondit-il
tranquillement.

Madame Moissy n’était pas une femme
vulgaire ; après ce premier accablement, elle
reprit son sang-froid.

– Jouons cartes sur table, dit-elle. Je vois ce
que vous exigez de moi ; que me proposez-vous
en échange ?

Son mari la regarda avec une certaine
considération ; elle était décidément plus forte
qu’il ne l’avait pensé, mais il ne détestait pas
cela. Comme il l’avait dit, la question d’argent
n’était pas pour lui seule en jeu, son amour-
propre était piqué plus que sa dignité ; il se
prépara à traiter sur des bases sérieuses.

– Je vous propose, dit-il, de réintégrer le
domicile conjugal...


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– C’est moi qui réintègre ? interrompit-elle
avec dédain. Soit, nous ne nous querellerons pas
pour des mots, nous avons mieux à faire.

Il reprit, comme si elle n’avait pas parlé :

– Je vous propose de réintégrer le domicile
conjugal, et de reprendre dans le monde à mes
côtés la situation nette et franche d’une femme
qui vit avec son mari ; ma présence vous
défendra des propos...

– Ne craignez-vous pas, monsieur, que cette
situation n’attire sur vous de fâcheuses
interprétations ?

– Je suis prêt à en supporter les conséquences,
dit-il avec hauteur, et vous le savez.

Elle garda le silence. En effet, cet homme
bizarre était friand de la lame, et peu lui importait
de jouer sa vie.

– D’ailleurs, reprit Moissy, je ne vous offre
pas de rentrer tout de suite à Paris, à mon bras ;
ce serait, dans la situation où nous sommes,
parfaitement ridicule et inadmissible. Nous
passerons cet hiver ensemble en Italie, si vous le



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voulez bien, ou ailleurs, si cela vous convient
mieux, et nous ne reviendrons dans le monde
qu’au printemps prochain, à l’époque où l’on s’en
va, de façon à laisser passer une autre saison sur
notre réconciliation. Dans un an, personne n’y
songera plus.

Valentine se leva et descendit dans le jardin
par la porte vitrée, ouverte à deux battants ; elle
avait besoin d’être seule, de s’entendre réfléchir,
de comprendre le changement qui allait se faire
dans sa vie, car un changement était proche et
inévitable. Son mari, qui s’était levé doucement
derrière elle, la suivait des yeux avec curiosité.
Au bout de quelques instants, elle rentra dans le
salon.

– Je ne puis me décider, répondit-elle. Tout
ceci me semble absurde et odieux. Voulez-vous
me donner le temps de la réflexion ?

– Impossible, et je le regrette, croyez-le bien,
fit Moissy en s’inclinant.

Elle le regarda d’un air de défi désespéré.

– Je refuse, dit-elle.




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– Alors, dit-il froidement, dans une heure je
fais constater le flagrant délit, et demain j’aurai
l’honneur d’envoyer mes témoins à M. d’Arjac.
Je présume qu’il n’est pas nécessaire que j’aie
avec lui une altercation préalable ?

Valentine frémit. Son René à la merci de cet
homme ! Et quoi qu’il advînt du duel, ils seraient
séparés pour toujours ! Tout plutôt que cela !

– Soit, monsieur, fit-elle d’une voix brève,
vous me tenez, je ne puis rien contre vous ; voici
mes conditions, vous allez partir à l’instant : je
rentre à Paris ou ailleurs, je fais en un mot ce qui
me plaît. Dans six mois, j’irai vous rejoindre à
Florence, et le reste de votre programme
s’exécutera comme vous l’avez dit.

– Trois mois me paraissent suffisants, fit
Moissy avec douceur.

– Six mois, ou je refuse tout, et vous ferez
ensuite comme vous voudrez. N’oubliez pas,
monsieur, que je puis Vous échapper...

– Comment ? demanda Moissy avec sa
politesse ironique.




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Elle haussa les épaules, et de sa main étendue
montra le lac qui frissonnait au soleil.

– La mort, dit-elle d’un ton calme.

Moissy s’inclina.

– Je cède, dit-il, toujours imperturbable ; ce
dernier argument me décide. Six mois, c’est
entendu. Quelle garantie me donnez-vous ?

– Une garantie ? fit Valentine avec dédain.

– Oui, car enfin, si... le moyen... un peu
violent auquel vous avez fait allusion tout à
l’heure vous paraissait préférable, après tout...

– Vous savez bien, dit la jeune femme en le
regardant fixement, qu’aussi longtemps que je ne
serai pas près de vous, je n’éprouverai pas le
désir d’y avoir recours.

– Oui, sans doute, mais ensuite ?

– Ensuite, je ne promets rien ; mais sachez une
chose : si une seule fois vous essayez de me
toucher la main, si vous tentez de franchir le seuil
de ma chambre, si par une parole ou une action
quelconque vous me faites m’apercevoir que
vous vous croyez sur moi d’autres droits que


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celui de m’obliger à vivre sous votre toit, vous
m’entendez bien, monsieur ? je vous tuerai ou je
me tuerai, et plus probablement les deux. Vous
avez compris ?

Il s’inclina silencieusement. Il ne croyait pas
beaucoup aux serments de femme. Et puis tout
cela était si loin !

– C’est convenu, dit-il avec grâce. Je cesse de
vous importuner de ma présence, seulement...

– Vous voulez de l’argent ? fit Valentine en
prenant ses clefs sur la table.

Il secoua négativement la tête. Non qu’il n’eût
grand besoin d’argent, mais il tenait à garder un
rôle supérieur.

– Seulement, je vous écrirai, voilà tout ce que
je voulais vous dire. Admirez ma confiance,
madame : vous pouvez partir ce soir pour un
endroit inconnu ; je suis ici, je vous ai dans ma
main, et j’ouvre cette main... Vous me tiendrez
compte un jour de ma générosité, je l’espère ?

– Non, monsieur, répondit-elle froidement.

– C’est de l’ingratitude, fit-il en la saluant ;


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madame...

Elle s’inclina, il resta découvert jusqu’à ce
qu’il eût gagné la grille du jardin ; là, avant de
remonter dans la voiture qui l’avait amené, il se
retourna pour la voir encore. Debout sur le
perron, elle le suivait du regard...

– Tu as beau faire, pensa-t-il, je te tiens. Tu ne
voudras jamais faire de tort à ton beau René !


































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IV



Après le départ de Moissy, Valentine monta à
sa chambre et changea de toilette de la tête aux
pieds ; les vêtements  qu’elle portait lui
paraissaient souillés par l’air seul qu’avait respiré
cet homme. Elle lava longuement ses mains et
son visage, pour se purifier, puis, sans vouloir
toucher au déjeuner qui l’attendait, elle alla
s’asseoir au bout du jardin, près du petit
embarcadère, afin de guetter de plus loin sur le
lac la barque qui ramènerait René.

Les heures s’écoulaient interminables ; elle se
demandait ce qui pouvait bien retenir le cher
absent, et se sentait dévorée d’inquiétude ; puis
l’instant d’après, se rappelant qu’elle avait voulu
elle-même retarder son retour le plus longtemps
possible, elle maudissait son excès de
prévoyance. Entre deux, des réflexions se
formulaient dans sa tête où semblait




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incessamment tourner la grande roue d’un
moulin, ruisselante de paillettes. Elle avait le
vertige ; les yeux fermés, elle tourbillonnait dans
un groupe de scintillements qui l’éblouissaient, et
au-dessus de tout le nom de René était la seule
chose réelle, vivante, à laquelle elle pût se retenir.

Le jour baissait ; le soleil, déjà caché à ses
yeux par le Jura, jetait une dernière traînée sur
l’autre rive, des barques aux voiles triangulaires
passaient blanches et gaies dans ce dernier rayon,
et elle les suivait de l’œil avec une attention
singulière, comme si ces barques eussent été sa
propre destinée...

– Mais je deviens folle ! se dit-elle, effrayée,
en se prenant la tête dans les mains.

Elle se recueillit un instant, puis rouvrit les
yeux, et regarda devant elle : le canot de René
arrivait,   lointain   encore,   mais   déjà
reconnaissable.

Elle poussa un soupir de soulagement, se leva,
s’étira, et s’aperçut qu’au milieu du chaos de ses
idées, sans s’en apercevoir, elle avait réfléchi.




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– Qu’il ne sache rien ! pensa-t-elle ; pourquoi
empoisonner les jours heureux qui nous restent à
vivre ? Il sera toujours temps de se désespérer, et
puis d’ici là, quelque chose peut arriver.

Le dernier espoir de ceux qui se sentent
sombrer, c’est qu’il arrivera quelque chose. Il est
rare qu’il arrive quelque chose !

René approchait ; dans l’ombre déjà grise des
coteaux, la petite barque paraissait noire. Il leva
son chapeau au-dessus de sa tête et salua
Valentine.

– Cher aimé, murmura-t-elle en pressant ses
mains sur son cœur, cher aimé, sois heureux
jusqu’à la dernière minute ; toutes les peines pour
moi ; pour toi rien que des joies... jusqu’au jour
de la catastrophe...

Le canot abordait. Le jeune homme sauta à
terre, et laissant le jardinier se débrouiller dans
les paquets, il serra longuement Valentine sur son
cœur.

– Tu es pâle ! lui dit-il en la regardant
anxieusement. Comment as-tu passé la journée ?




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– Très bien.

– Il ne t’est rien arrivé ?

– Rien.

Il l’embrassa encore une fois et l’entraîna vers
la maison La lampe était allumée dans la salle à
manger ; le repas du soir les attendait. Ils
s’assirent. Valentine servit son ami et lui fit
raconter les petits événements de son voyage ;
elle semblait l’écouter avec attention ; en réalité,
elle n’entendait que le son de sa voix aimée, et se
demandait comment elle ferait lorsqu’elle ne
devrait plus l’entendre.

– Tu ne manges pas ? lui dit-il, inquiet
soudain. Tu as la fièvre ?

– Je suis restée trop longtemps assise au bord
de l’eau, répondit-elle.

Ils avaient fini de dîner, ils remontèrent dans
le petit salon où ils causaient si bien le soir. René
alluma dans la cheminée une flambée de
brindilles et s’assit en face, sur le canapé, tout
contre Valentine, pour la réchauffer.

– Le premier feu de l’année, dit-il en souriant ;


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encore une année que nous commençons, une
autre année de bonheur... C’est au premier feu de
l’hiver que nous avons noué ce fil d’or qui ne se
brisera qu’à la mort, comme dit la chanson
bretonne... Qu’as-tu, chère ? tu trembles...

Ne pouvant plus se contenir, Valentine laissa
aller sa tête sur le dossier du canapé. Effrayé,
René l’entoura de ses bras ; elle cacha ses yeux
brûlants sur la poitrine du jeune homme.

– Je veux m’en aller d’ici, lui dit-elle ; j’ai été
triste tout le jour ; il me semble que l’hiver est
déjà venu, – allons-nous-en, René !

– Demain, ma chérie, répondit-il avec
empressement. Mais dis-moi la vérité, Valentine,
il est arrivé quelque chose ! Je ne te reconnais
pas...

– J’ai eu peur pour toi, répondit-elle en le
regardant, avec des yeux débordant de larmes.
J’ai eu peur de te perdre, j’ai trop souffert... Ah !
cher aimé, si tu savais ce que tu es pour moi !

Ils restèrent muets un instant, lui savourant
toutes les ivresses paisibles, elle déchirée de




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pensées douloureuses. C’était la première fois
depuis trois ans que leurs cœurs ne battaient pas à
l’unisson : cette pensée qui vint tout à coup à
Valentine lui enfonça un aiguillon de plus dans
l’âme.

– Tu m’aimeras toujours ? dit-elle en prenant
dans ses deux mains la tête de René.

– Toujours ! répondit-il avec l’assurance du
bonheur.

– Quoi qu’il arrive ?

– Quoi qu’il arrive !

– Et tu ne me feras jamais de reproches ?

– À toi ? te faire des reproches ? Pourquoi
mon Dieu ?

– Si je te faisais du chagrin ?

Une émotion rapide passa sur le visage du
jeune homme, qui se rasséréna aussitôt.

– Si tu me faisais un jour du chagrin, dit-il, ce
ne serait pas de ta faute, chère âme ! Et si jamais
ce jour doit venir, en mémoire du bonheur que tu
m’as donné, en reconnaissance de ce que ton



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amour a fait de moi, je te remercierais et je te
bénirais encore.

– Merci, dit-elle en souriant faiblement.

Elle resta immobile encore un instant, puis se
levant tout à coup :

– Faisons nos malles, dit-elle.

En un tour de main les objets éparpillés se
trouvèrent réunis en tas ; Valentine d’un geste
fiévreux renversa par terre le contenu des
armoires et l’empila dans les coffres. Une heure
après, tout était prêt pour le départ.

– Où allons-nous ? demanda René en riant,
quand tout fut fini.

Le feu mourait dans l’âtre ; par la fenêtre, dont
on avait oublié de fermer les volets, la lune
envoyait sur le parquet un large faisceau
lumineux ; c’était déjà l’hiver, en effet ; du moins
c’en était l’illusion. Valentine frissonna.

– Où tu voudras, bien loin ! dit-elle en se
blottissant dans les bras de son ami.







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V



Les vendangeurs et les vendangeuses, pliant
sous le poids des derniers paniers de raisin,
montaient péniblement le petit coteau, pour
apporter leur récolte au pressoir ; un grand va-et-
vient s’était établi entre la maison blanche, assise
dans un pli de terrain, comme dans une chaise
longue, avec son parterre et son jet d’eau, – et la
vigne opulente, où les premières gelées avaient
déjà laissé sur les feuilles leur morsure d’un
rouge vif. La fumée montait des cheminées dans
l’air pur de sept heures ; le ciel très clair
promettait une nuit magnifique et froide.

– Voilà nos chasseurs ! dit madame de Broye.

Les jeunes filles et les jeunes femmes éparses
dans le parterre se rassemblèrent instinctivement
sur la terrasse, d’où l’on apercevait les hommes
qui rentraient au logis.

Ils étaient cinq, tous chargés d’un lourd



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carnier, et marchaient allègrement. En tête venait
M. de Broye, toujours le premier, malgré ses
cinquante-huit ans. Sur ses talons, ses chiens bien
dressés arrivaient le nez en quête, la queue
joyeusement agitée : M. de Broye et ses chiens
formaient un groupe légendaire dont le premier
gamin venu croquait la silhouette sur un mur
blanc, avec un morceau de charbon. Semblable
au roi Louis-Philippe jadis, l’excellent homme ne
pouvait sortir de chez lui sans se trouver nez à
nez avec sa propre caricature : même, une fois,
une main irrévérente l’avait tracée – à la craie,
cette fois, – sur la porte de l’écurie !

– Le beau miracle ! dit de Broye à sa femme
indignée, la cour est toujours ouverte, et notre
maison est sur le chemin de l’école ! Comment
veux-tu que ces petits y résistent ?

Après les chiens, sur la pente escarpée du
coteau, grimpait Jacques Bérard, dont la voix eût
facilement remplacé un cor de chasse, si le pays
s’était prêté à la chasse à courre.

Grand et gros, bien découplé malgré cela, la
barbe et les cheveux très noirs, rebelles à toute



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frisure, ce qui faisait le désespoir de leur
propriétaire, – Jacques Bérard aimait la chasse,
aimait la table, aimait les jolies tilles, disait-on
plus bas, – et avait l’intention de se marier
prochainement ;  depuis  qu’il  engraissait,
continuaient les méchantes langues, il n’aimait
plus tant à courir, et il serait bien aise d’avoir une
aimable jeune femme pour soigner les
rhumatismes qui lui étaient infailliblement dus
par la Providence.

Un peu plus loin, venait un trio de chasseurs
éreintés dont faisait partie René d’Arjac. Ceux-là
n’étaient point coutumiers de ces longues traites
dans les vignes ; les échalas leur meurtrissaient
les jambes, leur carnier était lourd, – leurs
chaussures trop soignées ne les défendaient pas
suffisamment contre les cailloux.

– Oh ! ces Parisiens ! fit de Broye d’un ton
railleur, lorsque, après avoir atteint la terrasse et
déposé courtoisement son carnier aux pieds de sa
femme, il se retourna pour contempler ses hôtes.
Il n’y a que vous, Bérard.

– Et vous, de Broye ! répliqua Jacques sans



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ménager l’éclat de sa voix sonore.

– Oh ! fit mademoiselle de Broye d’un petit
ton effarouché, en couvrant de ses deux mains ses
mignonnes oreilles.

– Pardon, mademoiselle, je vous ai marché sur
le pied ? dit innocemment le bon gros garçon,
devenu tout rouge.

– Non, monsieur, mais vous avez parlé !
répondit malicieusement la jeune fille. Bérard,
inquiet et penaud, regardait alternativement de
Broye et sa fille.

– Ne faites pas attention, mon cher, c’est une
aimable plaisanterie. Voyons, Régine, si tu as le
tympan si délicat, mets du coton dans tes
oreilles ; il faut pourtant bien que ce garçon
parle !

– Je n’en vois pas la nécessité, murmura
Régine en se retournant vers les autres dames.
Cette aménité fut perdue pour Bérard ; les
Parisiens venaient d’atteindre la terrasse à leur
tour, et les résultats de la journée proclamés par
cinq bouches à la fois, au milieu des




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exclamations générales, avaient noyé toute
espèce de conversation.

– Il marche mal, mais il tire bien, dit
languissamment un des Parisiens, en indiquant le
carnier de René.

– Ce n’est pas comme toi ! riposta celui-ci à
son ami Lorrey.

– Moi, je sais bien ! je tire mal et je ne marche
pas du tout. Et il y a des gens qui chassent pour
leur plaisir ! Ont-ils de la chance ! Vendez-moi le
secret, Dubreuil !

Le troisième Parisien sourit d’un air futé et mit
un doigt sur ses lèvres. Celui-ci était un mystère
pour les autres. Il était toujours fatigué, ne tirait
que de loin en loin et rapportait son carnier plein.

– Vendre, fit mademoiselle de Broye à une
amie, je ne dis pas, mais donner, jamais de la
vie !

– Est-il intéressé ? demanda une autre amie,
qui écoutait d’une oreille.

– Intéressé, peut-être, je ne sais pas ; mais il
connaît le prix des choses : il ne fait pas un salut


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qui ne doive lui rapporter gros.

Dubreuil avait peut-être entendu, car il glissa
du côté des causeuses un regard malin ; mais tout
en se rapprochant d’elles, sans affectation, il ne
témoigna aucune humeur.

Sa fortune, son excellent estomac et ses
habitudes régulières l’avaient mis au-dessus des
taquineries, même de celles qui peuvent émaner
d’une demoiselle à marier.

– Combien cela fait-il de pièces depuis que
vous êtes ici, d’Arjac ? demanda M. de Broye.

– Quarante-sept, répondit modestement celui-
ci.

– Pour cinq jours, ce n’est pas trop mal. Moi,
cent douze.

– Moi, cinq, fit Lorrey, une par jour, et encore,
il y en a trois du premier jour et deux
aujourd’hui.

– Eh bien, cela vaut mieux que rien, fit de
Broye avec sa belle humeur.

– Moi, dit Dubreuil à son ami, si j’étais toi, j’y
renoncerais !


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– Renoncer ! jamais de la vie ! Mais,
malheureux, continua-t-il à voix basse, si j’y
renonçais, il faudrait rester ici avec ces dames,
avec ces demoiselles surtout... Moi seul
d’homme...

– Je comprends ! répondit Dubreuil, tu aimes
encore mieux les courbatures. Tu as peut-être
raison ; et puis au moins, une courbature, on sait
ce que c’est ; une demoiselle à marier, on ne sait
jamais que lorsqu’il est trop tard.

– Ma chère, dit M. de Broye à sa femme, vous
devriez expédier une bourriche à madame
Moissy.

– Elle est donc arrivée ?

– J’ai vu les fenêtres ouvertes tantôt, en
passant, d’un peu loin.

– Vous avez été jusque-là ! s’écria Régine.
Quel courage !

– Je suis bien aise qu’elle soit revenue, dit
madame de Broye ; c’est la plus aimable et la
moins gênante des voisines.

– Il faut l’inviter à dîner pour dimanche,


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maman ! dit Régine.

– Volontiers !

On rentra pêle-mêle dans la maison, et bientôt
tout le monde se trouva réuni autour de l’énorme
table qui supportait un pesant surtout d’orfèvrerie
sans que le service en fût encombré. La maison
de Broye, moitié maison, moitié château, était
une belle demeure patrimoniale où tout était
vieux, solide et honnête, depuis les meubles
jusqu’au cœur de ses propriétaires.

Elle ne comptait de jeune dans ses
appartenances que mademoiselle Régine, et celle-
ci n’était pas tout à fait semblable au demeurant
de la maison.

Régine avait vingt-deux ans et s’était déjà
donné le plaisir de refuser une dizaine de
propositions de mariage. Passant l’hiver à Paris,
l’été aux bords de la mer, l’automne dans leur
maison de Bourgogne, M. et madame de Broye
avaient vu défiler devant eux d’innombrables
soupirants, dont les plus solides avaient seuls été
admis à se présenter. Encore avaient-ils été
refusés.


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Régine voulait se marier à son goût. Elle avait
fait un jour cette déclaration catégorique à ses
parents, qui n’avaient rien trouvé à répondre.
Quoi de plus naturel ?

– Encore faudrait-il, ma chère enfant, avait
cependant fait observer M. de Broye, que ton
goût fût un peu le nôtre !

– Oh ! mon père, vous êtes trop du monde
pour ne pas approuver mon choix.

M. de Broye avait secoué la tête d’un air de
doute. Le vieux gentilhomme était du meilleur
monde, mais il ne prisait pas le monde par-dessus
tout : il ne mettait pas sur le même rang l’honneur
personnel, la considération, les services rendus,
enfin ce qui fait la valeur d’un homme, – et ses
succès mondains. Il eût voulu sa fille plus
soucieuse des qualités morales, et à mesure que
les années passaient sur elle, nouvelles années de
printemps, mais qui s’avançaient déjà vers l’été,
il s’inquiétait davantage de cette prédilection
pour les mérites purement extérieurs. Sous ce
rapport, Régine ne ressemblait ni à son père ni à
sa mère, qui savaient mieux discerner la véritable



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valeur d’un individu.

Elle avait l’esprit caustique, et devinait un
prétendant, peut-être avant qu’il se fût rendu
compte à lui-même de son désir de se mettre sur
les rangs. Elle eût pu dire à Jacques Bérard :
Monsieur, vous êtes définitivement amoureux de
moi depuis le 27 septembre de la présente année ;
nous voici au 15 octobre ; donc il y a dix-huit
jours que vous vous dites le soir en rentrant dans
votre chambre : Je l’épouserais bien, mais elle ne
voudra pas de moi !

Un seul, parmi tous ceux qu’elle avait vus,
répondait en partie à l’idéal de mademoiselle de
Broye. Le mot idéal est un peu exagéré, car elle
n’avait d’idéal en aucune chose, mais le mari
qu’elle choisissait était assez bien représenté par
René d’Arjac.

Il avait les cheveux et la barbe châtains, les
yeux gris brun, rien de trop accusé dans le visage
ni dans ce qu’on pouvait supposer de son
caractère ; une belle prestance, d’excellentes
manières, une fortune très convenable, des
relations de premier ordre, avec cela doux et



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modeste, aimable garçon, obligeant et bon
cotillonneur... Que pouvait-on désirer de plus ?

Aussi Régine observait-elle le jeune homme
avec la satisfaction croissante d’une demoiselle
qui se dit : Je crois que j’ai mis la main sur mon
mari !

Voudrait-il ? Eh ! sans doute ! Mademoiselle
de Broye, sans s’estimer au-dessus de sa valeur,
se disait qu’avec ses jolis yeux, sa taille de fée,
son sourire un peu trop fin, mais très spirituel, et
la superbe fortune dont elle serait l’unique
héritière, il n’était point de jeune homme qui pût
lui résister, si elle s’en mêlait.

Mais c’était une personne avisée. Elle ne
voulait point être offerte, elle voulait être
demandée.

Aussi, en guerrière expérimentée, se gardait-
elle de tourner autour de René. Elle jouait du
timide Lorrey comme d’un piano, entretenait une
petite guérilla avec Dubreuil, auquel il ne fallait
pas trop toucher, car il était prompt à la riposte
comme un pistolet usé, – et n’avait aucune, oh !
mais aucune connaissance de l’existence de


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René, sauf pour remplir ses devoirs envers un
hôte bien accueilli de ses parents.

Quant à René, il venait tous les ans chasser
pendant une quinzaine chez M. de Broye, dont il
aimait la grande allure, l’esprit ouvert à tout.
Valentine possédait à une lieue de là une
maisonnette sans valeur qu’elle habitait à la
même époque. Il lui rendait officiellement visite
deux ou trois fois par semaine, et après cette
demi-séparation ils se trouvaient à Paris plus
épris l’un de l’autre que jamais.

Madame Moissy vint dès le lendemain rendre
visite à la châtelaine de Broye, et accepta son
invitation pour le dimanche suivant. Régine la
combla de prévenances, et saccagea son parterre
pour offrir à sa voisine les dernières roses de la
saison, encore fières sur leurs rosiers à haute tige.
La jeune fille se sentait un goût prononcé pour
cette femme digne et bienveillante, dont le calme
abord tenait à distance la familiarité, pendant que
sa bonté commandait l’affection. Régine était
dominée par madame Moissy dont elle admirait
tout, depuis la toilette jusqu’à la manière de



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parler. Son rêve eût été de se calquer sur elle et
de devenir une autre Valentine.

Le jour suivant, René fit sa visite à la
maisonnette de son amie. Ils étaient séparés
depuis une semaine, et jamais le temps ne leur
avait semblé plus long. Depuis leur retour
précipité à Paris, le jeune homme sentait dans
tout l’être de Valentine une tension douloureuse
et continue, une sorte de vibration, dont il ne
pouvait discerner la cause. Elle n’était pas moins
tendre, mais ses manières avaient perdu la calme
régularité d’autrefois. Tantôt il la trouvait froide
et indifférente, tantôt inquiète et émue, comme à
la veille d’une séparation.

Cette nouvelle phase de leur tendresse
effrayait instinctivement René. Sa nature paisible
avait pu supporter la grande secousse de la
passion entrée dans son âme comme la mer qui
rompt une digue, mais il n’était pas fait pour la
lutte. Aussi, quand il pénétra dans le petit salon
de Valentine, fut-il consterné de la voir lui
sourire et lui tendre la main comme s’ils avaient
eu vingt témoins. Le jeune homme arrivait les



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bras ouverts, ils étaient seuls ; pourquoi ne se
jetait-elle pas dans ces bras qui l’attendaient ?

Il s’assit en face d’elle sur un fauteuil. Un feu
de sarments brûlait dans l’âtre ; involontairement
ils songèrent au lieu de leur dernier séjour, et
leurs yeux se rencontrèrent.

– Ah ! je te retrouve ! s’écria René en se
précipitant sur les mains de Valentine, dont il
couvrit son visage bouleversé. Tu m’as fait peur !
Je me figure parfois que tu ne m’aimes plus !
Après huit jours d’absence, c’était trop dur !

Ils se mirent à causer comme jadis ; René
faisait des projets pour l’hiver ; elle l’écoutait
d’un air heureux, et pensait en elle-même que
rien de tout cela ne se réaliserait. Au bout d’une
heure, elle lui montra la pendule.

– Vous me renvoyez ? dit-il tristement.

– Nous nous reverrons demain, fit-elle en
souriant

– À dîner, là-bas ! Si vous appelez cela vous
voir !...

– Vaudrait-il mieux dîner séparés ? demanda-


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t-elle avec sa grâce tendre.

Il la serra dans ses bras.

– Enfin, dans dix jours je rentrerai à Paris.
Vous ne resterez pas longtemps ici, j’espère ?

Elle fit un signe négatif.

– Et je viendrai lundi vous emprunter des
livres pour mademoiselle de Broye, et vous ne
me renverrez pas ainsi, car je resterai malgré
vous ! tant pis ! oui, je resterai !

Elle souriait toujours ; il souriait aussi, mais
malgré eux leurs lèvres tremblaient.

– Va-t’en, fit-elle tout bas.

Il l’embrassa une dernière fois et partit. Quand
elle fut seule, elle se regarda dans la glace.

– Comme je suis pâle ! se dit-elle. Il ne s’en
est pas aperçu, mais il s’en apercevra... Et voilà
que je sais mentir ! Mon Dieu ! comme on roule
dans l’abîme ! Qui m’eût prédit il y a six
semaines que je lui dirais une chose pendant que
j’en pense une autre, que mon cœur serait pour
lui un livre fermé où il ne devrait jamais lire !...
Et ce sera toujours comme cela maintenant,


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jusqu’à la fin ! Et je l’adore ! Cher absent, tu t’en
retournes mécontent de moi ; je suis seule ici, et
je pleure, et tout cela parce que je t’aime plus que
moi-même ! Oh ! la vie est cruelle, cruelle !

Elle cacha de ses deux mains son visage
encore pâli et pleura longuement.

Depuis qu’ils étaient séparés, elle ne faisait
plus guère autre chose. Elle avait accepté le
renoncement comme un devoir, mais elle ne
pouvait y résigner son âme.

Malgré elle, brisant le joug de sa volonté
soumise, son cœur s’en allait toujours et tout
entier vers celui qui lui appartenait encore, mais
pour si peu de temps !





















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VI



Le dîner du dimanche était une sorte de
solennité à la maison de Broye.

C’est une chose bizarre que l’on puisse à la
fois être très Parisien et rester provincial, et
cependant le fait n’est pas rare. Madame de
Broye, qui avait été fort belle, se montrait dans
son hôtel du quartier Beaujon la maîtresse de
maison la plus exigeante et la plus sévère pour le
service. En Bourgogne, tout changeait. Les
anciens serviteurs de la vieille maison n’auraient
pu se plier à la nouvelle discipline ; si M. de
Broye avait ordonné à son vieux sommelier de lui
présenter en culotte et en bas de soie les vins
vénérables de sa cave, celui-ci fût probablement
allé se pendre sous les hautes voûtes où il passait
la majeure partie de son existence.

On servait donc en petite livrée, et parfois
même, ô scandale ! quand les convives étaient



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