une trahison partie2
en avait deux sur un plateau.
Valentine
fronça légèrement le sourcil en
regardant une enveloppe longue et de forme
étrangère, timbrée de Bâle ; puis elle
décacheta
rapidement l’autre missive, petit billet
d’amie en
villégiature, qui se souvient tout à coup
de vous,
entre deux parties de plaisir. René
parcourait le
journal du soir.
– Montons-nous ? dit-il en repliant la
grande
feuille.
– Oui, répondit la jeune femme. Elle prit
l’autre lettre, la glissa dans sa poche,
et gravit les
marches de l’escalier.
Arrivée au premier, elle ouvrit une porte
; une
bougie brûlait sur la table de marbre du
grand
cabinet de toilette, où ses vêtements de nuit
l’attendaient, étalés sur une chaise. Elle
jeta un
sourire à son ami, et referma la porte
derrière
elle.
Le pas du jeune homme décrut et s’éteignit
à
l’autre extrémité du corridor ; Valentine
écoutait,
la main sur la porte, le visage contracté
; quand
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elle se fut assurée qu’il ne reviendrait
pas pour lui
parler, elle donna rapidement un tour de
clef,
s’approcha de la bougie, décacheta la
lettre
étrangère, qui tremblait dans ses mains,
et courut
à la signature.
C’était bien
inutile ; avant d’avoir vu
l’écriture, elle savait d’où venait cette
lettre. Elle
la reprit alors du commencement, la lut
jusqu’au
bout, y chercha encore deux ou trois
passages qui
l’avaient frappée, puis la laissa retomber
sur la
table et resta immobile, les yeux fixes,
sans rien
entendre et sans rien voir.
Le bruit de la porte de René qui se
rouvrait la
ramena à la réalité.
– En plein bonheur ! se dit-elle à voix
basse.
J’aurais mieux aimé mourir !
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|
II
Valentine fit rapidement sa toilette,
passa un
peignoir flottant, et, après avoir serré
la lettre
dans un tiroir dont elle prit la clef,
elle se rendit
dans le petit salon contigu à sa chambre,
où René
l’attendait.
– Vous avez l’air fatigué, lui dit-il en
la voyant
entrer. Pas de mauvaises nouvelles,
j’espère ?
– Non, du tout.
Elle s’assit auprès de lui, sur un canapé
étroit
où ils trouvaient place en se serrant l’un
contre
l’autre, et elle le regarda de toute son
âme. C’était
la première fois qu’elle lui mentait,
depuis le
premier jour où elle l’avait vu, et ce
mensonge lui
coûtait plus qu’un cruel sacrifice ; mais
elle
connaissait René et le savait sujet aux
découragements ; puis, si le malheur
pouvait être
détourné, pourquoi affliger son ami par
des
inquiétudes inutiles ?
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Il examinait le front pur, les yeux
limpides de
la jeune femme avec une sorte de soupçon.
– Vous avez la fièvre, lui dit-il.
Elle retira sa
main brûlante.
– J’aurai eu froid au jardin, dit-elle
précipitamment ; ce n’est rien. Vous ne
m’en
voulez pas, René, de ce que je vous ai dit
tout à
l’heure ?
– Moi, vous en vouloir de ce que vous êtes
la
meilleure et la plus noble des femmes ? de
ce que
vous avez besoin de dévouement et de
sacrifice,
comme les autres ont besoin de parures et
de
plaisirs ? Ah ! Valentine, je me demande
comment vous avez pu m’aimer, moi qui ne
suis
qu’un enfant à côté de vous ! Que
serais-je sans
vous ?
– Un être bon et charmant, un peu faible,
mais
si loyal ! dit-elle en souriant. Tel que
vous êtes,
mon René, on vous aime, voilà l’essentiel
!
Et la main sur la poche de son peignoir où
elle
avait caché la clef, elle pensait à la
lettre
enfermée dans le tiroir, la lettre qui
détruisait le
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bonheur de sa vie.
– Tous les souvenirs de notre tendresse me
reviennent ce soir avec un charme infini,
continua
le jeune homme en baisant l’un après
l’autre les
doigts délicats de Valentine ; je ne sais
pourquoi
ces chers tableaux défilent devant moi...
Vous
souvenez-vous de ce sentier creux en
Bretagne
qui descendait, descendait toujours sous
une
avalanche de ronces fleuries qui nous
arrêtaient
au passage... Il n’y avait place que pour
un, vous
marchiez devant, et à toute minute vous
vous
retourniez en souriant... C’est là que je
me suis
aperçu que je vous aimais, Valentine, et
c’est là
que je vous l’ai dit, quelques jours
après...
Elle le regarda, arrêtant à grand-peine un
flot
de larmes qui montait tout à coup à ses
yeux, et
lui sourit avec une douceur infinie.
– C’est précisément ce sourire que vous
aviez
sur les lèvres lorsque vous m’avez tendu
vos
mains divines, ce sourire mouillé, où il y
a des
larmes... Vous pleurez, ma chérie ;
qu’avez-
vous ?
– C’est la joie, dit-elle, en cachant sur
l’épaule
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de René ses yeux débordant de pleurs,
c’est la
joie d’être aimée ; et puis je ne sais ce
que j’ai ; je
crois que je suis un peu malade. Je vais
me
coucher ; les émotions ne me valent pas
grand-
chose, pas plus qu’à vous, mon ami, et
nous
avons remué ce soir des pensées très
graves...
Elle se leva et
le regarda, sa main posée sur
l’épaule du jeune homme.
– Toujours et partout, dit-elle, en se
penchant
un peu pour mieux lire dans ses yeux ;
toujours
plus que tout, plus que mon bonheur, plus
que
mon honneur, au point de vous défendre
contre
vous-même s’il le fallait.
Elle s’inclina
et lui donna un baiser.
– Ma vie ! dit-elle tout bas, et elle
disparut.
Accablé sous le poids d’une émotion que
trois
ans de bonheur n’avaient pas usée, René
regagna
sa chambre, enivré, et cependant triste au
fond de
l’âme.
Valentine se mit au lit sur-le-champ et
éteignit
sa lumière. Il lui tardait d’être seule et
de sonder
l’abîme qui venait de s’ouvrir devant
elle. Pour la
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relire, elle n’avait pas besoin d’avoir la
lettre sous
les yeux ; elle ne l’avait lue que deux
fois, mais
elle la savait par cœur.
Son mari se
souvenait d’elle ! Après
l’abandon le plus scandaleux, après huit
années
d’indifférence et d’oubli, sur un mot dit
en l’air
par un de ces oisifs qui parlent partout
de ce
qu’ils ignorent, il se souvenait qu’il
avait une
femme, que cette femme avait, elle aussi,
des
droits à la vie et au bonheur, et comme
l’honneur
de son nom exigeait qu’elle fût au-dessus
de tout
soupçon comme de tout reproche, il la
sommait
de le rejoindre et de vivre désormais
auprès de
lui !
« J’ai eu des torts, je l’avoue, écrivait
M.
Moissy, mais il
n’est jamais tard pour se
repentir ; persuadé maintenant que j’ai
méconnu
mon véritable bonheur, je viens vous
proposer
d’oublier la légèreté de ma conduite, et
de me
pardonner un égarement que je déplore.
J’attends
votre réponse avec une véritable
impatience... »
Il continuait sur ce ton ; impossible de
savoir
s’il persiflait ou s’il parlait
sérieusement ; une
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seule chose était claire : quelque part,
il ne disait
pas où, – il avait revu sa femme, elle lui
avait
semblé aimable et belle ; une fantaisie
lui avait
passé par l’esprit ; peut-être ce viveur
acharné
éprouvait-il le besoin de se refaire une
existence
paisible et bien ordonnée, – et il
réclamait ses
droits, avec l’accompagnement de quelques
banalités polies pour faire passer sa
demande.
– Non, non, et non ! criait l’âme entière
de
Valentine ! Non ! cet homme ne m’est rien
; j’ai
mis ailleurs la confiance et le bonheur de
ma vie ;
il m’a abandonnée, je me suis reprise, je
m’appartiens, je ne veux pas de lui ! je
ne veux
pas !
Elle se dit alors qu’elle ne répondrait
point à
cette lettre insolente ; forte des droits
moraux que
lui avait donnés son abandon, elle le
prendrait de
haut avec l’homme qui ne se souvenait de
son
titre d’époux que pour lui infliger une
nouvelle
torture. Pendant une heure elle s’arma de
résolution et se confirma dans la pensée
de se
défendre. Puis son courage s’effondra
devant
l’impossibilité de la résistance, et elle
se sentit
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faible.
Quatre années
s’étaient écoulées entre le
moment où Moissy avait brusquement
délaissé sa
femme, alors âgée de vingt-deux ans, et
celui où
celle-ci avait rencontré René d’Arjac.
Pendant
une année entière, elle avait vu le jeune
homme
de plus en plus souvent ; un séjour à la
campagne
chez une amie commune leur avait appris à
se
mieux connaître : quand ils eurent bien
pénétré
dans l’âme l’un de l’autre, ils
s’aimèrent.
Que de luttes encore, avant que Valentine
se
décidât à déchoir de sa pureté !
Oublierait-elle
jamais avec quelles larmes elle s’était
donnée,
avec quel désespoir profond, avec quel
sentiment
irréparable de sa chute ? Elle n’avait pas
essayé
de se justifier à ses propres yeux ; elle
avait
accepté sa déchéance comme le prix, moins
de
son bonheur que de celui de l’homme qui
l’aimait
si ardemment.
Elle avait
pensé terminer sa vie heureuse au
jour où les exigences de la société et la
fin
naturelle d’une passion, que ne
sanctionnait pas
l’éternité du mariage, mettraient René en
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demeure de se marier à son tour ; mais
alors elle
resterait seule, libre de ses actions ;
elle
n’appartiendrait plus à René, mais elle ne
serait à
personne, et elle pourrait consacrer le
reste de son
existence à veiller encore sur lui, de
loin...
Soudain, ce rêve s’écroulait ; elle
n’était pas
libre ; elle n’était qu’une esclave, et
son maître la
réclamait...
– Oh ! René ! René ! dit-elle tout bas, en
mordant le drap pour étouffer les cris
d’une
douleur aiguë qui traversait son cœur
comme des
coups de couteau.
Elle se tut soudain et resta immobile ; un
bruit
léger se fit entendre dans la pièce
voisine, dont la
porte était restée ouverte ; pieds nus,
René venait
écouter son souffle, pour s’assurer
qu’elle
dormait tranquille.
Que de fois ils
s’étaient ainsi surpris l’un
l’autre, inquiets, dans leur indicible
tendresse, du
repos et du sommeil de leur nuit !
Valentine
étouffa ses sanglots, régularisa sa
respiration, et
parut calme. René, l’oreille tendue,
écouta un
instant, puis, satisfait, la croyant
endormie,
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retourna dans sa chambre...
– Il m’envoie tout son cœur dans une
pensée
d’amour, se dit-elle, déchirée par une
souffrance
inouïe ; il songe à moi avec une
bénédiction, et
moi, malheureuse, je vais le perdre pour
toujours !...
Elle attendit quelque temps, pour s’assurer
que
René s’était endormi, puis elle se leva à
son tour,
ferma sa porte sans bruit, alluma une
bougie et se
mit à écrire à son mari.
« Je ne sais, monsieur, lui dit-elle, quel
motif
vous pousse à me rechercher après une
séparation
dont la durée m’autorisait à croire que
tous les
liens étaient rompus entre nous. Pour ma
part, je
dois vous déclarer que vous m’êtes
totalement
étranger, et que rien ne saurait modifier
sur ce
point ma manière de voir et d’agir. Je
vous prie
donc, au nom des convenances, de me
laisser la
liberté dont j’ai joui jusqu’à présent et
dont je
n’ai pas abusé. L’existence que je mène,
modeste
et sans fracas, n’attire sur moi
l’attention de
personne ; je désire n’en point changer,
et vous
prie de faire droit à ce désir. »
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Elle adressa sa lettre à l’hôtel que lui
indiquait
Moissy, et ce travail accompli, elle se
sentit plus
tranquille. Sa missive dûment cachée, afin
que
René ne pût la
voir, elle retourna à son lit et
dormit quelques heures d’un sommeil
troublé.
Quand elle s’éveilla, elle avait tout
oublié ; le
soleil jouait à travers les persiennes sur
le parquet
de sa chambre, avec la gaieté des beaux
jours
d’été. L’ivresse paisible qui la
saisissait à ce
premier moment de réveil, lorsque le nom
de
René lui venait
aux lèvres, inonda son cœur
comme d’habitude, et elle s’accouda sur
l’oreiller
avec cette attente heureuse de ceux pour
qui la
vie a tous les jours une jouissance en
réserve. La
vue de sa bougie à demi consumée la
rappela à la
réalité.
Avec un frisson
d’horreur, elle se leva et
s’habilla en hâte. Un coup d’œil dans le
jardin lui
montra René, assis sur un banc, plongé
dans la
lecture d’une revue.
Avec son large
chapeau de paille, son
vêtement d’été flottant autour de lui, il
avait un
air heureux et tranquille qui réveilla
toutes les
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angoisses au cœur de la pauvre femme.
– Il ne se doute de rien, se dit-elle.
Quel coup
je vais lui porter !
Restait un
espoir, bien faible, – celui que
Moissy se laissât toucher par sa prière.
En elle-
même, elle s’avouait que c’était
absolument
invraisemblable ; cependant un homme qui
se
noie se raccroche à une paille : elle ne
voulait pas
abandonner cette espérance avant que tout
fût
perdu.
Elle fit porter
sa lettre à la poste, et rejoignit
René dans le jardin.
Comment passent
ces jours troublés dont
aucun souvenir ne reste dans l’esprit ?
Valentine
fit de la musique, lut les journaux, se
promena sur
le lac, dans le léger canot qui
appartenait à la
villa ; elle se grisa d’audace, se
persuada que tout
cela n’était qu’un mauvais rêve, et fut
d’une
gaieté folle. À mesure que la journée
s’avançait,
elle reprenait son assurance. Il était
impossible
que son bonheur tombât ainsi tout à coup,
sans
raison. Soudain, elle se rappela une
barque pleine
de jeunes gens et de jeunes filles, qui
s’était un
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jour enfoncée dans les flots du lac, à
quelques
pieds du bord, sous ses fenêtres, à
Genève, par le
temps le plus serein, sans qu’on pût lui
porter
secours. Ils avaient tous péri, elle avait
vu
rapporter leurs cadavres sous cette même
porte
qu’ils avaient franchie un quart d’heure
auparavant...
– Il ne faut pas longtemps ! se dit-elle
avec un
nouveau serrement de cœur, en regardant
René, si
paisible, si confiant dans le destin.
Deux ou trois fois dans la soirée, elle
eut envie
de le secouer, de lui crier : « Mais ne
sois donc
pas si heureux ! Nous sommes menacés, nous
sommes en péril de mort ! »
Elle n’osa. Une sollicitude presque
maternelle
lui défendait de troubler ce cœur qu’elle
aimait.
Mais si bien qu’elle sût cacher ses
craintes, elle
ne put s’empêcher de témoigner à son ami
une
tendresse plus ardente et plus passionnée.
Ils ne
pouvaient se quitter ; comme si l’ombre
invisible
de la séparation se fût étendue sur eux,
leurs
mains se nouaient plus étroitement, leurs
regards
se cherchaient à toute minute...
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– Nous sommes devenus nerveux, dit René en
riant : décidément je finirai par croire
que l’air du
lac est trop vif, et qu’il nous rend
malades.
Elle lui
sourit... Nul ne sut jamais ce que lui
coûtait ce sourire, et ceux qu’elle lui
adressa
pendant les jours qui suivirent.
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