une trahison henry gréville partie 1




I



La lune brillait sur les cimes neigeuses avec
un incomparable éclat ; le mont Blanc, visible
malgré la distance, reluisait comme une plaque de
cristal, brisée en maint endroit. Plus près, les
montagnes étagées ondulaient comme des vagues
immenses, dont l’irritante immobilité donne de
temps en temps le besoin maladif du mouvement.

Au pied de la terrasse, les flots du Léman
mouraient avec un petit bruit irrégulier, modeste
et triste comme la plainte d’un prisonnier qui n’a
plus d’espérance.

– Quelle nuit ! dit tout bas Valentine.

René la regarda avec des yeux où rayonnait
tout ce que l’âme humaine contient d’indicible
félicité.

Elle se blottit plus près de lui, il serra plus
étroitement la main qu’il tenait dans la sienne, et
ils restèrent muets.


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Sur la route, derrière eux, les voitures revenant
de Coppet roulaient à de larges intervalles,
ramenant à Genève les couples heureux ou
ennuyés, qui promènent à travers l’Europe
mondaine le spectacle de leur passion ou de leur
lassitude. Eux, plus sages ou plus prudents,
enfermaient leur bonheur avec un soin jaloux ; la
petite villa qu’ils habitaient depuis trois mois,
cachée sous les arbres, baignée par les eaux du
lac, ne révélait rien de leurs entretiens, ni même
de leur présence.

Trois ans s’étaient écoulés depuis qu’ils
s’aimaient ; séparés de temps en temps pour
quelques semaines – quels siècles ! – lorsque le
devoir de sauvegarder les apparences les
contraignait à donner, chacun de son côté, un peu
de temps à la famille ou à l’amitié, ils se
retrouvaient ensuite avec une joie sans bornes
dans quelque maisonnette au fond des bois, au
bord de la mer, dans la montagne, n’importe où,
pourvu qu’ils fussent réunis.

L’hiver, à Paris, dans l’appartement de René,
ils avaient passé bien des heures délicieuses, amis



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au point d’oublier qu’ils étaient aussi des
amants ; puis, entre six et sept heures, ils se
retrouvaient chez Valentine, où venaient
régulièrement quelques hommes d’élite, quelques
femmes bonnes et intelligentes ; on jouissait là
d’une  heure  de  conversation  générale,
intelligente, élégante, ailée, telle qu’on n’en
entend qu’à Paris, vers la fin d’une journée où
l’art et la littérature ont eu leur part. La plus
stricte réserve, l’observation la plus sévère des
convenances ne pouvait rien trouver à reprendre
dans leur attitude vis-à-vis l’un de l’autre ; mais
si, lorsqu’elle lui tendait la main en lui disant :
Bonsoir, mon ami, le même courant de joie
traversait leurs êtres, c’était un secret qui
n’appartenait qu’à eux seuls. Ils ne bravaient
point le monde, et le monde les laissait en paix.

La douce nuit continuait sa course, emportant
les étoiles vers le bas du ciel ; un tiède frisson
passant dans le feuillage enleva quelques feuilles
séchées, qui allèrent tomber en tourbillonnant
dans le lac.

– Déjà septembre ! fit René avec un soupir ;



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bientôt nous rentrerons à Paris ; il va falloir vivre
séparés, nous reprendre l’un à l’autre.

– Nous nous verrons presque autant, dit
Valentine.

– Oui, mais nous ne vivrons plus ensemble !
La plus grande joie de notre amour n’est-elle pas
d’être plus heureux seuls ensemble que séparés,
n’importe où, n’importe avec qui ? Ah ! si nous
pouvions ne plus nous quitter jamais ?...

Valentine soupira longuement et détourna la
tête.

– Ne parlons pas de cela, dit-elle avec
tristesse, vous savez bien que c’est impossible.

René garda le silence un instant, puis il se leva
et se tint debout devant la jeune femme.

– Non, je ne le sais pas, dit-il avec un peu
d’amertume ; vous me l’avez dit cent fois, et je
n’ai pas compris pourquoi vous préférez vivre
dans des transes continuelles, lorsqu’il nous serait
si facile de renoncer au monde, et d’aller nous
fixer dans un coin de terre où l’on ne nous
retrouverait jamais. Vous avez allégué cent



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raisons ; elles sont toutes excellentes au point de
vue mondain, mais pour moi elles sont sans
valeur : j’ai craint souvent, Valentine, que vous
n’aimiez le monde plus que moi.

Elle s’était levée aussi, et, lui jetant un bras
autour du cou, d’un geste passionné, elle lui mit
sa main sur sa bouche.

– Tais-toi, dit-elle, tu me fais mal.

Ils restèrent enlacés, immobiles, le cœur serré.
Au bout d’un instant elle se dégagea.

– Écoute, lui dit-elle tout bas : tu veux savoir
pourquoi j’ai refusé de quitter Paris, de rompre
avec mes amis et ma famille, de m’enfuir avec toi
au bout du monde ; pourquoi j’ai refusé ce
bonheur absolu, sans limites ? Veux-tu le savoir ?
Mais quand tu le sauras, tu ne me reprocheras pas
d’avoir parlé, tu ne m’accuseras pas de cruauté ?

– Non, dit-il, en frémissant d’impatience.

– Eh bien, c’est parce que je t’aime bien au-
delà de ce que tu crois ; je t’aime au point de
n’avoir jamais vu que toi dans notre tendresse, et
si j’ai refusé le don de la vie entière, c’est parce



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que je te savais capable d’aller jusqu’au bout du
devoir que tu aurais accepté, quoi qu’il pût t’en
coûter.

– Je ne comprends pas..., fit René interdit.

– Si tu m’avais fait quitter tout ce qui compose
l’honneur et l’existence d’une femme élevée telle
que je l’ai été, si tu m’avais fait perdre la pitié qui
m’a accompagnée partout du jour où l’on m’a sue
abandonnée par mon mari, tu te serais ainsi créé
un devoir, n’est-ce pas ? le devoir de me
protéger, de me défendre, de me disputer à ce
mari, si la fantaisie lui venait un jour de me
réclamer, – car cela peut arriver, René, il faut
nous en souvenir... Ce devoir, je connais ton âme,
tu l’aurais accompli jusqu’au bout, c’est-à-dire
qu’une fois nos belles années de bonheur passées,
tu serais resté mon ami et mon compagnon, tu
aurais voulu vieillir à mon côté. Cette vieillesse
aurait été triste et douloureuse. Ce qui fait qu’on
trouve du charme même à vieillir, René, c’est
que, à mesure qu’on vieillit, les liens de l’amitié,
les habitudes du monde, se resserrent autour de
nous et remplacent peu à peu les joies qui s’en



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vont... Mais si tu n’avais plus cela, quelle serait ta
vie, mon cher aimé ? Que te donnerais-je en
échange de ce que tu aurais perdu ?

– Si nous étions mariés, dit-il, nous vieillirions
ensemble !

– Oui, mais au milieu du monde, entourés de
famille et d’amis... Cher René, laisse-moi te dire
aujourd’hui tout ce que j’ai dans l’âme. Nous
avons trente ans tous les deux, nous sommes
jeunes, la vie nous paraît facile ; mais dans
quelques années je commencerai à vieillir, tandis
que tu achèveras, toi, de devenir un homme ; tu
rentreras alors dans la vie réelle, tu te marieras, tu
auras des enfants...

– Me marier ! jamais ! s’écria René avec
emportement.

– Ne dis pas jamais ; tu seras heureux alors de
tout le bonheur qui concerne une vie bien
remplie ; tu me remercieras alors de t’avoir assez
aimé pour te donner ce bonheur-là...

– Un bonheur que tu ne partagerais pas ! fit-il
amèrement. Tu ne m’aimes plus, Valentine, dis la




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vérité ?

Elle le regarda longuement, serrant dans les
siennes les deux mains qu’il voulait lui refuser.

– Moi ! dit-elle. Crois-tu que j’aie pu vivre
trois ans dans cette pensée, avec cet avenir devant
les yeux, sans ressentir pour toi l’amour le plus
ardent et le plus désintéressé ? Ah ! René, je
t’aime cent fois plus que moi-même, assez pour
faire litière de mon bonheur sous tes pieds...
assez pour ne vouloir jamais être un fardeau pour
toi... Oui, un fardeau, insista-t-elle, en empêchant
le jeune homme de l’interrompre ; c’est ce que je
serais plus tard, si je n’avais pas eu soin de laisser
ouverte devant toi la porte du monde, afin que tu
puisses à toute heure y rentrer le front haut...

Il s’agenouilla devant elle sur le sable.

– Valentine, dit-il, je ne suis pas digne de toi.
Tu m’as peut-être jugé tel que je suis, sans
énergie et sans résistance, mais je te jure que mon
rêve serait de t’appartenir pour toute la vie, sans
arrière-pensée, tel que me voici maintenant
devant toi.




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Elle le serra passionnément dans ses bras.

– Je le sais, et c’est pour cela que je dois avoir
de la prévoyance pour deux. Veux-tu me
promettre qu’au jour où notre amour te pèsera, tu
me quitteras sur-le-champ, sans explication, sans
remords ? Tu ne le peux pas, n’est-ce pas ? Alors,
restons comme nous sommes, évitons le plus
léger prétexte à scandale, afin que le jour où il
faudra te marier, rien ne se mette entre toi et ton
avenir.

– Ne parlons plus de cela, fit René en se levant
avec un mouvement douloureux, vous ne pouvez
pas vous figurer le mal que vous me faites.

Elle lui prit le bras, et ils marchèrent
longtemps sous les allées touffues. Les grands
arbres leur cachaient les étoiles, mais ils les
voyaient se refléter dans le lac. Ils ne parlaient
guère. Une ivresse douloureuse s’était emparée
d’eux, leur serrant le cœur comme dans un étau,
et ils sentaient que jamais ils ne s’étaient mieux
aimés.

Ils s’arrêtèrent devant le lac, où la lune jetait
une immense traînée éblouissante, semblable à


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une gerbe de flammes immatérielles et dorées.

– Je ne pourrais pas plus vivre sans t’aimer, dit
lentement le jeune homme, que cette eau ne
pourrait s’empêcher de couler.

– Si l’on en détournait le cours, pensa
Valentine, elle irait arroser un autre rivage, et
celui-ci resterait aride et désolé.

Elle leva les yeux sur son ami. Ce visage loyal
et sincère respirait la confiance et l’honneur.

– Je te crois, dit-elle.

Ils rentrèrent dans la maison endormie.

Une lampe brûlait dans l’antichambre.
Désireux de se délivrer autant que possible des
ennuis du service, ils ne voulaient pas qu’on les
attendît, et se servaient eux-mêmes.

Le courrier du soir était sur un plateau, près de
la lampe. René ne recevait pas de lettres ; de
temps en temps il allait voir à la poste s’il n’y
avait pas quelque chose pour lui. Valentine seule
communiquait avec quelques relations ; mais
pendant leurs échappées, l’arrivée d’une lettre
était toujours un petit événement. Ce soir-là, il y


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