une trahison partie 10
mais René n’y fit point attention. Il
s’arrêta net.
– À madame Moissy, dites-vous ? C’est
impossible !
– Pourquoi donc ? continua l’autre en
reprenant sa promenade. Parce que la
pauvre
petite femme a été si malheureuse dans le
choix
de son premier mari ? Raison de plus pour
en
prendre un second !
Il aurait parlé là-dessus aussi longtemps
qu’on
aurait voulu.
René, dont les oreilles bourdonnaient,
prétexta
une affaire oubliée, sauta dans une
voiture qui
passait et se fit conduire chez Valentine.
Elle était chez
elle. En général, elle rentrait
pour cette heure de l’avant-dîner, où elle
avait le
plus de chances de voir son ami. Toute
l’existence de la jeune femme était
maintenant
subordonnée aux visites de René. Plutôt
que de
courir la chance d’en manquer une, elle
fût restée
six mois sans sortir.
Savez-vous ce
qu’on vient de me dire à
l’instant sur le boulevard ? fit-il, même
avant de
322
prendre le temps de lui dire bonjour.
Il paraissait
si défait qu’elle lui avança une
chaise et mit une main sur l’épaule du
jeune
homme pour le faire asseoir.
– On dit que vous épousez Dubreuil ;
est-ce
vrai ? continua-il avec une violence
comprimée.
Valentine pâlit et le regarda avec effroi.
Comment cette idée absurde avait-elle pu
trouver
crédit dans l’esprit de son ami ?
– Qui a pu vous dire une pareille chose ?
demanda-t-elle, encore mal remise de ce
coup
inattendu.
– On le dit couramment sur les boulevards,
répondit René avec amertume. Mais vous ne
me
donnez pas de réponse. Est-ce vrai ?
Valentine détourna son visage contracté
par la
souffrance. Elle n’avait pas prévu qu’un
jour
René pourrait être jaloux.
– Non, dit-elle simplement, en évitant de
le
regarder.
Il poussa un
soupir de soulagement, et
comprenant soudain combien il la faisait
323
souffrir :
– Pardon, pardon ! s’écria-t-il en
essayant de
lui prendre les mains.
Elle se dégagea et s’assit en face de lui,
un peu
loin.
– Vous pouvez donc croire que l’idée de me
marier entrerait dans ma tête ? dit-elle
gravement.
René se leva
avec emportement.
– Non, je ne le crois pas ! je ne puis pas
le
croire ; mais mettez-vous à ma place. Vous
savez
ce que vous êtes pour moi : tout, et rien.
Je
rencontre un homme qui me dit
tranquillement :
Madame Moissy
va épouser Dubreuil. Que
feriez-vous à ma place ?
– Je sourirais d’un air enchanté, et je
dirais :
Ah ! vraiment ! ou bien je m’en irais de
mauvaise
humeur contre le fâcheux qui colporte de
semblables histoires ; mais je ne m’en
prendrais
pas à la femme que j’aime ; je ne la
soupçonnerais pas d’une trahison !
René se rassit
et demeura triste.
– Vous n’êtes pas méfiante, vous, dit-il
après
324
un instant. C’est le fait de votre
heureuse nature,
d’abord, et puis aussi des circonstances.
Chez
moi tout est mensonge, non, pas mensonge,
mais
à peu près. Connaissez-vous l’à peu près,
Valentine ? Savez-vous ce que c’est que de
savoir
à peu près ce qui se passe, d’entendre
dire à peu
près la vérité ? de voir venir sa femme
avec un air
tranquille, qui dit : J’ai envie d’aller
aux Tuileries
aujourd’hui, et si j’y rencontre madame
une telle,
nous irons peut-être à tel endroit. Cela
veut dire :
J’ai donné rendez-vous à mon amie pour
aller là.
Pourquoi ne pas dire la vérité ? Parce que
j’ai eu
le malheur de trouver madame une telle
trop
évaporée. Au lieu de se ranger bonnement à
mon
avis ou de me tenir tête bravement, ma
femme
arbore le système des demi-vérités et des
à peu
près de situations. Voyez-vous, Valentine,
quand
on vit dans ce milieu-là, on ne sait plus
où est le
vrai, où est le faux, si ceux qui vous
font de la
peine ont l’intention de vous en faire, ou
si c’est
un simple hasard malheureux, ou encore un
ballon d’essai lancé pour voir comment
vous
prendriez quelque chose de plus grave...
Et quand
on est vis-à-vis de la vérité, la vérité
honnête et
325
franche, eh bien ! dans le premier moment,
on en
est tellement désaccoutumé que l’on se
demande
si cette sincérité ne cache pas aussi
quelque
mensonge, si cette franchise n’est pas un
piège.
– Mon pauvre René ! fit doucement
Valentine.
Elle ne songeait plus au chagrin qu’elle
venait
d’éprouver. Qu’était cela auprès de la
coupe
d’amertume sans cesse vidée et sans cesse
renouvelée pour d’Arjac ?
Il leva sur
elle ses yeux attristés, qui
s’éclairèrent doucement pendant qu’il
regardait.
– Vous êtes le repos, et vous êtes la
joie, dit-
il ; une expression reposée vint sur son
visage, et
elle lui sourit en réponse.
– Alors, vous n’épousez pas Dubreuil ?
demanda-t-il avec un sourire railleur à sa
propre
adresse.
– À moins que cela ne vous fasse plaisir ?
répondit-elle sur le même ton.
– Ah ! fit-il avec un retour d’amertume,
Dieu
garde qui que ce soit de se marier pour
faire
plaisir à un autre ! Mais ne parlons pas
de cela.
326
Pouvez-vous savoir d’où vient le propos
ridicule
qui vous prête Dubreuil pour soupirant ?
– Pas
de lui, certainement,
répondit
promptement Valentine. Il vient me voir
assidûment et se montre très dévoué. Lors
de la
mort de M. Moissy, il s’est fort bien
conduit, et
m’a épargné tout ce qui était possible en
fait de
désagréments. Mais ses manières sont
celles d’un
célibataire confirmé, et je ne vois
vraiment pas...
– Ce sera quelque oisif à court de
nouvelles,
reprit René. Mais si ce bruit prend
consistance,
qu’allez-vous faire ?
Valentine resta
silencieuse un instant.
– Partir, dit-elle enfin avec un soupir.
– Toute seule ?
– Évidemment.
– Nous allons encore être séparés !
– Il le faut bien, puisque nous ne pouvons
jamais vivre réunis !
– Que deviendrai-je pendant ce temps-là ?
La physionomie
de Valentine redevint presque
327
joyeuse.
– Faites un voyage ! dit-elle soudain.
Allez
passer l’été quelque part, sous prétexte
d’études,
ou sans prétexte. Vous serez loin de
Paris, moi
aussi ; nous nous écrirons, et au moins...
Elle baissa les yeux pour que René n’y vît
pas
le reste de sa pensée : Au moins si nous
ne
pouvons vivre ensemble, nous n’aurons pas
l’ennui de vivre avec des indifférents.
– J’aimerais mieux vous emmener... fit
d’Arjac, d’une voix rêveuse et comme
endormie.
Savez-vous, Valentine ? Nous nous
retrouverions
dans quelque port lointain, en Suède par
exemple,
et nous voyagerions tout l’été dans ces
contrées
où l’on ne rencontre pas de Parisiens.
Nous nous
installerions au bord d’un lac. Vous avez
toujours
aimé les lacs. Pourquoi pas ? Personne
n’en
saurait rien...
– Et nous-mêmes ? fit Valentine.
Ils se turent
tous deux. René avait fait bien
souvent ce rêve, il n’en parlait jamais ;
mais que
de fois, dans ses heures de solitude, il
s’était
328
imaginé d’enlever Valentine et de s’enfuir
avec
elle en pays perdu ! Si loin, les choses
semblaient
perdre leur nom. Ce qui, à Paris dans la
vie
mondaine, était inavouable, prenait une
grandeur
poétique quand on le voyait à travers la
distance.
Elle ne serait
plus la maîtresse d’un homme
marié ; elle n’arrachait plus à son
intérieur un
père de famille oublieux de ses devoirs,
elle était
Valentine, et
lui était René, deux êtres qui
s’aimaient et pour qui le reste du monde
n’existait plus.
De son côté, madame Moissy sentait peser
sur
elle une torpeur enivrante qui
l’envahissait et
contre laquelle elle ne se sentait pas la
force de
lutter. Elle n’osait lever les yeux vers
René, elle
ne savait pas s’il la regardait ou non,
mais elle
sentait qu’il reprenait possession d’elle,
malgré
qu’elle en eût. Ils ne se parlaient pas,
ils ne se
touchaient pas, ils ne se regardaient pas,
et
pourtant ils étaient tellement pénétrés
l’un de
l’autre que la présence d’un tiers en ce
moment
leur eût fait l’effet d’un arrachement de
leur
propre chair.
329
C’était pour en
arriver là qu’ils avaient tant
lutté ! Six mois de détachement et de
résignation
ne les avaient pas endurcis mieux que cela
! À
quoi bon alors ? S’ils devaient succomber,
était-
ce la peine d’avoir subi tant de misères
et versé
tant de larmes ?
Valentine
essaya de se reprendre, et leva les
yeux. Au même moment, René, quittant sa
place,
vint s’asseoir près d’elle sur le petit
canapé, et lui
prit une main qu’il garda dans la sienne.
Ils ne disaient rien, mais l’étreinte de
René se
resserrait de plus en plus. Toute la
volonté de
Valentine s’en allait sous cette étreinte,
et elle se
sentait prête à quelque lâcheté.
Heureusement
pour elle René parla. Le son de sa voix
rompit
l’enchantement mortel.
– Allons-nous-en, dit-il.
Elle retira sa
main.
– Non ! fit-elle. Ce qui était mal il y a
six mois
est mal aujourd’hui. Écoutez, René, vous
savez si
je suis pleine d’indulgence pour certaines
faiblesses, mais encore faut-il qu’elles
aient une
330
excuse. Nous n’en avons pas.
– Nous nous aimons ! fit-il.
– Ce n’est pas assez. Il y en a d’autres
que
nous qui s’aiment et qui souffrent de
s’aimer ;
ceux-là ont probablement les mêmes excuses
que
nous pour succomber, et dans notre
conscience,
s’ils tombaient, nous les blâmerions.
Ayons le
courage de nous regarder du même œil dont
nous
regarderions autrui.
– Vous êtes trop sage pour moi ! fit René
avec
amertume.
Elle se rapprocha de lui, et d’un geste à
la fois
retenu et passionné, elle lui jeta ses
deux mains
sur les épaules.
– Je vous aime tellement, dit-elle, que je
veux
vous aimer toujours et je veux être
toujours
aimée. Séparons-nous maintenant, mon amour
;
nous avons été séparés une fois déjà, et,
dans ce
temps-là, c’était bien cruel, car nous
souffrions
l’un par l’autre. Maintenant, c’est tout
autre
chose. Essayons de la séparation ; qui
sait ce qui
peut se passer dans nos âmes lorsque nous
ne
331
nous verrons plus ?
– Vous espérez que nous nous détacherons
l’un de l’autre ! fit René en souriant. Il
se sentait
si sûr de lui-même que cette idée lui
semblait
comique.
– Nous détacher, non. Arriver à un état
plus
paisible, peut-être. Essayons.
– Soit, dit le jeune homme, en soupirant.
Cela
ne servira à rien, mais nous pouvons
essayer.
Assis l’un près
de l’autre, comme de vieux
amis, ils se mirent à composer des
itinéraires. Il
irait au nord, elle irait au midi. Elle
avait toujours
eu envie d’aller jusqu’à Vienne. Elle
réaliserait ce
projet, sans cesse différé ; peut-être
même
gagnerait-elle Constantinople.
Elle ne
craignait pas de voyager seule, et ne
s’effrayait de rien.
– J’aurais mieux aimé encore aller en
Espagne, dit-elle, mais ce n’est pas assez
loin... Il
faut que nous soyons séparés pour tout de
bon,
que nous ne puissions nous retrouver en
quarante-huit heures, si la fantaisie nous
en
332
prenait.
René la regarda d’un air mécontent. Il lui
en
voulait d’avoir songé à cela, il y avait
songé lui-
même et n’aurait pas été fâché de se
réserver
cette chance.
Elle se mit à rire, et il l’imita. Ils
avaient l’âme
si contente de leur courage que le chagrin
même
ne les empêchait pas de trouver par-ci
par-là
quelques moments de gaieté.
– Je partirai dans deux ou trois jours,
dit
Valentine, quand tout fut résolu ; vous
avez six
semaines devant vous. J’irai demain
prendre
congé de Régine et embrasser vos enfants.
Ils
sont bien gentils, vos enfants, René.
Voilà votre
joie pour l’avenir.
– Ils vous aimeront bien, fit-il en
baisant la
main de son amie.
– J’y compte. Savez-vous, René, fit-elle
en
appuyant une main sur le bras du jeune
homme
avec un geste plein de confiance, ces
petits m’ont
donné parfois du courage quand j’en
manquais.
Je me disais que pour être aimée d’eux, il
fallait
333
que je fusse digne de les embrasser sans
rougir.
Elle souriait à
d’Arjac avec un abandon
touchant. Ils avaient tellement épuré leur
tendresse que le passé n’existait plus. Il
se pencha
brusquement vers elle et la baisa sur le
front.
– Au revoir, ma chérie, lui dit-il. Je me
sens
très brave en ce moment, ne détruisons pas
cette
heureuse
disposition. Vous m’écrirez
régulièrement ? Et je saurai toujours où
vous
êtes ?
– Sans doute.
– Vous savez que c’est sur vous que je
compte
dans la vie ? Sur nulle autre ? S’il
m’arrivait
quelque chose, c’est à vous que j’aurais
recours ?
– Merci, dit-elle en lui serrant les
mains.
Ils se
quittèrent presque joyeux, comme
emportés dans un grand mouvement généreux
qui
ne leur laissait pas le temps de regarder
en
arrière. C’est la nuit, quand ils furent
seuls, qu’ils
sentirent la douleur de la séparation.
334
XXVI
Le mois d’août battait son plein sur les
plages
grouillantes. Partout des robes
chamarrées, des
ombrelles voyantes, des chevaux
enrubannés, des
gens trop bien vêtus, des enfants
pomponnés, qui
pour avoir les jambes et les bras nus n’en
étaient
pas plus libres dans leurs ajustements.
C’était Paris transporté au bord de la
mer, non
pas le grand beau Paris intellectuel,
toujours prêt
à s’éprendre d’une œuvre d’art, mais le
Paris
mesquin, trop civilisé, qui sent les
parfums, qui
s’inonde de veloutine, qui tient des
propos cruels,
juge les gens sans les entendre, les
condamne
sans les connaître, patauge dans les
réputations,
blague les supériorités et fait des paris
sur la
vertu d’une honnête femme.
C’est ce Paris-là qu’aimait madame d’Arjac
et
dont elle faisait partie. C’est une des
anomalies
du temps présent qu’une femme dont la
conduite
335
est sans tache puisse avoir dans sa
cervelle de
femme vertueuse les mêmes idées, dans la
bouche les mêmes propos qu’une cocotte
entretenue par un prince ou un banquier.
Régine n’avait pas plus de sens moral
qu’une
de celles qui se font payer. Elle n’avait
pas non
plus en elle la moindre étincelle de
passion.
Sa nature froide la laissait insensible à
tout ce
qui ressemblait à de l’amour ; mais elle
joignait à
cette froideur une sorte de dévergondage
de
l’esprit, de curiosité de ces choses
qu’elle ne
pouvait comprendre. Sa conversation était
souvent fort risquée ; dans le fond, bien
que le
langage fût toujours convenable, elle
étalait
l’impudeur de ses propos avec un sans-gêne
parfait ; son raisonnement était celui-ci
: Je ne
fais aucune chose répréhensible, ma vie
est à
jour, et d’ailleurs je suis au-dessus du
soupçon.
Donc, je puis tout dire, car je ne suis
pas prude,
moi !
– Plût à Dieu qu’elle le fût ! pensait un
jour
Dubreuil, qui venait de lui entendre
conter une
histoire plus qu’étrange.
336
Ce n’était pas
l’histoire en elle-même, mais
bien les suppositions auxquelles elle
avait donné
lieu dans l’esprit de Régine, qui
suggéraient à
notre ami cette réflexion charitable.
– Vous n’avez pas l’air d’être de mon
avis,
monsieur Dubreuil ? fit Régine en lui
frappant
légèrement le bras du bout de son
éventail.
– Mon Dieu, madame, fit-il, incapable de
résister au plaisir de lui donner une
petite leçon,
je n’ai pas l’esprit assez investigateur.
Je ne suis
pas capable de me rendre compte des motifs
secrets qui peuvent pousser un homme à
courtiser
une femme et à obtenir ses bonnes grâces.
Il me
suffit que ce soit un fait accompli pour
que je leur
souhaite à l’un et à l’autre toutes les
prospérités
qu’ils peuvent désirer ou mériter suivant
les
circonstances.
– Vous êtes indulgent, fit Régine d’un air
scandalisé. Mais si ces gens, pour
lesquels vous
témoignez tant de sympathie, sont poussés
par
des mobiles où l’amour n’ait rien à voir ?
– Comme l’amour n’est point une substance
qu’on puisse retrouver même à dose
337
infinitésimale dans un appareil Marsh, je
tiens
pour accordé qu’il y en a peu ou beaucoup
dans
toutes les transactions qui se réclament
de lui.
Mais je sais que cette doctrine est
dangereuse ;
aussi, madame, je vous prie de bien
vouloir
l’excuser chez un incorrigible pécheur.
Du moment où Dubreuil devenait sérieux,
Régine n’avait plus envie de causer avec
lui. Elle
choisit une nouvelle victime et se lança
de plus
belle dans une autre conversation.
– À propos, dit quelqu’un, et René ?
– René voyage ! il voyage dans les pays
frais !
Il prend la
glace à l’extérieur, au lieu de la
prendre à l’intérieur comme nous autres.
– Où donc est-il ?
– En Suède, si j’en crois les dernières
nouvelles. Nous nous écrivons peu, vous
savez !
Le télégramme a cela de bon, qu’il a
supprimé de
la correspondance toutes les phrases
inutiles.
– Eh ! eh ! dit Dubreuil, la phraséologie
sentimentale avait du bon... elle
nourrissait les
sentiments...
338
– Vous dites ? fit Régine en se tournant
vivement vers lui.
– Rien, madame ! rien qui mérite votre
attention.
– Mais encore ? insista la jeune femme
d’un
ton presque hostile.
– Je disais seulement que l’ancien
système,
moins télégraphique, avait cela pour lui
qu’il
contraignait les époux à des semblants
d’affection, – pure politesse, si vous
voulez, tels
que les égards que l’on se témoigne entre
gens
bien élevés, et que ces semblants, si faux
qu’ils
puissent être, maintenaient dans les
ménages
certaines formalités de bon goût et de bon
ton,
dont on se départ peut-être trop
facilement à
présent.
– Oh ! fit Régine, avec ou sans
formalités...
Elle agitait légèrement sa main blanche,
chargée de bijoux. L’anneau nuptial pesait
peu à
son doigt effilé. Pour ce qu’il y
comptait, il aurait
tout aussi bien pu ne pas y être ; aussi
disparaissait-il sous les diamants des
autres
339
bagues.
Un rire aimable
accueillit la façon avec
laquelle madame d’Arjac mettait de côté
les
formalités dont parlait Dubreuil. Au
milieu de ce
joli cercle d’hommes oisifs et de femmes
bavardes, elle était sûre d’avoir raison,
car elle
était en même temps la plus oisive et la
plus
imperturbablement loquace.
Le soleil
éclairait et chauffait la grève à
souhait pour les plus exigeants. Les bébés
de
René, béats et
replets, jouissaient de la bonne
chaleur, absorbaient l’air de la mer, si
fortifiant,
qui emplissait de vie leurs petits
poumons. Les
nourrices superbement harnachées, assises
sur le
sable, étalaient avec orgueil sur leurs
genoux les
beaux enfants d’Arjac, enviés par toutes
les
mères. Mais qu’importait à Régine ? Elle
avait
épuisé la coupe d’orgueil maternel ; les
compliments qu’on lui adressait sur ces
deux
petits êtres la laissaient indifférente.
Une chose la
chagrinait, et celle-là provenait de sa
maternité :
elle n’était plus aussi mince
qu’autrefois.
Elle avait beau
faire, malgré ses dénégations et
340
son entêtement à revenir à son ancien tour
de
taille, les robes ne voulaient pas aller,
et il fallait
les élargir...
Ah ! si Régine
avait pu ne jamais avoir
d’enfants et s’en tenir à soixante-quatre
centimètres ! La nature est parfois bien
cruelle
dans ses obstinations déraisonnables.
L’après-midi
s’écoula, longue et fatigante
comme le sont toutes les après-midi pour
ceux
qui ne font rien ; vers sept heures,
Régine, suivie
de ses deux nourrices, rentra chez elle et
commença sa quatrième toilette.
À ce moment
même, Valentine, qui s’était
arrêtée à Vienne, faute de courage pour
aller plus
loin, recevait le télégramme suivant :
« René malade, Copenhague, hôtel National.
»
La dépêche faillit lui tomber des mains.
Elle la
ressaisit et la serra fortement entre ses
doigts,
puis la relut deux fois. Quand elle fut
sûre de
l’avoir comprise, elle sonna.
– Ma note et une voiture, dit-elle, je
laisse mes
bagages.
341
Une heure après, elle roulait en wagon
vers le
Nord.
La terrible chose qu’un voyage, quand on
va
vers ce formidable inconnu : la vie ou la
mort de
l’être que l’on aime le plus au monde !
Dans les circonstances ordinaires, le
voyageur
se laisse prendre par une sorte de torpeur
; il voit
défiler devant la portière du wagon les
paysages,
nouveaux ou déjà connus ; en même temps
dans
son esprit paresseux et alangui, défilent
les
souvenirs, les brusques retours de pensée,
les
associations d’idées, éveillées par une
forme, une
couleur, une ombre... Il roule vers le but
qu’il
s’est proposé, et pendant qu’il est là,
inactif,
presque inerte, la vie semble s’être
arrêtée pour
lui.
Les journaux peuvent paraître. Qu’importe
! il
ne les lira que le lendemain matin ; sous
la
rubrique : « Faits divers », les meurtres,
les
suicides, les accidents de toute espèce
s’entassent
en colonnes menaçantes ; il n’en a point
souci. Il
ne se demande pas si l’incendie ne dévore
point
la maison de son meilleur ami ; il n’y
pourrait
342
rien ; à quoi bon alors les préoccupations
pénibles
ou gênantes ? Se laisser vivre est pour le
moment
son seul devoir.
S’il peut
enrayer la monotonie de ce devoir
par quelque incident aimable, il en est
enchanté et
bénit sa destinée. Qu’une fillette en
jupon court
lui présenter un bouquet de roses à
quelque
station ensevelie sous la verdure ; que
dans une
profonde vallée où court un ruisseau
rapide, une
vieille femme à la coiffure bizarre lui
offre un
panier de fruits magnifiques, cueillis à
l’instant
même pour lui, le voyageur, – lui qui
résume
pour ces pauvres gens de village
l’événement et
le gain de la journée, – il prend les
fruits et les
fleurs, paie, reçoit un sourire et une
révérence, et
l’instant d’après se laisse emporter de
nouveau,
aspirant le parfum de la fleur, jouissant
de la
saveur du fruit.
Les soucis et
les embarras de l’existence le
reprendront lorsqu’il mettra son pied
engourdi sur
le bitume de la gare. En attendant, il se
laisse
vivre, et cela suffit.
Mais lorsque ce
terrible petit morceau de
343
papier bleu qui contient, suivant le
caprice du
destin, tant de joies ou tant de douleurs,
vient
bouleverser une existence, quelle chose
épouvantable que ce renoncement à son
activité,
à son énergie, à sa personnalité ! Pendant
que
durera le voyage, vous n’êtes plus qu’un
colis, un
être nul et sans puissance ; vous ne
pouvez aller
ni plus vite, ni plus lentement. Toutes
les
puissances de votre être tendues vers un
seul but
n’augmenteront pas d’un tour de roue la
rapidité
de la vapeur. L’immobilité devient un
supplice.
La pensée,
prisonnière entre ces murs étroits
capitonnés, qui semblent faits pour
l’étouffer,
vole, revient, retombe sur elle-même. Elle
s’en va
le long des mailles du filet, essaie de
les compter,
pour tromper l’angoisse intérieure qui ne
veut pas
se laisser faire ; puis, impatiente, elle
s’échappe
par la portière ouverte, et court sur les
montagnes
voisines, qui passent lentement, vêtues de
sombre
verdure.
Il ferait bon sous ces ombrages à
l’accablante
chaleur du jour ; mais il faudrait y être
avec l’être
aimé qui attend et qui souffre... Les
roses sont
délicieuses, et leur beauté fragile fait
penser à
344
celles des œuvres immortelles de l’art ;
si l’on
pouvait les emporter à celui qu’on va
retrouver ?
Hélas ! peut-il sentir le parfum des roses
? Est-il
en état de les respirer ? Ses yeux
peuvent-ils
voir ? Si on allait les trouver fermés
pour jamais,
ces yeux qui résument la vie ? Et le
frisson mortel
de l’impatience inutile, impuissante,
parcourt de
la tête aux pieds le prisonnier qui se
rejette en
arrière, appuie sa tête au drap
poussiéreux et
brûlant, et cherche le sommeil... Il ne le
trouvera
pas, mais au moins ses yeux fermés
dérobent aux
indifférents les tortures de son âme.
Le train roule toujours, avec ses arrêts
prévus,
réguliers ; le service se fait comme
d’ordinaire :
les employés crient des noms
inintelligibles de
villes étrangères. Encore tant d’heures !
Mon
Dieu, que c’est long ! On se croyait plus
loin. On
n’arrivera donc jamais ? La pensée un
instant
détournée reprend son cours. Pourquoi
l’a-t-on
quitté, ce pauvre être qui souffre là-bas
? C’était
si simple de ne pas s’imposer ou de ne pas
subir
la séparation ! Quelques lieues ne
suffisaient-
elles pas ? Pourquoi ces grandes distances
?
pourquoi ce voyage lointain, qui crée
sur-le-
345
champ d’infranchissables difficultés ?
Qu’on est
fou de se faire ainsi des chagrins, comme
si la vie
n’en apportait pas assez d’elle-même !
Arrivera-t-on à
temps ? à temps pour le
soigner et le guérir ? Car il ne peut pas
être mort,
c’est impossible. Et pourtant, s’il était
mort ?
Depuis la
veille qu’on roule incessamment, il
peut s’être passé tant de choses ! Le télégramme
était daté du matin, dix heures, après une
mauvaise nuit, sans doute... Et voilà
qu’on
s’arrête encore ! Toujours des stations,
toujours
des arrêts... On arrivera trop tard !
S’il était mort ? Si dans cette banale
chambre
d’hôtel, où le bruit arrive de toutes
parts, au
milieu des omnibus qui vont et viennent,
dans le
fracas des malles descendues et montées,
si l’on
allait trouver la forme adorée rigide,
couverte
d’un drap blanc, le visage aimé, pâle et
tiré, les
yeux fermés avec des ombres violettes dans
l’orbite creusé ?...
C’est
impossible, c’est impossible. Ces
cruautés-là ne peuvent pas être réelles
!...
Ce train
n’arrivera jamais. On regarde sa
346
montre. Trois quarts d’heure de retard...
On
manquera l’express à l’embranchement.
Et l’on manque
l’express. Au moment où le
train en retard, lourd et essoufflé, entre
dans la
gare, on voit fuir le panache de vapeur
alerte et
vif, à petits coups pressés, de l’autre
train qui
s’en va...
Alors vient la
résignation du désespoir. Le
train omnibus part dans une heure. On
prendra
celui-là ; de station en station on aura
l’ennui des
allées et venues bruyantes, des querelles
de
paysans dans une langue étrangère ; les
dames
qui vont d’une ville à l’autre, montent et
descendent encombrées de paquets et de
cartons.
C’est en plus de la fatigue et du chagrin,
toutes
les
mesquineries des petites
misères.
Qu’importe ! on
est en route, et le repos serait
une torture.
C’est ainsi que
Valentine arriva à
Copenhague.
Lorsqu’elle entra dans le vestibule de
l’hôtel,
elle resta interdite, n’osant nommer René.
Les
regards curieux pesaient sur elle comme
des
347
chaînes. Si elle allait apprendre qu’il
était mort !
– M. d’Arjac ? dit-elle enfin.
– Il est très malade, madame. C’est madame
qu’on a demandée par le télégraphe ?
– C’est moi.
On la conduisit
aussitôt dans une chambre
fraîche au premier étage. La brise de mer
agitait
doucement les rideaux ; tout était
tranquille
comme dans une maison particulière. Au
fond de
la grande pièce assombrie par les tentures
brunes,
René, couché dans le lit, regardait la
porte avec
des yeux brillants de fièvre.
– Ma sœur est arrivée ? dit-il d’une voix
forte.
– La sœur de monsieur ? la voici.
Dans le trouble de la maladie, il avait
gardé la
préoccupation de sauver la réputation de
Valentine. Elle
s’approcha rapidement, il lui
tendait les bras, elle l’étreignit, et le
reposa
doucement sur l’oreiller.
– Le médecin sera bien content, dit le
garçon,
qui parlait français. Il était ennuyé de
voir
monsieur malade des fièvres, sans personne
pour
348
le soigner.
– Quand viendra-t-il ?
– Dans une heure.
Valentine ôta
ses vêtements de voyage et
s’assit près du lit de René. La période
d’excitation était finie, il tombait dans
la torpeur.
Elle resta près de lui, qui
s’assoupissait, sans dire
un mot, sans faire un geste. Il était
vivant, il
semblait encore vigoureux, bien que très
abattu ;
on le sauverait probablement. Pour le
moment, il
n’en fallait pas demander davantage.
C’est
précisément ce que dit le médecin une
heure plus tard. René avait attrapé près
des lacs
de Suède une sorte de fièvre paludéenne,
avec
des accès très violents suivis de
prostrations
profondes. Le danger n’était pas imminent
; il ne
viendrait que de l’affaissement des
forces, si l’on
ne parvenait pas à couper la fièvre.
– Monsieur votre frère paraît vous aimer
beaucoup, ajouta le brave homme ; votre
présence peut lui faire un bien infini.
Valentine se
sentait gênée par l’obligation de
349
jouer ce rôle de sœur, imposé par René dans
un
moment de demi-lucidité, et cependant elle
ne
pouvait plus guère le répudier. Elle
l’accepta
donc à contrecœur, et s’installa en
qualité de
garde-malade.
Dans
l’intervalle des accès, René la
reconnaissait, et malgré son extrême
faiblesse, il
lui souriait avec une douceur infinie,
puis il
s’endormait d’un air heureux et reposé.
Sous la
protection de Valentine, aucun mal ne
pouvait
l’atteindre.
Durant les dix
jours qui suivirent, pas une
lettre ne vint de Régine. René fût mort,
Valentine
absente, qu’aucun indice n’eût permis de
supposer qu’il avait une famille.
Lorsqu’il fut
enfin hors de danger, quand la
fièvre rebelle se fut définitivement
éloignée, le
docteur indiqua Elseneur, pour procurer au
convalescent un changement d’air.
Ils partirent dans une grande calèche
pleine de
petits paquets préparés par l’hôtesse, en
vue du
confort de son malade. Le soleil brillait
sur leurs
têtes, le joli ciel du Nord, bleu pâle,
leur faisait
350
fête, la verdure des arbres, déjà touchée
par un
glacis roux, précurseur de l’automne, si
précoce
dans ce pays, offrait aux yeux fatigués de
René
un rideau doux et charmant, pour le
garantir du
reflet des maisons éparses sur la route.
Les bons Danois, au cœur secourable,
regardaient passer la calèche qui roulait
lentement, et plaignaient le pauvre
malade.
Valentine jouissait de cette douce
commisération
avec une reconnaissance émue, et souriait
aux
paysannes qui s’arrêtaient pour les voir.
À l’entrée d’un village, le cocher fit
halte pour
changer de chevaux ; pendant qu’on
attelait, une
petite fille qui avait longtemps contemplé
le
visage amaigri de René, courut à son
jardinet et
revint avec une rose, la seule qu’elle
possédât.
Grimpant sur le
marchepied, elle la remit à
Valentine et lui dit dans son langage :
– Pour le monsieur malade.
Valentine comprit le geste, sinon les
paroles,
et déposa la rose sur les genoux de René,
qui, à
demi éveillé, voyait le monde extérieur
comme
dans un rêve ; puis elle tira sa bourse
pour donner
351
à l’enfant une pièce de monnaie.
– Non ! fit la fillette en secouant la
tête d’un
air fâché.
Valentine remit sa bourse dans sa poche et
fit
signe à la petite de s’approcher. Celle-ci
se
percha pour la seconde fois sur le
marchepied, et
la jeune femme l’embrassa au front. Bien
des
années après, elle se rappela cette rose
offerte par
une enfant danoise au Français malade.
Ils allaient lentement, ils arrivèrent
pourtant :
quelle joie de se trouver dans la
maisonnette qui
les attendait propre et avenante, aux
planchers
neufs, jonchées, comme pour un jour de
fête, de
grès fin et de branches de sapin
fraîchement
coupées !
Sous la fenêtre
s’étendait le port plein de
navires. C’était le soir, et les fanaux se
balançaient aux mâts comme autant
d’astres. La
silhouette imposante du vieux château
royal,
grandie par la nuit, se détachait sur le
ciel plein
d’étoiles.
René fut
installé dans son lit étroit, blanc, qui
352
sentait bon, et s’endormit sur-le-champ.
Valentine resta longtemps à le regarder à
la lueur
tremblante de la veilleuse.
Il était bien à
elle, ce René qu’elle avait
soigné, sauvé peut-être ; pendant les
longues
faiblesses qui suivaient le délire, si
elle n’avait
pas été là, toujours attentive, il ne se
serait sans
doute pas relevé. Des soins mercenaires
n’eussent
jamais pu remplacer cette sollicitude
incessante
de ceux qui aiment, plus nécessaire aux
convalescents que les ordonnances du
médecin.
Il était bien à
elle ! Et elle avait envie de le
garder. Si seulement Régine avait écrit !
Si elle
s’était rappelée par quelque démarche,
fût-ce une
parole banale ! Mais non, elle ne
s’inquiétait
point de son mari. Il se promenait quelque
part en
Suède, c’était fort bien. Elle était à
Trouville,
elle. Qu’y avait-il de commun entre
Trouville et
la
Suède ?
La vague qui avait déferlé un soir sur la
plage
et qui viendrait maintenant mourir aux
pieds de
son mari sur le sable d’Elseneur, était
certes
moins étrangère au convalescent que la
jolie
353
femme choyée qui s’amusait là-bas, au
casino.
Pendant que René, heureux et paisible,
reprenait goût à la vie sous les yeux de
son amie,
celle-ci, pour la première fois depuis
qu’elle avait
renoncé à lui, fut vraiment mordue au cœur
et
dans tout son être par le désir ardent,
irrésistible,
de garder pour elle l’aimé qu’elle avait reconquis
par son amour.
Elle eut envie
de le reprendre, de l’emporter
dans ses bras. C’est elle maintenant qui
éprouva
les tortures de la passion concentrée et
impuissante. Pendant que languissant,
enivré,
paresseux et souriant, heureux d’être
aimé, choyé
comme un enfant, il s’appuyait sur le
dossier de
son fauteuil, tendant à Valentine sa main
souple
et tiède, c’est elle qui fut obligée de
résister à la
tentation insurmontable d’écarter de son
front les
boucles alanguies, de baiser la joue
encore pâle et
de descendre jusqu’aux lèvres qui se
recoloraient
peu à peu.
Tant que René
l’avait suppliée, tant qu’elle
s’était défendue, elle avait eu des forces
;
maintenant elle se sentait glisser peu à
peu dans
354
l’abîme. Il était encore faible et délicat
; une sorte
de grâce enfantine présidait à ses
mouvements :
ses regards même étaient ceux d’un frère ;
mais
le jour où, rendu à la plénitude de la
santé et de la
vie, il ouvrirait ses bras à Valentine,
elle y
tomberait, vaincue d’avance, elle le
savait.
Elle voulut lutter. Elle lui parla de
Régine, de
ses enfants ; elle amena leurs causeries
sur des
sujets relatifs à leur monde, à la vie
parisienne, à
tout ce qui les séparait. Il lui répondait
de bonne
grâce, mais sans intérêt. Il voulait vivre
concentré
dans le présent, tout au plus dans le
passé si
proche encore de sa récente maladie. Sa
pensée
se refusait à aller au-delà.
Il marchait un
peu déjà. Ils allaient s’asseoir
avec des châles et des tapis dans un
endroit
paisible, ensoleillé, près de la mer, et
c’est là
qu’ils passaient les meilleures heures de
la
journée.
On les aimait dans le voisinage ; les
étrangers
qui visitaient le château n’avaient pas
d’occasion
de les voir, ils étaient tranquilles et
perdus dans
cet heureux coin de terre. Qu’arriverait-il
dans
355
quelques jours, demain peut-être ?
Un jour qu’ils s’étaient aventurés un peu
plus
loin, ils rencontrèrent un groupe de
voyageurs.
Ces rencontres n’étaient pas rares.
D’ordinaire les
touristes étaient des habitants de
Copenhague en
excursion, ou bien des Suédois qui avaient
franchi le détroit, parfois des Anglais.
Soudain, dans
l’apparence du groupe qui
venait à eux, quelque chose éveilla
l’attention de
Valentine ;
instinctivement elle baissa son
ombrelle pour cacher son visage.
– On dirait d’Arjac ! fit en français une
voix
derrière elle. Mais il est bien changé.
René fit un mouvement pour se retourner.
Elle
lui mit la main sur le bras pour
l’empêcher, mais
trop tard : ce mouvement avait été vu par
les
promeneurs, qui s’étaient retournés.
Chacun
reprit sa route de son côté ; René et son
amie
rentrèrent au logis, saisis par une
crainte vague et
douloureuse.
Ce réveil de
leur rêve, cet appel à la vie
normale qui voulait les reconquérir, avait
remis
356
devant eux le tableau de toutes leurs
tristesses et
de tous les dangers de la situation.
– Il faut nous en aller d’ici, fit René,
en
répondant ainsi à sa propre pensée.
Partons
demain.
– Tu ne peux pas encore supporter le
voyage,
dit-elle.
Depuis que,
pour tout le monde, ils étaient
frère et sœur, ils étaient tombés dans le
tutoiement, si banal ou si profondément
tendre
suivant l’accent qui l’accompagne.
– Si ces gens-là m’ont reconnu, fit René,
malade ou non, il faut que nous partions
d’ici.
Elle le regarda
avec une sorte d’effroi. Il
paraissait tellement décidé, qu’elle le
sentait
guéri, et capable de lui tenir tête de
façon à être le
plus fort.
– Nous partirons demain, dit-il, et cette
fois, tu
sais, c’est pour tout de bon ; je
n’accepterai pas
de défaite, et nous ne nous quitterons
plus.
Elle le regardait toujours, cherchant dans
son
esprit quelque chose qui pût le
convaincre, et ne
357
trouvant pas. Que pouvait-elle lui dire
qui ne fût
la négation de sa propre pensée, qui ne
fût un
mensonge, et étant donné leur situation,
presque
une absurdité ?
– Demain ? dit-elle, pas encore demain,
après-
demain si tu veux.
– Pourquoi ? demanda-t-il.
– Nous avons des préparatifs à faire. Je
ne
serai pas prête pour demain.
– Après-demain, soit ! dit René.
Il parlait d’un
ton si ferme, qu’elle n’essaya
pas de le contredire. L’instant d’après
elle rentra
dans sa chambre, se prit la tête dans les
mains, et
se demanda ce qu’elle allait faire.
Lui obéir,
partir avec lui, ne plus essayer de
lutter, puisque c’était impossible. Elle
avait cent
raisons pour le faire, pas une pour s’en
défendre.
Elle s’approcha
du meuble où elle gardait ses
effets,
peu nombreux, et
commença
machinalement à les mettre dans sa valise.
Pendant qu’elle accomplissait ce travail,
elle
se répétait intérieurement qu’en effet, il
n’y avait
358
pas d’autre conduite à suivre, qu’ils
s’étaient bien
défendus, et qu’après tout, nul n’est tenu
de faire
des miracles. Elle se le répétait avec une
sorte de
rage, comme si elle n’était pas bien convaincue.
Quand elle eut
à peu près arrangé toutes ses
affaires, elle avait encore à dépenser un
excédant
d’activité nerveuse qu’elle ne pouvait
contenir
dans les limites étroites de
l’appartement.
Elle mit un chapeau et entra dans la
chambre
de René.
Il avait aussi essayé de faire ses
préparatifs de
départ, mais les forces lui avaient
bientôt
manqué ; après avoir mis en désordre tout
ce
qu’il avait pu atteindre, il s’était
trouvé hors
d’haleine et s’était assis dans son grand
fauteuil,
d’où il regardait en riant les objets
épars autour
de lui.
– Je me suis cru bien grand garçon, dit-il
en
riant, quand il vit entrer Valentine, et
je ne suis,
paraît-il, qu’un tout petit bébé. Qui
est-ce qui va
mettre tout cela dans la malle ? Bien sûr,
ce ne
sera pas moi.
359
– Nous avons le temps, dit Valentine, qui
en
un clin d’œil remit tout en place. Ce que
c’est que
de tant présumer de ses forces ! Alors tu
ne
pourrais pas t’en aller tout seul ?
– Si la maison brûlait, peut-être !
répondit
René en riant.
Mais, à moins de nécessité
absolue... Tu sors ?
– J’ai la tête lourde, je vais faire un
tour.
Elle s’approcha
du fauteuil, se pencha sur
René, et
l’embrassa comme un enfant, ainsi
qu’elle faisait toutes les fois qu’elle le
quittait ;
puis elle sortit.
Quelque chose flottait dans son esprit,
elle ne
savait pas quoi. Elle partirait le
surlendemain
avec René, c’était entendu ; elle était
bien
décidée, et cependant elle se sentait
inquiète et
mécontente comme on l’est quand on ne sait
pas
prendre son parti.
Elle avait à la
fois peur et envie de revoir
l’homme dont elle n’avait pas vu le visage
et qui
avait reconnu René. Dans cette idée, elle
se
dirigea vers le port, pensant que
peut-être elle
360
avait plus de chance de le rencontrer là
qu’ailleurs.
Elle ne vit aucun visage français ;
d’honnêtes
figures danoises seules se faisaient voir.
Un
bateau sous pression grondait le long du
quai, et
le poteau indicateur portait Copenhague.
Elle
s’approcha machinalement et demanda à
quelle
heure.
– Dans une heure, lui répondit-on.
Elle reprit son
chemin vers le centre de la
ville, toujours préoccupée, mécontente et
inquiète. Comme elle passait devant le
bureau
télégraphique, une grande lumière se fit
dans son
esprit. Elle entra, écrivit rapidement un
télégramme, en prit une copie qu’elle mit
dans
son portefeuille, paya et retourna chez
elle.
René s’était
endormi, ainsi qu’il lui arrivait
souvent dans l’après-midi. Elle le regarda
longtemps, le cœur plein de pensées
confuses,
toutes également cruelles.
Elle s’assit
devant le petit bureau et se mit à
écrire, sans quitter le dormeur des yeux ;
il lui
361
semblait qu’elle lui parlait en écrivant
ainsi près
de lui. Elle s’arrêta plus d’une fois, la
plume
levée, indécise... Elle se décida enfin à
terminer,
signa, posa sur le papier encore humide le
double
du télégramme qu’elle avait eu soin de
garder,
puis se leva.
Elle s’approcha de René : n’était-ce pas
lâche
de l’abandonner ainsi, quand il avait
encore tant
besoin d’elle ? Si l’émotion et la colère
allaient
lui faire avoir une rechute ? Elle fit un
mouvement vers la table pour déchirer la
lettre
qu’elle venait d’écrire ; mais à ce
moment, René
remua.
Prise de frayeur, elle passa rapidement
derrière
lui et lui posa la main sur le front.
C’était ce geste
qui endormait le malade pendant les nuits
de
fièvre ; elle s’en souvenait bien, et,
sans qu’il pût
la voir, elle le regarda avec une
indicible
expression de désespoir et d’amour.
Il sentit le contact de cette main
bienfaisante,
se réveilla à demi, la porta à ses lèvres
sans
ouvrir les yeux, murmura une parole
indistincte et
se rendormit.
362
Elle se pencha
sur lui, écarta les boucles qui
retombaient sur le front et baisa la place
qu’elles
recouvraient ; puis elle s’éloigna d’un
pas ferme.
Dans sa chambre, elle prit la toute petite
valise
qui par ses dimensions exiguës la
délivrait en
voyage de l’ennui des porteurs, puis elle
sortit de
la maison.
Dix minutes après, elle était à bord du
bateau
qui retournait à Copenhague.
Lorsque la
silhouette du château disparut au
détour d’un promontoire, elle sentit son
cœur se
serrer et détourna son visage du côté de
la mer,
afin que personne ne vit les larmes qui
coulaient
sous son voile. Sa vie n’était-elle pas,
depuis
longtemps, faite de renoncements ?
Qu’importait
un de plus ou de moins ?
363
XXVII
Lorsque René se
réveilla, ce fut avec
l’impression vague qu’il lui manquait
quelque
chose.
Ceux qui ont
fait une longue maladie
connaissent bien ce souci de la
convalescence,
qui fait chercher sans cesse quelque chose
autour
de soi, la santé perdue peut-être.
Après ce premier moment de malaise,
d’Arjac
s’assit sur le canapé où il avait dormi,
et regarda
autour de lui. La présence de Valentine
lui
manquait ; elle n’était donc pas rentrée ?
Il se leva,
s’étira et fit quelques pas. La nuit
commençait à venir, et quelques étoiles se
montraient dans le ciel pâle. Il alla à la
fenêtre,
regarda au dehors, puis revint vers la
table.
On y voyait encore assez, non pour
distinguer
les caractères, mais pour se rendre compte
de ce
que pouvait être un papier. Il regarda le
364
télégramme avec stupeur, puis sonna
violemment
pour avoir de la lumière.
Dès qu’il put lire, il lut avec avidité
les deux
lignes tracées par Valentine :
« Madame d’Arjac, chalet Vincent,
Trouville.
« Je viens de faire une maladie grave,
venez
me chercher.
« RENÉ. »
Il lut deux
fois, puis relut encore, et se
précipita ensuite sur la lettre de
Valentine.
« Je ne veux pas te laisser de remords,
disait-
elle : je ne veux pas que tu puisses me
reprocher
d’avoir manqué de courage ou de fermeté.
J’ai
l’air de commettre une lâcheté en
t’abandonnant
ainsi, faible et malade encore ; je
t’assure
pourtant que jamais la lutte n’a été plus
pénible.
« Tu me retrouveras à Paris, toujours la
même.
Pardonne-moi et aime-moi. »
365
D’Arjac entra dans une grande colère. Au
fond
de lui-même, il savait bien que depuis le
jour où
il avait fait venir Valentine à
Copenhague, il la
considérait comme lui appartenant et ne
pouvant
plus lui être reprise. C’était un vol
qu’elle lui
faisait en s’enfuyant ainsi.
La servante
entra et lui demanda s’il voulait
dîner. Il la renvoya brusquement et se mit
à
regarder l’avenir.
Que pouvait-il faire ? Il était
certainement hors
d’état de voyager seul, du moins il le
croyait,
n’ayant pas essayé ses forces. Régine
allait
recevoir le télégramme, elle l’avait
peut-être déjà
reçu ; elle allait sans doute arriver. Si
peu
agréable que fût à René la perspective de
revoir
sa femme dans de telles circonstances, il
ne
pouvait faire autrement que de l’attendre,
et en
effet, puisque Valentine était partie, il
lui fallait
bien quelqu’un pour s’occuper de lui
pendant
cette longue route.
Régine ne
viendrait pas seule ; elle avait
beaucoup trop horreur de tout ce qui
pouvait
366
l’incommoder ; mais sans doute elle
amènerait sa
mère, peut-être son père. Ils
repartiraient
évidemment avec lui dès le lendemain, car
il ne
fallait pas leur laisser le temps de
savoir qu’une
autre femme l’avait soigné auparavant. Le
danger
n’était pas bien grand d’ailleurs, la
femme qui les
servait ne comprenant pas le français, et
ne
s’étant entretenue avec Valentine qu’au
moyen
d’un bizarre mélange d’allemand et de
signes
télégraphiques.
René ne pouvait donc faire qu’une chose,
attendre : il attendit.
Le cœur plein
de colère, dominé cependant
malgré lui par une grande admiration pour
celle
qu’il aimait, si ferme dans
l’accomplissement de
ce qu’elle considérait comme son devoir,
prêt à
pleurer parfois comme un enfant ; d’autres
fois se
promettant de la retrouver à Paris et de
l’obliger à
être sienne afin qu’un nouveau devoir vînt
remplacer celui auquel elle les immolait
tous les
deux, il attendit : les heures lui
semblaient de plus
en plus longues, à mesure qu’elles
s’ajoutaient les
unes aux autres.
367
Une seconde nuit s’écoula sans qu’il reçût
de
réponse ; puis enfin, vers midi, on lui
apporta le
télégramme attendu. « Impossible de
quitter
Trouville, disait Régine ; ma mère est
absente, et
je n’ai personne à qui laisser les
enfants. Soignez-
vous bien. »
René resta
atterré. Il la savait bien frivole et
sans cœur ; mais qu’elle fût à ce point
insoucieuse de son mari, c’était ce qu’il
n’avait
pas prévu. Les enfants n’étaient qu’un
prétexte,
c’était visible ; il savait combien peu
les pauvres
petits pesaient dans la balance de ses
plaisirs et
de ses fantaisies. Elle les avait quittés
plus d’une
fois pour quelques jours, quand il
s’agissait d’une
partie de plaisir chez une amie. La
vérité, c’est
que Régine s’amusait à Trouville et
n’avait pas la
moindre envie de quitter un lieu si
agréable pour
faire un voyage pénible, ennuyeux, et
ramener
près d’elle un mari malade auquel il
faudrait
consacrer son temps, ne fût-ce que pour
les
convenances.
Après le premier moment de stupeur, René
fut
pris d’une rage qui lui donna des forces.
Il ne
368
resterait pas une minute de plus à
Elseneur,
puisqu’on l’y laissait comme un colis
endommagé qui ne pourrait supporter le
transport. Il régla immédiatement ses affaires,
fit
faire sous ses yeux un paquet de ce qui
était le
plus indispensable, donna son adresse pour
qu’on
lui envoyât le reste, et se fit conduire
au chemin
de fer sans perdre une minute.
La servante n’en revenait pas et lui
adressait
en danois mille objurgations véhémentes au
sujet
de son imprudence. Mais René était dans
cet état
d’esprit que l’on pourrait classer sous la
dénomination générale de casse-cou : il
voulait
arriver devant Régine et la confondre. Il
pouvait,
c’est vrai, mourir en route, ou, tout au
moins,
retomber malade et se retrouver seul, plus
misérable que jamais ; mais c’était une
chance à
courir, et il la courait.
Contrairement à
toutes les prévisions, mais
ainsi qu’il arrive très souvent, les
secousses du
voyage firent d’abord à René plus de bien
que de
mal. Pendant les premières vingt-quatre
heures, il
se crut sauvé. Mais, à mesure que la
fatigue
369
s’accumulait sur lui, ses forces
déclinaient, et
quand il arriva à Paris, il pouvait tout
juste se
tenir debout.
Sa maison était triste : il n’était point
attendu :
la concierge, effrayée de sa maigreur et
du feu
sinistre de ses yeux, lui prépara un lit,
où il
dormit vingt heures, à l’inexprimable
effroi de
cette femme, qui le croyait mort.
Quand il se
réveilla, il but un excellent
consommé qu’elle lui avait préparé, et se
sentit
revivre. Dans l’après-midi, il prit le
chemin de fer
et arriva à Trouville vers la nuit.
Il alla droit
au chalet de Vincent. Une rage
insatiable lui remplissait le cœur. Il eût
presque
voulu
surprendre sa femme
dans
l’accomplissement de quelque crime, afin
de
pouvoir la frapper.
Il se présenta sur le seuil, si hâve et si
défait,
que la femme de chambre en l’apercevant ne
put
retenir un cri.
– C’est monsieur ! s’écria-t-elle en
courant
prévenir sa maîtresse.
370
On entendait des voix dans la salle à
manger :
René ouvrit la porte et se trouva en face
de deux
ou trois femmes et autant d’hommes qui
riaient
aux éclats.
Régine leva les
yeux et resta pétrifiée. Elle
était bien loin de songer à celui-là, par
exemple !
Elle le croyait bien tranquillement à
Elseneur, en
train de se refaire une petite santé. Elle
se leva si
brusquement que sa chaise tomba derrière
elle, et
s’écria :
– Mon mari !
– C’est moi, dit René en saluant les
hôtes,
dont il ne connaissait que deux.
Personne ne lui offrait de s’asseoir ; il
prit une
chaise le long de la muraille, et
l’approcha de la
table. Les domestiques effarés préparaient
un
couvert pour lui ; mais ils avaient peur
de cette
figure maigre et contractée dont le regard
ne
présageait rien de bon.
– Eh bien, dit Régine, qui se sentait mal
à son
aise et qui voulait reprendre son
avantage, vous
voyez bien que vous n’étiez pas si malade,
371
puisque vous êtes revenu tout seul, comme
un
grand garçon !
Étonnée de ne
pas recevoir de réponse, elle
leva les yeux sur son mari et les ramena
aussitôt
vers son assiette, pendant que ses joues
se
couvraient de rougeur.
Les invités
s’entre-regardaient d’un air fort
ennuyé.
– Comment vont les enfants ? demanda René.
– Très bien, répondit-elle en reprenant
son
assurance.
René se leva.
– Je vais les voir, dit-il.
Elle sonna.
– Attendez, dit-elle, je vais les faire
apporter.
Elle voulait être présente quand il les
verrait ;
c’était la seule façon de regagner quelque
terrain
dans l’esprit de ce mari de mauvaise
humeur.
La femme de chambre se présenta, encore
plus
effarée que lorsqu’elle avait vu René
apparaître.
– Faites venir les enfants, dit Régine.
372
La jeune fille réprima un geste nerveux,
hésita
et murmura quelque chose très bas.
– Vous dites ? fit Régine avec hauteur.
– Les enfants ne sont pas rentrés,
répliqua la
jeune fille aussi pâle que si elle eût été
coupable.
– Pas rentrés ? s’écrièrent à la fois le
père et la
mère. Il est neuf heures du soir. Il fait
nuit depuis
longtemps ! Que peut-il leur être arrivé ?
C’était Régine
qui continuait à discourir
suivant son habitude.
– Qu’on les cherche ! dit René d’une voix
brève.
– C’est ce qu’on fait, monsieur, répondit
la
jeune fille. C’est même pour cela que le
dîner est
si mal servi.
Un grand
silence se fit ; plus que jamais, les
hôtes avaient envie de s’en aller.
– C’est pour soigner vos enfants que vous
avez refusé de venir me chercher, dit René
d’un
ton glacial.
– Est-ce que je pouvais savoir, moi ?
s’écria
373
Régine en larmoyant ; les nourrices
rentrent tous
les jours à cinq heures ; j’étais allée
faire une
promenade en voiture, je suis revenue un
peu
tard, et j’ai oublié de demander...
Elle s’arrêta
sous le regard écrasant de René.
Le valet de pied entra précipitamment et
dit :
– Voici les nourrices qui reviennent.
Ce fut un grand tohu-bohu de demandes et
de
réponses ; les malheureuses femmes, qui,
encouragées par le manque de surveillance
constant, faisaient à peu près tout ce
qu’elles
voulaient, s’étaient embarquées dans une
trop
longue promenade, avaient perdu leur
chemin, et,
surprises par l’obscurité, ne s’étaient
retrouvées
qu’en voyant briller les feux de
Trouville. Les
enfants dormaient sur leurs bras, bien portants
en
apparence. On les congédia, et le dîner
put enfin
s’achever.
Lorsqu’on fut
sorti de table, René, qui ne se
sentait pas satisfait des explications
qu’il avait
reçues, alla voir ses enfants dans leur
chambre.
Comme il approchait, il entendit une des
374
nourrices dire à l’autre :
– Pourvu que personne n’aille s’aviser de
leur
dire qu’il y avait la rougeole dans cette
maison où
nous avons goûté ! c’est pour le coup
qu’il n’y
ferait pas bon !
René entra et regarda les enfants couchés
dans
leurs berceaux. Ils ne dormaient ni l’un
ni l’autre.
Le petit garçon était tranquille ; la
petite fille était
inquiète.
René les embrassa et essaya de jouer avec
eux,
mais ils n’étaient pas dans la disposition
nécessaire. Il se retira au bout d’un
instant, le
cœur étrangement serré.
Son retour au salon fut le signal du
départ de
ses hôtes, et il se trouva bientôt seul
avec Régine.
Elle essaya de lui faire quelques
questions,
mais il les reçut d’une telle façon
qu’elle se sentie
vaincue. Maigre et pâle, les yeux
brillants de
fièvre et de colère, ce n’était plus du
tout le René
qu’elle avait voulu épouser. Elle n’aimait
pas les
gens malades : il n’y a rien de plus
incommode
dans la vie. Pourquoi était-il tombé
malade, aussi,
375
là-bas ? n’était-il pas assez vieux pour
prendre
soin de lui-même ?
Pendant qu’elle retournait dans son esprit
ses
réflexions bourrues, René la regardait de
l’œil
d’un juge.
– Vos enfants sont entrés aujourd’hui dans
une
maison infectée de rougeole ; vous ne le
savez
pas, c’est moi qui vous l’apprend. Ils
pourraient
être morts à l’heure qu’il est, que vous
n’en
sauriez peut-être rien. Vous n’êtes ni
épouse, ni
mère, Régine. C’est par une erreur de la
nature
que vous vous trouvez l’une et l’autre. À
partir
d’aujourd’hui tout lien est rompu entre
nous. Je
resterai dans cette maison, parce que je
veux
surveiller la façon dont mes enfants
seront traités.
Tâchez de m’y
rendre la vie supportable, sans
quoi nous nous séparerons, et je
m’arrangerai de
façon que tous ceux qui nous connaissent
me
donnent raison.
Régine
l’écoutait la tête basse, vaincue en
apparence, mais en réalité livrée à toutes
les rages
de la fureur impuissante. Quand René eut
cessé
de parler, elle le regarda.
376
– Vous me détestez ? lui dit-elle d’un ton
de
provocation.
D’Arjac recula
d’un pas. Il ne savait pas s’il
avait envie de la jeter à la porte ou de
lui rire au
nez. La colère prit le dessus.
– Écoutez bien, dit-il en lui serrant
fortement
le bras ; j’étais mourant en pays
étranger, je vous
ai appelée, vous n’êtes pas venue,
alléguant le
soin de nos enfants. J’arrive, et nos
enfants sont
perdus : on les retrouve, ils ont passé
l’après-midi
dans une maison contaminée, et vous n’en
avez
pas le moindre soupçon. Ce n’est donc pas
l’amour maternel qui vous a empêchée de
remplir
envers moi le simple devoir d’humanité que
tout
ami eût accompli à votre place. Prenez
garde que
je ne cherche à connaître le motif qui
vous a
retenue ici...
Régine se
dégagea d’un mouvement violent.
– Cherchez ! lui jeta-t-elle au visage
comme
une insulte. Je suis une honnête femme,
moi, ma
vie est au grand jour. – Je suis au-dessus
de la
calomnie !
377
– Oui, fit amèrement d’Arjac, l’honnête
femme qui fait battre les hommes et mourir
les
femmes de chagrin, pour le plaisir de
médire.
Dieu garde les
hommes de cœur des femmes
telles que vous ! En vérité, Régine, il
vaudrait
mieux pour vous traîner dans la fange et
être
capable de quelque mouvement généreux, que
de
vivre honnête, impassible, sans cœur !
– Quel monde avez-vous donc fréquenté, mon
cher ? fit Régine avec hauteur. Les filles
de
bonne maison comme moi n’ont pas
l’habitude
d’un pareil langage...
– Fort bien, répondit René ; veuillez donc
me
considérer désormais comme un étranger. Je
ne
réserve qu’un seul point : vous portez mon
nom,
je saurai le faire respecter.
– À votre aise ! cria-t-elle avec un éclat
de rire
moqueur. Je vous engage même à me faire
surveiller. Je vous ai apporté une assez
belle dot
pour que vous puissiez payer
convenablement
votre police.
Il était près de la porte ; d’un bond il
revint sur
elle et lui saisit les deux poignets. Il
était faible
378
un instant auparavant, mais alors il eût
étranglé
un lion.
Elle essaya de
lutter, mais vainement, il la
tenait comme dans un étau. Elle lui mordit
les
mains avec un grondement de rage. Il ne
sentit
pas les dents dans sa chair saignante.
D’un
mouvement puissant, il la jeta à genoux
devant
lui sur le tapis, et l’y retint, sans la
lâcher.
– Demandez-moi pardon, dit-il, entre ses
dents
serrées.
Elle le regarda lâchement, d’un air
sournois,
comme un enfant qui mesure la force de son
maître.
– Demandez-moi pardon, répéta-t-il en
serrant
plus fort.
– Vous me faites mal, dit-elle, je vais
crier au
secours.
– Criez si vous voulez, vos gens
entendront ce
que j’ai à vous dire. Demandez-moi pardon.
Elle jeta autour d’elle un regard éperdu,
et vit
qu’il fallait céder.
– Pardon, dit-elle, d’un ton bourru.
379
Il ouvrit les
mains, elle s’affaissa accroupie
sur ses talons, et continua de le regarder
d’un air
haineux.
– Âme basse et méchante ! dit-il en la
regardant de toute sa hauteur. Jamais je
ne vous
pardonnerai ce que vous venez de me dire.
– Je ne vous pardonnerai pas non plus ce
que
vous venez de me faire, dit-elle en se
relevant.
Un peu essoufflée par la lutte qu’elle
venait de
soutenir, elle s’appuya d’une main à la
table, et
continua de le regarder d’un air de défi.
– Vous n’êtes pas le plus fort,
reprit-elle. Il y a
un rôle odieux à jouer, vous pouvez vous y
essayer si vous voulez : c’est celui d’un
homme
qui frappe une femme. Je vous amènerai là,
soyez-en persuadé, et par conséquent je
serai
toujours plus forte que vous.
Ces paroles
rendirent à René son empire sur
lui-même.
– Vous avez raison, répondit-il, je ne
suis pas
de votre force, en effet. Où est en ce
moment
monsieur votre père ?
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