une trahison partie 10








mais René n’y fit point attention. Il s’arrêta net.

– À madame Moissy, dites-vous ? C’est
impossible !

– Pourquoi donc ? continua l’autre en
reprenant sa promenade. Parce que la pauvre
petite femme a été si malheureuse dans le choix
de son premier mari ? Raison de plus pour en
prendre un second !

Il aurait parlé là-dessus aussi longtemps qu’on
aurait voulu.

René, dont les oreilles bourdonnaient, prétexta
une affaire oubliée, sauta dans une voiture qui
passait et se fit conduire chez Valentine.

Elle était chez elle. En général, elle rentrait
pour cette heure de l’avant-dîner, où elle avait le
plus de chances de voir son ami. Toute
l’existence de la jeune femme était maintenant
subordonnée aux visites de René. Plutôt que de
courir la chance d’en manquer une, elle fût restée
six mois sans sortir.

Savez-vous ce qu’on vient de me dire à
l’instant sur le boulevard ? fit-il, même avant de



322








prendre le temps de lui dire bonjour.

Il paraissait si défait qu’elle lui avança une
chaise et mit une main sur l’épaule du jeune
homme pour le faire asseoir.

– On dit que vous épousez Dubreuil ; est-ce
vrai ? continua-il avec une violence comprimée.

Valentine pâlit et le regarda avec effroi.
Comment cette idée absurde avait-elle pu trouver
crédit dans l’esprit de son ami ?

– Qui a pu vous dire une pareille chose ?
demanda-t-elle, encore mal remise de ce coup
inattendu.

– On le dit couramment sur les boulevards,
répondit René avec amertume. Mais vous ne me
donnez pas de réponse. Est-ce vrai ?

Valentine détourna son visage contracté par la
souffrance. Elle n’avait pas prévu qu’un jour
René pourrait être jaloux.

– Non, dit-elle simplement, en évitant de le
regarder.

Il poussa un soupir de soulagement, et
comprenant soudain combien il la faisait


323








souffrir :

– Pardon, pardon ! s’écria-t-il en essayant de
lui prendre les mains.

Elle se dégagea et s’assit en face de lui, un peu
loin.

– Vous pouvez donc croire que l’idée de me
marier entrerait dans ma tête ? dit-elle gravement.

René se leva avec emportement.

– Non, je ne le crois pas ! je ne puis pas le
croire ; mais mettez-vous à ma place. Vous savez
ce que vous êtes pour moi : tout, et rien. Je
rencontre un homme qui me dit tranquillement :
Madame Moissy va épouser Dubreuil. Que
feriez-vous à ma place ?

– Je sourirais d’un air enchanté, et je dirais :
Ah ! vraiment ! ou bien je m’en irais de mauvaise
humeur contre le fâcheux qui colporte de
semblables histoires ; mais je ne m’en prendrais
pas à la femme que j’aime ; je ne la
soupçonnerais pas d’une trahison !

René se rassit et demeura triste.

– Vous n’êtes pas méfiante, vous, dit-il après


324








un instant. C’est le fait de votre heureuse nature,
d’abord, et puis aussi des circonstances. Chez
moi tout est mensonge, non, pas mensonge, mais
à peu près. Connaissez-vous l’à peu près,
Valentine ? Savez-vous ce que c’est que de savoir
à peu près ce qui se passe, d’entendre dire à peu
près la vérité ? de voir venir sa femme avec un air
tranquille, qui dit : J’ai envie d’aller aux Tuileries
aujourd’hui, et si j’y rencontre madame une telle,
nous irons peut-être à tel endroit. Cela veut dire :
J’ai donné rendez-vous à mon amie pour aller là.
Pourquoi ne pas dire la vérité ? Parce que j’ai eu
le malheur de trouver madame une telle trop
évaporée. Au lieu de se ranger bonnement à mon
avis ou de me tenir tête bravement, ma femme
arbore le système des demi-vérités et des à peu
près de situations. Voyez-vous, Valentine, quand
on vit dans ce milieu-là, on ne sait plus où est le
vrai, où est le faux, si ceux qui vous font de la
peine ont l’intention de vous en faire, ou si c’est
un simple hasard malheureux, ou encore un
ballon d’essai lancé pour voir comment vous
prendriez quelque chose de plus grave... Et quand
on est vis-à-vis de la vérité, la vérité honnête et



325








franche, eh bien ! dans le premier moment, on en
est tellement désaccoutumé que l’on se demande
si cette sincérité ne cache pas aussi quelque
mensonge, si cette franchise n’est pas un piège.

– Mon pauvre René ! fit doucement Valentine.

Elle ne songeait plus au chagrin qu’elle venait
d’éprouver. Qu’était cela auprès de la coupe
d’amertume sans cesse vidée et sans cesse
renouvelée pour d’Arjac ?

Il leva sur elle ses yeux attristés, qui
s’éclairèrent doucement pendant qu’il regardait.

– Vous êtes le repos, et vous êtes la joie, dit-
il ; une expression reposée vint sur son visage, et
elle lui sourit en réponse.

– Alors, vous n’épousez pas Dubreuil ?
demanda-t-il avec un sourire railleur à sa propre
adresse.

– À moins que cela ne vous fasse plaisir ?
répondit-elle sur le même ton.

– Ah ! fit-il avec un retour d’amertume, Dieu
garde qui que ce soit de se marier pour faire
plaisir à un autre ! Mais ne parlons pas de cela.


326








Pouvez-vous savoir d’où vient le propos ridicule
qui vous prête Dubreuil pour soupirant ?

– Pas  de  lui,  certainement,  répondit
promptement Valentine. Il vient me voir
assidûment et se montre très dévoué. Lors de la
mort de M. Moissy, il s’est fort bien conduit, et
m’a épargné tout ce qui était possible en fait de
désagréments. Mais ses manières sont celles d’un
célibataire confirmé, et je ne vois vraiment pas...

– Ce sera quelque oisif à court de nouvelles,
reprit René. Mais si ce bruit prend consistance,
qu’allez-vous faire ?

Valentine resta silencieuse un instant.

– Partir, dit-elle enfin avec un soupir.

– Toute seule ?

– Évidemment.

– Nous allons encore être séparés !

– Il le faut bien, puisque nous ne pouvons
jamais vivre réunis !

– Que deviendrai-je pendant ce temps-là ?

La physionomie de Valentine redevint presque



327








joyeuse.

– Faites un voyage ! dit-elle soudain. Allez
passer l’été quelque part, sous prétexte d’études,
ou sans prétexte. Vous serez loin de Paris, moi
aussi ; nous nous écrirons, et au moins...

Elle baissa les yeux pour que René n’y vît pas
le reste de sa pensée : Au moins si nous ne
pouvons vivre ensemble, nous n’aurons pas
l’ennui de vivre avec des indifférents.

– J’aimerais mieux vous emmener... fit
d’Arjac, d’une voix rêveuse et comme endormie.
Savez-vous, Valentine ? Nous nous retrouverions
dans quelque port lointain, en Suède par exemple,
et nous voyagerions tout l’été dans ces contrées
où l’on ne rencontre pas de Parisiens. Nous nous
installerions au bord d’un lac. Vous avez toujours
aimé les lacs. Pourquoi pas ? Personne n’en
saurait rien...

– Et nous-mêmes ? fit Valentine.

Ils se turent tous deux. René avait fait bien
souvent ce rêve, il n’en parlait jamais ; mais que
de fois, dans ses heures de solitude, il s’était




328








imaginé d’enlever Valentine et de s’enfuir avec
elle en pays perdu ! Si loin, les choses semblaient
perdre leur nom. Ce qui, à Paris dans la vie
mondaine, était inavouable, prenait une grandeur
poétique quand on le voyait à travers la distance.
Elle ne serait plus la maîtresse d’un homme
marié ; elle n’arrachait plus à son intérieur un
père de famille oublieux de ses devoirs, elle était
Valentine, et lui était René, deux êtres qui
s’aimaient et pour qui le reste du monde
n’existait plus.

De son côté, madame Moissy sentait peser sur
elle une torpeur enivrante qui l’envahissait et
contre laquelle elle ne se sentait pas la force de
lutter. Elle n’osait lever les yeux vers René, elle
ne savait pas s’il la regardait ou non, mais elle
sentait qu’il reprenait possession d’elle, malgré
qu’elle en eût. Ils ne se parlaient pas, ils ne se
touchaient pas, ils ne se regardaient pas, et
pourtant ils étaient tellement pénétrés l’un de
l’autre que la présence d’un tiers en ce moment
leur eût fait l’effet d’un arrachement de leur
propre chair.




329








C’était pour en arriver là qu’ils avaient tant
lutté ! Six mois de détachement et de résignation
ne les avaient pas endurcis mieux que cela ! À
quoi bon alors ? S’ils devaient succomber, était-
ce la peine d’avoir subi tant de misères et versé
tant de larmes ?

Valentine essaya de se reprendre, et leva les
yeux. Au même moment, René, quittant sa place,
vint s’asseoir près d’elle sur le petit canapé, et lui
prit une main qu’il garda dans la sienne.

Ils ne disaient rien, mais l’étreinte de René se
resserrait de plus en plus. Toute la volonté de
Valentine s’en allait sous cette étreinte, et elle se
sentait prête à quelque lâcheté. Heureusement
pour elle René parla. Le son de sa voix rompit
l’enchantement mortel.

– Allons-nous-en, dit-il.

Elle retira sa main.

– Non ! fit-elle. Ce qui était mal il y a six mois
est mal aujourd’hui. Écoutez, René, vous savez si
je suis pleine d’indulgence pour certaines
faiblesses, mais encore faut-il qu’elles aient une




330








excuse. Nous n’en avons pas.

– Nous nous aimons ! fit-il.

– Ce n’est pas assez. Il y en a d’autres que
nous qui s’aiment et qui souffrent de s’aimer ;
ceux-là ont probablement les mêmes excuses que
nous pour succomber, et dans notre conscience,
s’ils tombaient, nous les blâmerions. Ayons le
courage de nous regarder du même œil dont nous
regarderions autrui.

– Vous êtes trop sage pour moi ! fit René avec
amertume.

Elle se rapprocha de lui, et d’un geste à la fois
retenu et passionné, elle lui jeta ses deux mains
sur les épaules.

– Je vous aime tellement, dit-elle, que je veux
vous aimer toujours et je veux être toujours
aimée. Séparons-nous maintenant, mon amour ;
nous avons été séparés une fois déjà, et, dans ce
temps-là, c’était bien cruel, car nous souffrions
l’un par l’autre. Maintenant, c’est tout autre
chose. Essayons de la séparation ; qui sait ce qui
peut se passer dans nos âmes lorsque nous ne




331








nous verrons plus ?

– Vous espérez que nous nous détacherons
l’un de l’autre ! fit René en souriant. Il se sentait
si sûr de lui-même que cette idée lui semblait
comique.

– Nous détacher, non. Arriver à un état plus
paisible, peut-être. Essayons.

– Soit, dit le jeune homme, en soupirant. Cela
ne servira à rien, mais nous pouvons essayer.

Assis l’un près de l’autre, comme de vieux
amis, ils se mirent à composer des itinéraires. Il
irait au nord, elle irait au midi. Elle avait toujours
eu envie d’aller jusqu’à Vienne. Elle réaliserait ce
projet, sans cesse différé ; peut-être même
gagnerait-elle Constantinople.

Elle ne craignait pas de voyager seule, et ne
s’effrayait de rien.

– J’aurais mieux aimé encore aller en
Espagne, dit-elle, mais ce n’est pas assez loin... Il
faut que nous soyons séparés pour tout de bon,
que nous ne puissions nous retrouver en
quarante-huit heures, si la fantaisie nous en



332








prenait.

René la regarda d’un air mécontent. Il lui en
voulait d’avoir songé à cela, il y avait songé lui-
même et n’aurait pas été fâché de se réserver
cette chance.

Elle se mit à rire, et il l’imita. Ils avaient l’âme
si contente de leur courage que le chagrin même
ne les empêchait pas de trouver par-ci par-là
quelques moments de gaieté.

– Je partirai dans deux ou trois jours, dit
Valentine, quand tout fut résolu ; vous avez six
semaines devant vous. J’irai demain prendre
congé de Régine et embrasser vos enfants. Ils
sont bien gentils, vos enfants, René. Voilà votre
joie pour l’avenir.

– Ils vous aimeront bien, fit-il en baisant la
main de son amie.

– J’y compte. Savez-vous, René, fit-elle en
appuyant une main sur le bras du jeune homme
avec un geste plein de confiance, ces petits m’ont
donné parfois du courage quand j’en manquais.
Je me disais que pour être aimée d’eux, il fallait




333








que je fusse digne de les embrasser sans rougir.

Elle souriait à d’Arjac avec un abandon
touchant. Ils avaient tellement épuré leur
tendresse que le passé n’existait plus. Il se pencha
brusquement vers elle et la baisa sur le front.

– Au revoir, ma chérie, lui dit-il. Je me sens
très brave en ce moment, ne détruisons pas cette
heureuse   disposition.   Vous   m’écrirez
régulièrement ? Et je saurai toujours où vous
êtes ?

– Sans doute.

– Vous savez que c’est sur vous que je compte
dans la vie ? Sur nulle autre ? S’il m’arrivait
quelque chose, c’est à vous que j’aurais recours ?

– Merci, dit-elle en lui serrant les mains.

Ils se quittèrent presque joyeux, comme
emportés dans un grand mouvement généreux qui
ne leur laissait pas le temps de regarder en
arrière. C’est la nuit, quand ils furent seuls, qu’ils
sentirent la douleur de la séparation.







334














XXVI



Le mois d’août battait son plein sur les plages
grouillantes. Partout des robes chamarrées, des
ombrelles voyantes, des chevaux enrubannés, des
gens trop bien vêtus, des enfants pomponnés, qui
pour avoir les jambes et les bras nus n’en étaient
pas plus libres dans leurs ajustements.

C’était Paris transporté au bord de la mer, non
pas le grand beau Paris intellectuel, toujours prêt
à s’éprendre d’une œuvre d’art, mais le Paris
mesquin, trop civilisé, qui sent les parfums, qui
s’inonde de veloutine, qui tient des propos cruels,
juge les gens sans les entendre, les condamne
sans les connaître, patauge dans les réputations,
blague les supériorités et fait des paris sur la
vertu d’une honnête femme.

C’est ce Paris-là qu’aimait madame d’Arjac et
dont elle faisait partie. C’est une des anomalies
du temps présent qu’une femme dont la conduite



335








est sans tache puisse avoir dans sa cervelle de
femme vertueuse les mêmes idées, dans la
bouche les mêmes propos qu’une cocotte
entretenue par un prince ou un banquier.

Régine n’avait pas plus de sens moral qu’une
de celles qui se font payer. Elle n’avait pas non
plus en elle la moindre étincelle de passion.

Sa nature froide la laissait insensible à tout ce
qui ressemblait à de l’amour ; mais elle joignait à
cette froideur une sorte de dévergondage de
l’esprit, de curiosité de ces choses qu’elle ne
pouvait comprendre. Sa conversation était
souvent fort risquée ; dans le fond, bien que le
langage fût toujours convenable, elle étalait
l’impudeur de ses propos avec un sans-gêne
parfait ; son raisonnement était celui-ci : Je ne
fais aucune chose répréhensible, ma vie est à
jour, et d’ailleurs je suis au-dessus du soupçon.
Donc, je puis tout dire, car je ne suis pas prude,
moi !

– Plût à Dieu qu’elle le fût ! pensait un jour
Dubreuil, qui venait de lui entendre conter une
histoire plus qu’étrange.



336








Ce n’était pas l’histoire en elle-même, mais
bien les suppositions auxquelles elle avait donné
lieu dans l’esprit de Régine, qui suggéraient à
notre ami cette réflexion charitable.

– Vous n’avez pas l’air d’être de mon avis,
monsieur Dubreuil ? fit Régine en lui frappant
légèrement le bras du bout de son éventail.

– Mon Dieu, madame, fit-il, incapable de
résister au plaisir de lui donner une petite leçon,
je n’ai pas l’esprit assez investigateur. Je ne suis
pas capable de me rendre compte des motifs
secrets qui peuvent pousser un homme à courtiser
une femme et à obtenir ses bonnes grâces. Il me
suffit que ce soit un fait accompli pour que je leur
souhaite à l’un et à l’autre toutes les prospérités
qu’ils peuvent désirer ou mériter suivant les
circonstances.

– Vous êtes indulgent, fit Régine d’un air
scandalisé. Mais si ces gens, pour lesquels vous
témoignez tant de sympathie, sont poussés par
des mobiles où l’amour n’ait rien à voir ?

– Comme l’amour n’est point une substance
qu’on puisse retrouver même à dose


337








infinitésimale dans un appareil Marsh, je tiens
pour accordé qu’il y en a peu ou beaucoup dans
toutes les transactions qui se réclament de lui.
Mais je sais que cette doctrine est dangereuse ;
aussi, madame, je vous prie de bien vouloir
l’excuser chez un incorrigible pécheur.

Du moment où Dubreuil devenait sérieux,
Régine n’avait plus envie de causer avec lui. Elle
choisit une nouvelle victime et se lança de plus
belle dans une autre conversation.

– À propos, dit quelqu’un, et René ?

– René voyage ! il voyage dans les pays frais !
Il prend la glace à l’extérieur, au lieu de la
prendre à l’intérieur comme nous autres.

– Où donc est-il ?

– En Suède, si j’en crois les dernières
nouvelles. Nous nous écrivons peu, vous savez !
Le télégramme a cela de bon, qu’il a supprimé de
la correspondance toutes les phrases inutiles.

– Eh ! eh ! dit Dubreuil, la phraséologie
sentimentale avait du bon... elle nourrissait les
sentiments...



338








– Vous dites ? fit Régine en se tournant
vivement vers lui.

– Rien, madame ! rien qui mérite votre
attention.

– Mais encore ? insista la jeune femme d’un
ton presque hostile.

– Je disais seulement que l’ancien système,
moins télégraphique, avait cela pour lui qu’il
contraignait les époux à des semblants
d’affection, – pure politesse, si vous voulez, tels
que les égards que l’on se témoigne entre gens
bien élevés, et que ces semblants, si faux qu’ils
puissent être, maintenaient dans les ménages
certaines formalités de bon goût et de bon ton,
dont on se départ peut-être trop facilement à
présent.

– Oh ! fit Régine, avec ou sans formalités...

Elle agitait légèrement sa main blanche,
chargée de bijoux. L’anneau nuptial pesait peu à
son doigt effilé. Pour ce qu’il y comptait, il aurait
tout aussi bien pu ne pas y être ; aussi
disparaissait-il sous les diamants des autres




339








bagues.

Un rire aimable accueillit la façon avec
laquelle madame d’Arjac mettait de côté les
formalités dont parlait Dubreuil. Au milieu de ce
joli cercle d’hommes oisifs et de femmes
bavardes, elle était sûre d’avoir raison, car elle
était en même temps la plus oisive et la plus
imperturbablement loquace.

Le soleil éclairait et chauffait la grève à
souhait pour les plus exigeants. Les bébés de
René, béats et replets, jouissaient de la bonne
chaleur, absorbaient l’air de la mer, si fortifiant,
qui emplissait de vie leurs petits poumons. Les
nourrices superbement harnachées, assises sur le
sable, étalaient avec orgueil sur leurs genoux les
beaux enfants d’Arjac, enviés par toutes les
mères. Mais qu’importait à Régine ? Elle avait
épuisé la coupe d’orgueil maternel ; les
compliments qu’on lui adressait sur ces deux
petits êtres la laissaient indifférente. Une chose la
chagrinait, et celle-là provenait de sa maternité :
elle n’était plus aussi mince qu’autrefois.

Elle avait beau faire, malgré ses dénégations et



340








son entêtement à revenir à son ancien tour de
taille, les robes ne voulaient pas aller, et il fallait
les élargir...

Ah ! si Régine avait pu ne jamais avoir
d’enfants et s’en tenir à soixante-quatre
centimètres ! La nature est parfois bien cruelle
dans ses obstinations déraisonnables.

L’après-midi s’écoula, longue et fatigante
comme le sont toutes les après-midi pour ceux
qui ne font rien ; vers sept heures, Régine, suivie
de ses deux nourrices, rentra chez elle et
commença sa quatrième toilette.

À ce moment même, Valentine, qui s’était
arrêtée à Vienne, faute de courage pour aller plus
loin, recevait le télégramme suivant :

« René malade, Copenhague, hôtel National. »

La dépêche faillit lui tomber des mains. Elle la
ressaisit et la serra fortement entre ses doigts,
puis la relut deux fois. Quand elle fut sûre de
l’avoir comprise, elle sonna.

– Ma note et une voiture, dit-elle, je laisse mes
bagages.



341








Une heure après, elle roulait en wagon vers le
Nord.

La terrible chose qu’un voyage, quand on va
vers ce formidable inconnu : la vie ou la mort de
l’être que l’on aime le plus au monde !

Dans les circonstances ordinaires, le voyageur
se laisse prendre par une sorte de torpeur ; il voit
défiler devant la portière du wagon les paysages,
nouveaux ou déjà connus ; en même temps dans
son esprit paresseux et alangui, défilent les
souvenirs, les brusques retours de pensée, les
associations d’idées, éveillées par une forme, une
couleur, une ombre... Il roule vers le but qu’il
s’est proposé, et pendant qu’il est là, inactif,
presque inerte, la vie semble s’être arrêtée pour
lui.

Les journaux peuvent paraître. Qu’importe ! il
ne les lira que le lendemain matin ; sous la
rubrique : « Faits divers », les meurtres, les
suicides, les accidents de toute espèce s’entassent
en colonnes menaçantes ; il n’en a point souci. Il
ne se demande pas si l’incendie ne dévore point
la maison de son meilleur ami ; il n’y pourrait



342








rien ; à quoi bon alors les préoccupations pénibles
ou gênantes ? Se laisser vivre est pour le moment
son seul devoir.

S’il peut enrayer la monotonie de ce devoir
par quelque incident aimable, il en est enchanté et
bénit sa destinée. Qu’une fillette en jupon court
lui présenter un bouquet de roses à quelque
station ensevelie sous la verdure ; que dans une
profonde vallée où court un ruisseau rapide, une
vieille femme à la coiffure bizarre lui offre un
panier de fruits magnifiques, cueillis à l’instant
même pour lui, le voyageur, – lui qui résume
pour ces pauvres gens de village l’événement et
le gain de la journée, – il prend les fruits et les
fleurs, paie, reçoit un sourire et une révérence, et
l’instant d’après se laisse emporter de nouveau,
aspirant le parfum de la fleur, jouissant de la
saveur du fruit.

Les soucis et les embarras de l’existence le
reprendront lorsqu’il mettra son pied engourdi sur
le bitume de la gare. En attendant, il se laisse
vivre, et cela suffit.

Mais lorsque ce terrible petit morceau de



343








papier bleu qui contient, suivant le caprice du
destin, tant de joies ou tant de douleurs, vient
bouleverser une existence, quelle chose
épouvantable que ce renoncement à son activité,
à son énergie, à sa personnalité ! Pendant que
durera le voyage, vous n’êtes plus qu’un colis, un
être nul et sans puissance ; vous ne pouvez aller
ni plus vite, ni plus lentement. Toutes les
puissances de votre être tendues vers un seul but
n’augmenteront pas d’un tour de roue la rapidité
de la vapeur. L’immobilité devient un supplice.
La pensée, prisonnière entre ces murs étroits
capitonnés, qui semblent faits pour l’étouffer,
vole, revient, retombe sur elle-même. Elle s’en va
le long des mailles du filet, essaie de les compter,
pour tromper l’angoisse intérieure qui ne veut pas
se laisser faire ; puis, impatiente, elle s’échappe
par la portière ouverte, et court sur les montagnes
voisines, qui passent lentement, vêtues de sombre
verdure.

Il ferait bon sous ces ombrages à l’accablante
chaleur du jour ; mais il faudrait y être avec l’être
aimé qui attend et qui souffre... Les roses sont
délicieuses, et leur beauté fragile fait penser à


344








celles des œuvres immortelles de l’art ; si l’on
pouvait les emporter à celui qu’on va retrouver ?
Hélas ! peut-il sentir le parfum des roses ? Est-il
en état de les respirer ? Ses yeux peuvent-ils
voir ? Si on allait les trouver fermés pour jamais,
ces yeux qui résument la vie ? Et le frisson mortel
de l’impatience inutile, impuissante, parcourt de
la tête aux pieds le prisonnier qui se rejette en
arrière, appuie sa tête au drap poussiéreux et
brûlant, et cherche le sommeil... Il ne le trouvera
pas, mais au moins ses yeux fermés dérobent aux
indifférents les tortures de son âme.

Le train roule toujours, avec ses arrêts prévus,
réguliers ; le service se fait comme d’ordinaire :
les employés crient des noms inintelligibles de
villes étrangères. Encore tant d’heures ! Mon
Dieu, que c’est long ! On se croyait plus loin. On
n’arrivera donc jamais ? La pensée un instant
détournée reprend son cours. Pourquoi l’a-t-on
quitté, ce pauvre être qui souffre là-bas ? C’était
si simple de ne pas s’imposer ou de ne pas subir
la séparation ! Quelques lieues ne suffisaient-
elles pas ? Pourquoi ces grandes distances ?
pourquoi ce voyage lointain, qui crée sur-le-


345








champ d’infranchissables difficultés ? Qu’on est
fou de se faire ainsi des chagrins, comme si la vie
n’en apportait pas assez d’elle-même !

Arrivera-t-on à temps ? à temps pour le
soigner et le guérir ? Car il ne peut pas être mort,
c’est impossible. Et pourtant, s’il était mort ?
Depuis la veille qu’on roule incessamment, il
peut s’être passé tant de choses ! Le télégramme
était daté du matin, dix heures, après une
mauvaise nuit, sans doute... Et voilà qu’on
s’arrête encore ! Toujours des stations, toujours
des arrêts... On arrivera trop tard !

S’il était mort ? Si dans cette banale chambre
d’hôtel, où le bruit arrive de toutes parts, au
milieu des omnibus qui vont et viennent, dans le
fracas des malles descendues et montées, si l’on
allait trouver la forme adorée rigide, couverte
d’un drap blanc, le visage aimé, pâle et tiré, les
yeux fermés avec des ombres violettes dans
l’orbite creusé ?...

C’est impossible, c’est impossible. Ces
cruautés-là ne peuvent pas être réelles !...

Ce train n’arrivera jamais. On regarde sa


346








montre. Trois quarts d’heure de retard... On
manquera l’express à l’embranchement.

Et l’on manque l’express. Au moment où le
train en retard, lourd et essoufflé, entre dans la
gare, on voit fuir le panache de vapeur alerte et
vif, à petits coups pressés, de l’autre train qui
s’en va...

Alors vient la résignation du désespoir. Le
train omnibus part dans une heure. On prendra
celui-là ; de station en station on aura l’ennui des
allées et venues bruyantes, des querelles de
paysans dans une langue étrangère ; les dames
qui vont d’une ville à l’autre, montent et
descendent encombrées de paquets et de cartons.
C’est en plus de la fatigue et du chagrin, toutes
les  mesquineries  des  petites  misères.
Qu’importe ! on est en route, et le repos serait
une torture.

C’est ainsi que Valentine arriva à
Copenhague.

Lorsqu’elle entra dans le vestibule de l’hôtel,
elle resta interdite, n’osant nommer René. Les
regards curieux pesaient sur elle comme des


347








chaînes. Si elle allait apprendre qu’il était mort !

– M. d’Arjac ? dit-elle enfin.

– Il est très malade, madame. C’est madame
qu’on a demandée par le télégraphe ?

– C’est moi.

On la conduisit aussitôt dans une chambre
fraîche au premier étage. La brise de mer agitait
doucement les rideaux ; tout était tranquille
comme dans une maison particulière. Au fond de
la grande pièce assombrie par les tentures brunes,
René, couché dans le lit, regardait la porte avec
des yeux brillants de fièvre.

– Ma sœur est arrivée ? dit-il d’une voix forte.

– La sœur de monsieur ? la voici.

Dans le trouble de la maladie, il avait gardé la
préoccupation de sauver la réputation de
Valentine. Elle s’approcha rapidement, il lui
tendait les bras, elle l’étreignit, et le reposa
doucement sur l’oreiller.

– Le médecin sera bien content, dit le garçon,
qui parlait français. Il était ennuyé de voir
monsieur malade des fièvres, sans personne pour


348








le soigner.

– Quand viendra-t-il ?

– Dans une heure.

Valentine ôta ses vêtements de voyage et
s’assit près du lit de René. La période
d’excitation était finie, il tombait dans la torpeur.
Elle resta près de lui, qui s’assoupissait, sans dire
un mot, sans faire un geste. Il était vivant, il
semblait encore vigoureux, bien que très abattu ;
on le sauverait probablement. Pour le moment, il
n’en fallait pas demander davantage.

C’est précisément ce que dit le médecin une
heure plus tard. René avait attrapé près des lacs
de Suède une sorte de fièvre paludéenne, avec
des accès très violents suivis de prostrations
profondes. Le danger n’était pas imminent ; il ne
viendrait que de l’affaissement des forces, si l’on
ne parvenait pas à couper la fièvre.

– Monsieur votre frère paraît vous aimer
beaucoup, ajouta le brave homme ; votre
présence peut lui faire un bien infini.

Valentine se sentait gênée par l’obligation de



349








jouer ce rôle de sœur, imposé par René dans un
moment de demi-lucidité, et cependant elle ne
pouvait plus guère le répudier. Elle l’accepta
donc à contrecœur, et s’installa en qualité de
garde-malade.

Dans l’intervalle des accès, René la
reconnaissait, et malgré son extrême faiblesse, il
lui souriait avec une douceur infinie, puis il
s’endormait d’un air heureux et reposé. Sous la
protection de Valentine, aucun mal ne pouvait
l’atteindre.

Durant les dix jours qui suivirent, pas une
lettre ne vint de Régine. René fût mort, Valentine
absente, qu’aucun indice n’eût permis de
supposer qu’il avait une famille.

Lorsqu’il fut enfin hors de danger, quand la
fièvre rebelle se fut définitivement éloignée, le
docteur indiqua Elseneur, pour procurer au
convalescent un changement d’air.

Ils partirent dans une grande calèche pleine de
petits paquets préparés par l’hôtesse, en vue du
confort de son malade. Le soleil brillait sur leurs
têtes, le joli ciel du Nord, bleu pâle, leur faisait


350








fête, la verdure des arbres, déjà touchée par un
glacis roux, précurseur de l’automne, si précoce
dans ce pays, offrait aux yeux fatigués de René
un rideau doux et charmant, pour le garantir du
reflet des maisons éparses sur la route.

Les bons Danois, au cœur secourable,
regardaient passer la calèche qui roulait
lentement, et plaignaient le pauvre malade.
Valentine jouissait de cette douce commisération
avec une reconnaissance émue, et souriait aux
paysannes qui s’arrêtaient pour les voir.

À l’entrée d’un village, le cocher fit halte pour
changer de chevaux ; pendant qu’on attelait, une
petite fille qui avait longtemps contemplé le
visage amaigri de René, courut à son jardinet et
revint avec une rose, la seule qu’elle possédât.
Grimpant sur le marchepied, elle la remit à
Valentine et lui dit dans son langage :

– Pour le monsieur malade.

Valentine comprit le geste, sinon les paroles,
et déposa la rose sur les genoux de René, qui, à
demi éveillé, voyait le monde extérieur comme
dans un rêve ; puis elle tira sa bourse pour donner


351








à l’enfant une pièce de monnaie.

– Non ! fit la fillette en secouant la tête d’un
air fâché.

Valentine remit sa bourse dans sa poche et fit
signe à la petite de s’approcher. Celle-ci se
percha pour la seconde fois sur le marchepied, et
la jeune femme l’embrassa au front. Bien des
années après, elle se rappela cette rose offerte par
une enfant danoise au Français malade.

Ils allaient lentement, ils arrivèrent pourtant :
quelle joie de se trouver dans la maisonnette qui
les attendait propre et avenante, aux planchers
neufs, jonchées, comme pour un jour de fête, de
grès fin et de branches de sapin fraîchement
coupées !

Sous la fenêtre s’étendait le port plein de
navires. C’était le soir, et les fanaux se
balançaient aux mâts comme autant d’astres. La
silhouette imposante du vieux château royal,
grandie par la nuit, se détachait sur le ciel plein
d’étoiles.

René fut installé dans son lit étroit, blanc, qui




352








sentait bon, et s’endormit sur-le-champ.
Valentine resta longtemps à le regarder à la lueur
tremblante de la veilleuse.

Il était bien à elle, ce René qu’elle avait
soigné, sauvé peut-être ; pendant les longues
faiblesses qui suivaient le délire, si elle n’avait
pas été là, toujours attentive, il ne se serait sans
doute pas relevé. Des soins mercenaires n’eussent
jamais pu remplacer cette sollicitude incessante
de ceux qui aiment, plus nécessaire aux
convalescents que les ordonnances du médecin.

Il était bien à elle ! Et elle avait envie de le
garder. Si seulement Régine avait écrit ! Si elle
s’était rappelée par quelque démarche, fût-ce une
parole banale ! Mais non, elle ne s’inquiétait
point de son mari. Il se promenait quelque part en
Suède, c’était fort bien. Elle était à Trouville,
elle. Qu’y avait-il de commun entre Trouville et
la Suède ?

La vague qui avait déferlé un soir sur la plage
et qui viendrait maintenant mourir aux pieds de
son mari sur le sable d’Elseneur, était certes
moins étrangère au convalescent que la jolie



353








femme choyée qui s’amusait là-bas, au casino.

Pendant que René, heureux et paisible,
reprenait goût à la vie sous les yeux de son amie,
celle-ci, pour la première fois depuis qu’elle avait
renoncé à lui, fut vraiment mordue au cœur et
dans tout son être par le désir ardent, irrésistible,
de garder pour elle l’aimé qu’elle avait reconquis
par son amour.

Elle eut envie de le reprendre, de l’emporter
dans ses bras. C’est elle maintenant qui éprouva
les tortures de la passion concentrée et
impuissante. Pendant que languissant, enivré,
paresseux et souriant, heureux d’être aimé, choyé
comme un enfant, il s’appuyait sur le dossier de
son fauteuil, tendant à Valentine sa main souple
et tiède, c’est elle qui fut obligée de résister à la
tentation insurmontable d’écarter de son front les
boucles alanguies, de baiser la joue encore pâle et
de descendre jusqu’aux lèvres qui se recoloraient
peu à peu.

Tant que René l’avait suppliée, tant qu’elle
s’était défendue, elle avait eu des forces ;
maintenant elle se sentait glisser peu à peu dans



354








l’abîme. Il était encore faible et délicat ; une sorte
de grâce enfantine présidait à ses mouvements :
ses regards même étaient ceux d’un frère ; mais
le jour où, rendu à la plénitude de la santé et de la
vie, il ouvrirait ses bras à Valentine, elle y
tomberait, vaincue d’avance, elle le savait.

Elle voulut lutter. Elle lui parla de Régine, de
ses enfants ; elle amena leurs causeries sur des
sujets relatifs à leur monde, à la vie parisienne, à
tout ce qui les séparait. Il lui répondait de bonne
grâce, mais sans intérêt. Il voulait vivre concentré
dans le présent, tout au plus dans le passé si
proche encore de sa récente maladie. Sa pensée
se refusait à aller au-delà.

Il marchait un peu déjà. Ils allaient s’asseoir
avec des châles et des tapis dans un endroit
paisible, ensoleillé, près de la mer, et c’est là
qu’ils passaient les meilleures heures de la
journée.

On les aimait dans le voisinage ; les étrangers
qui visitaient le château n’avaient pas d’occasion
de les voir, ils étaient tranquilles et perdus dans
cet heureux coin de terre. Qu’arriverait-il dans



355








quelques jours, demain peut-être ?

Un jour qu’ils s’étaient aventurés un peu plus
loin, ils rencontrèrent un groupe de voyageurs.
Ces rencontres n’étaient pas rares. D’ordinaire les
touristes étaient des habitants de Copenhague en
excursion, ou bien des Suédois qui avaient
franchi le détroit, parfois des Anglais.

Soudain, dans l’apparence du groupe qui
venait à eux, quelque chose éveilla l’attention de
Valentine ; instinctivement elle baissa son
ombrelle pour cacher son visage.

– On dirait d’Arjac ! fit en français une voix
derrière elle. Mais il est bien changé.

René fit un mouvement pour se retourner. Elle
lui mit la main sur le bras pour l’empêcher, mais
trop tard : ce mouvement avait été vu par les
promeneurs, qui s’étaient retournés. Chacun
reprit sa route de son côté ; René et son amie
rentrèrent au logis, saisis par une crainte vague et
douloureuse.

Ce réveil de leur rêve, cet appel à la vie
normale qui voulait les reconquérir, avait remis




356








devant eux le tableau de toutes leurs tristesses et
de tous les dangers de la situation.

– Il faut nous en aller d’ici, fit René, en
répondant ainsi à sa propre pensée. Partons
demain.

– Tu ne peux pas encore supporter le voyage,
dit-elle.

Depuis que, pour tout le monde, ils étaient
frère et sœur, ils étaient tombés dans le
tutoiement, si banal ou si profondément tendre
suivant l’accent qui l’accompagne.

– Si ces gens-là m’ont reconnu, fit René,
malade ou non, il faut que nous partions d’ici.

Elle le regarda avec une sorte d’effroi. Il
paraissait tellement décidé, qu’elle le sentait
guéri, et capable de lui tenir tête de façon à être le
plus fort.

– Nous partirons demain, dit-il, et cette fois, tu
sais, c’est pour tout de bon ; je n’accepterai pas
de défaite, et nous ne nous quitterons plus.

Elle le regardait toujours, cherchant dans son
esprit quelque chose qui pût le convaincre, et ne


357








trouvant pas. Que pouvait-elle lui dire qui ne fût
la négation de sa propre pensée, qui ne fût un
mensonge, et étant donné leur situation, presque
une absurdité ?

– Demain ? dit-elle, pas encore demain, après-
demain si tu veux.

– Pourquoi ? demanda-t-il.

– Nous avons des préparatifs à faire. Je ne
serai pas prête pour demain.

– Après-demain, soit ! dit René.

Il parlait d’un ton si ferme, qu’elle n’essaya
pas de le contredire. L’instant d’après elle rentra
dans sa chambre, se prit la tête dans les mains, et
se demanda ce qu’elle allait faire.

Lui obéir, partir avec lui, ne plus essayer de
lutter, puisque c’était impossible. Elle avait cent
raisons pour le faire, pas une pour s’en défendre.
Elle s’approcha du meuble où elle gardait ses
effets,   peu   nombreux,   et   commença
machinalement à les mettre dans sa valise.

Pendant qu’elle accomplissait ce travail, elle
se répétait intérieurement qu’en effet, il n’y avait


358








pas d’autre conduite à suivre, qu’ils s’étaient bien
défendus, et qu’après tout, nul n’est tenu de faire
des miracles. Elle se le répétait avec une sorte de
rage, comme si elle n’était pas bien convaincue.

Quand elle eut à peu près arrangé toutes ses
affaires, elle avait encore à dépenser un excédant
d’activité nerveuse qu’elle ne pouvait contenir
dans les limites étroites de l’appartement.

Elle mit un chapeau et entra dans la chambre
de René.

Il avait aussi essayé de faire ses préparatifs de
départ, mais les forces lui avaient bientôt
manqué ; après avoir mis en désordre tout ce
qu’il avait pu atteindre, il s’était trouvé hors
d’haleine et s’était assis dans son grand fauteuil,
d’où il regardait en riant les objets épars autour
de lui.

– Je me suis cru bien grand garçon, dit-il en
riant, quand il vit entrer Valentine, et je ne suis,
paraît-il, qu’un tout petit bébé. Qui est-ce qui va
mettre tout cela dans la malle ? Bien sûr, ce ne
sera pas moi.




359








– Nous avons le temps, dit Valentine, qui en
un clin d’œil remit tout en place. Ce que c’est que
de tant présumer de ses forces ! Alors tu ne
pourrais pas t’en aller tout seul ?

– Si la maison brûlait, peut-être ! répondit
René en riant. Mais, à moins de nécessité
absolue... Tu sors ?

– J’ai la tête lourde, je vais faire un tour.

Elle s’approcha du fauteuil, se pencha sur
René, et l’embrassa comme un enfant, ainsi
qu’elle faisait toutes les fois qu’elle le quittait ;
puis elle sortit.

Quelque chose flottait dans son esprit, elle ne
savait pas quoi. Elle partirait le surlendemain
avec René, c’était entendu ; elle était bien
décidée, et cependant elle se sentait inquiète et
mécontente comme on l’est quand on ne sait pas
prendre son parti.

Elle avait à la fois peur et envie de revoir
l’homme dont elle n’avait pas vu le visage et qui
avait reconnu René. Dans cette idée, elle se
dirigea vers le port, pensant que peut-être elle




360








avait plus de chance de le rencontrer là
qu’ailleurs.

Elle ne vit aucun visage français ; d’honnêtes
figures danoises seules se faisaient voir. Un
bateau sous pression grondait le long du quai, et
le poteau indicateur portait Copenhague. Elle
s’approcha machinalement et demanda à quelle
heure.

– Dans une heure, lui répondit-on.

Elle reprit son chemin vers le centre de la
ville, toujours préoccupée, mécontente et
inquiète. Comme elle passait devant le bureau
télégraphique, une grande lumière se fit dans son
esprit. Elle entra, écrivit rapidement un
télégramme, en prit une copie qu’elle mit dans
son portefeuille, paya et retourna chez elle.

René s’était endormi, ainsi qu’il lui arrivait
souvent dans l’après-midi. Elle le regarda
longtemps, le cœur plein de pensées confuses,
toutes également cruelles.

Elle s’assit devant le petit bureau et se mit à
écrire, sans quitter le dormeur des yeux ; il lui




361








semblait qu’elle lui parlait en écrivant ainsi près
de lui. Elle s’arrêta plus d’une fois, la plume
levée, indécise... Elle se décida enfin à terminer,
signa, posa sur le papier encore humide le double
du télégramme qu’elle avait eu soin de garder,
puis se leva.

Elle s’approcha de René : n’était-ce pas lâche
de l’abandonner ainsi, quand il avait encore tant
besoin d’elle ? Si l’émotion et la colère allaient
lui faire avoir une rechute ? Elle fit un
mouvement vers la table pour déchirer la lettre
qu’elle venait d’écrire ; mais à ce moment, René
remua.

Prise de frayeur, elle passa rapidement derrière
lui et lui posa la main sur le front. C’était ce geste
qui endormait le malade pendant les nuits de
fièvre ; elle s’en souvenait bien, et, sans qu’il pût
la voir, elle le regarda avec une indicible
expression de désespoir et d’amour.

Il sentit le contact de cette main bienfaisante,
se réveilla à demi, la porta à ses lèvres sans
ouvrir les yeux, murmura une parole indistincte et
se rendormit.



362








Elle se pencha sur lui, écarta les boucles qui
retombaient sur le front et baisa la place qu’elles
recouvraient ; puis elle s’éloigna d’un pas ferme.

Dans sa chambre, elle prit la toute petite valise
qui par ses dimensions exiguës la délivrait en
voyage de l’ennui des porteurs, puis elle sortit de
la maison.

Dix minutes après, elle était à bord du bateau
qui retournait à Copenhague.

Lorsque la silhouette du château disparut au
détour d’un promontoire, elle sentit son cœur se
serrer et détourna son visage du côté de la mer,
afin que personne ne vit les larmes qui coulaient
sous son voile. Sa vie n’était-elle pas, depuis
longtemps, faite de renoncements ? Qu’importait
un de plus ou de moins ?

















363














XXVII



Lorsque René se réveilla, ce fut avec
l’impression vague qu’il lui manquait quelque
chose.

Ceux qui ont fait une longue maladie
connaissent bien ce souci de la convalescence,
qui fait chercher sans cesse quelque chose autour
de soi, la santé perdue peut-être.

Après ce premier moment de malaise, d’Arjac
s’assit sur le canapé où il avait dormi, et regarda
autour de lui. La présence de Valentine lui
manquait ; elle n’était donc pas rentrée ?

Il se leva, s’étira et fit quelques pas. La nuit
commençait à venir, et quelques étoiles se
montraient dans le ciel pâle. Il alla à la fenêtre,
regarda au dehors, puis revint vers la table.

On y voyait encore assez, non pour distinguer
les caractères, mais pour se rendre compte de ce
que pouvait être un papier. Il regarda le


364








télégramme avec stupeur, puis sonna violemment
pour avoir de la lumière.

Dès qu’il put lire, il lut avec avidité les deux
lignes tracées par Valentine :



« Madame d’Arjac, chalet Vincent, Trouville.

« Je viens de faire une maladie grave, venez
me chercher.

« RENÉ. »



Il lut deux fois, puis relut encore, et se
précipita ensuite sur la lettre de Valentine.



« Je ne veux pas te laisser de remords, disait-
elle : je ne veux pas que tu puisses me reprocher
d’avoir manqué de courage ou de fermeté. J’ai
l’air de commettre une lâcheté en t’abandonnant
ainsi, faible et malade encore ; je t’assure
pourtant que jamais la lutte n’a été plus pénible.

« Tu me retrouveras à Paris, toujours la même.
Pardonne-moi et aime-moi. »



365











D’Arjac entra dans une grande colère. Au fond
de lui-même, il savait bien que depuis le jour où
il avait fait venir Valentine à Copenhague, il la
considérait comme lui appartenant et ne pouvant
plus lui être reprise. C’était un vol qu’elle lui
faisait en s’enfuyant ainsi.

La servante entra et lui demanda s’il voulait
dîner. Il la renvoya brusquement et se mit à
regarder l’avenir.

Que pouvait-il faire ? Il était certainement hors
d’état de voyager seul, du moins il le croyait,
n’ayant pas essayé ses forces. Régine allait
recevoir le télégramme, elle l’avait peut-être déjà
reçu ; elle allait sans doute arriver. Si peu
agréable que fût à René la perspective de revoir
sa femme dans de telles circonstances, il ne
pouvait faire autrement que de l’attendre, et en
effet, puisque Valentine était partie, il lui fallait
bien quelqu’un pour s’occuper de lui pendant
cette longue route.

Régine ne viendrait pas seule ; elle avait
beaucoup trop horreur de tout ce qui pouvait


366








l’incommoder ; mais sans doute elle amènerait sa
mère, peut-être son père. Ils repartiraient
évidemment avec lui dès le lendemain, car il ne
fallait pas leur laisser le temps de savoir qu’une
autre femme l’avait soigné auparavant. Le danger
n’était pas bien grand d’ailleurs, la femme qui les
servait ne comprenant pas le français, et ne
s’étant entretenue avec Valentine qu’au moyen
d’un bizarre mélange d’allemand et de signes
télégraphiques.

René ne pouvait donc faire qu’une chose,
attendre : il attendit.

Le cœur plein de colère, dominé cependant
malgré lui par une grande admiration pour celle
qu’il aimait, si ferme dans l’accomplissement de
ce qu’elle considérait comme son devoir, prêt à
pleurer parfois comme un enfant ; d’autres fois se
promettant de la retrouver à Paris et de l’obliger à
être sienne afin qu’un nouveau devoir vînt
remplacer celui auquel elle les immolait tous les
deux, il attendit : les heures lui semblaient de plus
en plus longues, à mesure qu’elles s’ajoutaient les
unes aux autres.



367








Une seconde nuit s’écoula sans qu’il reçût de
réponse ; puis enfin, vers midi, on lui apporta le
télégramme attendu. « Impossible de quitter
Trouville, disait Régine ; ma mère est absente, et
je n’ai personne à qui laisser les enfants. Soignez-
vous bien. »

René resta atterré. Il la savait bien frivole et
sans cœur ; mais qu’elle fût à ce point
insoucieuse de son mari, c’était ce qu’il n’avait
pas prévu. Les enfants n’étaient qu’un prétexte,
c’était visible ; il savait combien peu les pauvres
petits pesaient dans la balance de ses plaisirs et
de ses fantaisies. Elle les avait quittés plus d’une
fois pour quelques jours, quand il s’agissait d’une
partie de plaisir chez une amie. La vérité, c’est
que Régine s’amusait à Trouville et n’avait pas la
moindre envie de quitter un lieu si agréable pour
faire un voyage pénible, ennuyeux, et ramener
près d’elle un mari malade auquel il faudrait
consacrer son temps, ne fût-ce que pour les
convenances.

Après le premier moment de stupeur, René fut
pris d’une rage qui lui donna des forces. Il ne



368








resterait pas une minute de plus à Elseneur,
puisqu’on l’y laissait comme un colis
endommagé qui ne pourrait supporter le
transport. Il régla immédiatement ses affaires, fit
faire sous ses yeux un paquet de ce qui était le
plus indispensable, donna son adresse pour qu’on
lui envoyât le reste, et se fit conduire au chemin
de fer sans perdre une minute.

La servante n’en revenait pas et lui adressait
en danois mille objurgations véhémentes au sujet
de son imprudence. Mais René était dans cet état
d’esprit que l’on pourrait classer sous la
dénomination générale de casse-cou : il voulait
arriver devant Régine et la confondre. Il pouvait,
c’est vrai, mourir en route, ou, tout au moins,
retomber malade et se retrouver seul, plus
misérable que jamais ; mais c’était une chance à
courir, et il la courait.

Contrairement à toutes les prévisions, mais
ainsi qu’il arrive très souvent, les secousses du
voyage firent d’abord à René plus de bien que de
mal. Pendant les premières vingt-quatre heures, il
se crut sauvé. Mais, à mesure que la fatigue



369








s’accumulait sur lui, ses forces déclinaient, et
quand il arriva à Paris, il pouvait tout juste se
tenir debout.

Sa maison était triste : il n’était point attendu :
la concierge, effrayée de sa maigreur et du feu
sinistre de ses yeux, lui prépara un lit, où il
dormit vingt heures, à l’inexprimable effroi de
cette femme, qui le croyait mort.

Quand il se réveilla, il but un excellent
consommé qu’elle lui avait préparé, et se sentit
revivre. Dans l’après-midi, il prit le chemin de fer
et arriva à Trouville vers la nuit.

Il alla droit au chalet de Vincent. Une rage
insatiable lui remplissait le cœur. Il eût presque
voulu   surprendre   sa   femme   dans
l’accomplissement de quelque crime, afin de
pouvoir la frapper.

Il se présenta sur le seuil, si hâve et si défait,
que la femme de chambre en l’apercevant ne put
retenir un cri.

– C’est monsieur ! s’écria-t-elle en courant
prévenir sa maîtresse.




370








On entendait des voix dans la salle à manger :
René ouvrit la porte et se trouva en face de deux
ou trois femmes et autant d’hommes qui riaient
aux éclats.

Régine leva les yeux et resta pétrifiée. Elle
était bien loin de songer à celui-là, par exemple !
Elle le croyait bien tranquillement à Elseneur, en
train de se refaire une petite santé. Elle se leva si
brusquement que sa chaise tomba derrière elle, et
s’écria :

– Mon mari !

– C’est moi, dit René en saluant les hôtes,
dont il ne connaissait que deux.

Personne ne lui offrait de s’asseoir ; il prit une
chaise le long de la muraille, et l’approcha de la
table. Les domestiques effarés préparaient un
couvert pour lui ; mais ils avaient peur de cette
figure maigre et contractée dont le regard ne
présageait rien de bon.

– Eh bien, dit Régine, qui se sentait mal à son
aise et qui voulait reprendre son avantage, vous
voyez bien que vous n’étiez pas si malade,




371








puisque vous êtes revenu tout seul, comme un
grand garçon !

Étonnée de ne pas recevoir de réponse, elle
leva les yeux sur son mari et les ramena aussitôt
vers son assiette, pendant que ses joues se
couvraient de rougeur.

Les invités s’entre-regardaient d’un air fort
ennuyé.

– Comment vont les enfants ? demanda René.

– Très bien, répondit-elle en reprenant son
assurance.

René se leva.

– Je vais les voir, dit-il.

Elle sonna.

– Attendez, dit-elle, je vais les faire apporter.

Elle voulait être présente quand il les verrait ;
c’était la seule façon de regagner quelque terrain
dans l’esprit de ce mari de mauvaise humeur.

La femme de chambre se présenta, encore plus
effarée que lorsqu’elle avait vu René apparaître.

– Faites venir les enfants, dit Régine.


372








La jeune fille réprima un geste nerveux, hésita
et murmura quelque chose très bas.

– Vous dites ? fit Régine avec hauteur.

– Les enfants ne sont pas rentrés, répliqua la
jeune fille aussi pâle que si elle eût été coupable.

– Pas rentrés ? s’écrièrent à la fois le père et la
mère. Il est neuf heures du soir. Il fait nuit depuis
longtemps ! Que peut-il leur être arrivé ?

C’était Régine qui continuait à discourir
suivant son habitude.

– Qu’on les cherche ! dit René d’une voix
brève.

– C’est ce qu’on fait, monsieur, répondit la
jeune fille. C’est même pour cela que le dîner est
si mal servi.

Un grand silence se fit ; plus que jamais, les
hôtes avaient envie de s’en aller.

– C’est pour soigner vos enfants que vous
avez refusé de venir me chercher, dit René d’un
ton glacial.

– Est-ce que je pouvais savoir, moi ? s’écria



373








Régine en larmoyant ; les nourrices rentrent tous
les jours à cinq heures ; j’étais allée faire une
promenade en voiture, je suis revenue un peu
tard, et j’ai oublié de demander...

Elle s’arrêta sous le regard écrasant de René.

Le valet de pied entra précipitamment et dit :

– Voici les nourrices qui reviennent.

Ce fut un grand tohu-bohu de demandes et de
réponses ; les malheureuses femmes, qui,
encouragées par le manque de surveillance
constant, faisaient à peu près tout ce qu’elles
voulaient, s’étaient embarquées dans une trop
longue promenade, avaient perdu leur chemin, et,
surprises par l’obscurité, ne s’étaient retrouvées
qu’en voyant briller les feux de Trouville. Les
enfants dormaient sur leurs bras, bien portants en
apparence. On les congédia, et le dîner put enfin
s’achever.

Lorsqu’on fut sorti de table, René, qui ne se
sentait pas satisfait des explications qu’il avait
reçues, alla voir ses enfants dans leur chambre.
Comme il approchait, il entendit une des




374








nourrices dire à l’autre :

– Pourvu que personne n’aille s’aviser de leur
dire qu’il y avait la rougeole dans cette maison où
nous avons goûté ! c’est pour le coup qu’il n’y
ferait pas bon !

René entra et regarda les enfants couchés dans
leurs berceaux. Ils ne dormaient ni l’un ni l’autre.
Le petit garçon était tranquille ; la petite fille était
inquiète.

René les embrassa et essaya de jouer avec eux,
mais ils n’étaient pas dans la disposition
nécessaire. Il se retira au bout d’un instant, le
cœur étrangement serré.

Son retour au salon fut le signal du départ de
ses hôtes, et il se trouva bientôt seul avec Régine.

Elle essaya de lui faire quelques questions,
mais il les reçut d’une telle façon qu’elle se sentie
vaincue. Maigre et pâle, les yeux brillants de
fièvre et de colère, ce n’était plus du tout le René
qu’elle avait voulu épouser. Elle n’aimait pas les
gens malades : il n’y a rien de plus incommode
dans la vie. Pourquoi était-il tombé malade, aussi,




375








là-bas ? n’était-il pas assez vieux pour prendre
soin de lui-même ?

Pendant qu’elle retournait dans son esprit ses
réflexions bourrues, René la regardait de l’œil
d’un juge.

– Vos enfants sont entrés aujourd’hui dans une
maison infectée de rougeole ; vous ne le savez
pas, c’est moi qui vous l’apprend. Ils pourraient
être morts à l’heure qu’il est, que vous n’en
sauriez peut-être rien. Vous n’êtes ni épouse, ni
mère, Régine. C’est par une erreur de la nature
que vous vous trouvez l’une et l’autre. À partir
d’aujourd’hui tout lien est rompu entre nous. Je
resterai dans cette maison, parce que je veux
surveiller la façon dont mes enfants seront traités.
Tâchez de m’y rendre la vie supportable, sans
quoi nous nous séparerons, et je m’arrangerai de
façon que tous ceux qui nous connaissent me
donnent raison.

Régine l’écoutait la tête basse, vaincue en
apparence, mais en réalité livrée à toutes les rages
de la fureur impuissante. Quand René eut cessé
de parler, elle le regarda.



376








– Vous me détestez ? lui dit-elle d’un ton de
provocation.

D’Arjac recula d’un pas. Il ne savait pas s’il
avait envie de la jeter à la porte ou de lui rire au
nez. La colère prit le dessus.

– Écoutez bien, dit-il en lui serrant fortement
le bras ; j’étais mourant en pays étranger, je vous
ai appelée, vous n’êtes pas venue, alléguant le
soin de nos enfants. J’arrive, et nos enfants sont
perdus : on les retrouve, ils ont passé l’après-midi
dans une maison contaminée, et vous n’en avez
pas le moindre soupçon. Ce n’est donc pas
l’amour maternel qui vous a empêchée de remplir
envers moi le simple devoir d’humanité que tout
ami eût accompli à votre place. Prenez garde que
je ne cherche à connaître le motif qui vous a
retenue ici...

Régine se dégagea d’un mouvement violent.

– Cherchez ! lui jeta-t-elle au visage comme
une insulte. Je suis une honnête femme, moi, ma
vie est au grand jour. – Je suis au-dessus de la
calomnie !




377








– Oui, fit amèrement d’Arjac, l’honnête
femme qui fait battre les hommes et mourir les
femmes de chagrin, pour le plaisir de médire.
Dieu garde les hommes de cœur des femmes
telles que vous ! En vérité, Régine, il vaudrait
mieux pour vous traîner dans la fange et être
capable de quelque mouvement généreux, que de
vivre honnête, impassible, sans cœur !

– Quel monde avez-vous donc fréquenté, mon
cher ? fit Régine avec hauteur. Les filles de
bonne maison comme moi n’ont pas l’habitude
d’un pareil langage...

– Fort bien, répondit René ; veuillez donc me
considérer désormais comme un étranger. Je ne
réserve qu’un seul point : vous portez mon nom,
je saurai le faire respecter.

– À votre aise ! cria-t-elle avec un éclat de rire
moqueur. Je vous engage même à me faire
surveiller. Je vous ai apporté une assez belle dot
pour que vous puissiez payer convenablement
votre police.

Il était près de la porte ; d’un bond il revint sur
elle et lui saisit les deux poignets. Il était faible


378








un instant auparavant, mais alors il eût étranglé
un lion.

Elle essaya de lutter, mais vainement, il la
tenait comme dans un étau. Elle lui mordit les
mains avec un grondement de rage. Il ne sentit
pas les dents dans sa chair saignante. D’un
mouvement puissant, il la jeta à genoux devant
lui sur le tapis, et l’y retint, sans la lâcher.

– Demandez-moi pardon, dit-il, entre ses dents
serrées.

Elle le regarda lâchement, d’un air sournois,
comme un enfant qui mesure la force de son
maître.

– Demandez-moi pardon, répéta-t-il en serrant
plus fort.

– Vous me faites mal, dit-elle, je vais crier au
secours.

– Criez si vous voulez, vos gens entendront ce
que j’ai à vous dire. Demandez-moi pardon.

Elle jeta autour d’elle un regard éperdu, et vit
qu’il fallait céder.

– Pardon, dit-elle, d’un ton bourru.


379








Il ouvrit les mains, elle s’affaissa accroupie
sur ses talons, et continua de le regarder d’un air
haineux.

– Âme basse et méchante ! dit-il en la
regardant de toute sa hauteur. Jamais je ne vous
pardonnerai ce que vous venez de me dire.

– Je ne vous pardonnerai pas non plus ce que
vous venez de me faire, dit-elle en se relevant.

Un peu essoufflée par la lutte qu’elle venait de
soutenir, elle s’appuya d’une main à la table, et
continua de le regarder d’un air de défi.

– Vous n’êtes pas le plus fort, reprit-elle. Il y a
un rôle odieux à jouer, vous pouvez vous y
essayer si vous voulez : c’est celui d’un homme
qui frappe une femme. Je vous amènerai là,
soyez-en persuadé, et par conséquent je serai
toujours plus forte que vous.

Ces paroles rendirent à René son empire sur
lui-même.

– Vous avez raison, répondit-il, je ne suis pas
de votre force, en effet. Où est en ce moment
monsieur votre père ?



380





Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

الهواتف الأصلية والهواتف المقلدة والفرق بينهما

Pirater un compte Facebook

informatique de A