une trahison partie 11





– À la maison de Broye.

– Demain je partirai pour Broye, et nous
réglerons cette affaire ensemble.

Il la salua, sortit, et se fit donner une chambre
à l’hôtel des Roches-Noires, où il passa la nuit.









































381














XXVIII



Le lendemain, il était en proie à une fièvre
violente et ne put se lever.

L’aventure de la veille s’était ébruitée, les
domestiques avaient parlé : on avait vu les
nourrices rentrer sur le tard... Vers deux heures,
le médecin fut mandé au chalet Vincent, pour les
deux enfants qui étaient assez sérieusement
malades.

René ignorait tout cela ; il se retournait
fiévreusement dans son lit, hanté par des
souvenirs du passé, qu’il ne pouvait chasser, et
par la répétition constante de la scène de la veille,
qui s’y mêlait de façon à lui faire perdre l’esprit.
Il envoya chercher le médecin.

C’était précisément celui qui venait de visiter
ses enfants.

– Vous seriez beaucoup mieux chez vous
qu’ici, lui dit le docteur, après l’avoir interrogé.


382








– La maison est trop petite, répondit René ; il
n’y a pas de place pour moi.

– Je suis sûr que madame d’Arjac arrangerait
cela à merveille, reprit le médecin, qui croyait
remplir un devoir en réunissant les époux. Elle
est désolée du malentendu qui a eu lieu entre
vous.

– Vous savez ? dit René, dont les joues se
couvrirent de rougeur à la pensée que les secrets
douloureux de sa vie intime couraient la ville.

– Je sais seulement que madame d’Arjac a été
victime d’une bien fâcheuse coïncidence. Pour
que les nourrices aient perdu leur chemin le jour
de votre arrivée, il a fallu une série de mauvaises
chances...

René tourna la tête du côté du mur.

– J’ai besoin de partir pour Paris, dit-il au bout
d’un instant ; coupez-moi cette fièvre-là avec
n’importe quoi, docteur : le temps presse, et mes
affaires ne peuvent se remettre.

Le médecin s’assit et fit une ordonnance.

Pendant qu’on courait chez le pharmacien,


383








Dubreuil entra sans se faire annoncer. À sa vue,
le visage de René s’éclaira quelque peu. Celui-là,
du moins, ne lui dirait rien de déplaisant ; s’il
avait quelque nouvelle désagréable à lui apporter,
il le ferait avec une telle prudence que d’Arjac
n’aurait pas à rougir devant lui.

– Vous voilà donc revenu ? demanda le
nouveau venu en s’asseyant près du lit.

– J’aurais aussi bien fait de rester là-bas, fit
péniblement René. J’ai trop présumé de mes
forces, je n’étais pas guéri, et me voilà cloué avec
une rechute. J’espère au moins que ce ne sera pas
long. Depuis quand êtes-vous ici ?

– Depuis huit jours. Où étiez-vous quand cela
vous est arrivé ?

– En Danemark.

– Ah ! Lorrey est parti pour la Suède et a dû
passer par Copenhague avec un autre, je ne sais
plus qui... La Suède devient à la mode. Vous ne
l’avez point rencontré ?

René fit signe que non. Sous l’empire de la
fièvre croissante, ses idées s’embrouillaient.



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– Pourquoi n’avez-vous pas fait savoir que
vous étiez si fâcheusement hypothéqué ? On
aurait été vous chercher.

– Vous seriez venu ? fit René avec incrédulité.

– Certainement.

– Ma femme n’a pas voulu, dit le malade. Ma
tête déménage, mon ami.

– Ce ne sera rien, fit Dubreuil d’un ton
encourageant. Dès que l’accès sera fini, on va
vous couper cela. Voulez-vous que je reste ?

– Je veux bien, fit René, en faisant de grands
efforts pour rester maître de sa volonté et de ses
paroles ; mais vous ne direz à personne qu’elle
est venue me soigner.

Le fin Parisien n’eut pas besoin de questionner
pour savoir qui était la femme qui avait soigné
d’Arjac.

– Non, dit-il, je ne dirai rien à personne.

– Elle est partie, elle ne voulait pas rester avec
moi une fois que je serais guéri... Elle dit que j’ai
des devoirs vis-à-vis de ma famille, et que même
si personne n’en savait rien, vis-à-vis de nous-


385








mêmes... On ne lui fera aucun désagrément,
n’est-ce pas ?

– Aucun, répondit Dubreuil, profondément
touché.

– Vous y veillerez ?

– Je vous le promets.

René s’embarqua alors dans des divagations
incohérentes, mais le nom de Valentine ne sortit
pas de ses lèvres. De temps en temps, il se
soulevait d’un air effrayé, pour regarder autour de
lui. En voyant Dubreuil, il se calmait, et
retombait sur l’oreiller.

Il s’assoupit enfin, et son ami put le quitter, en
attendant le moment où il faudrait lui administrer
sa potion.

– Diable ! pensait Dubreuil en se dirigeant
vers l’endroit le plus paisible de la plage, il ne
faut pas qu’un autre que moi reçoive les
confidences de ce brave garçon. Avec la jolie
société que nous avons ici, la pauvre Valentine
n’aurait plus une heure de repos. Me voilà passé
garde-malade ! C’est bien la chose à laquelle je



386








pensais le moins, et pour laquelle je suis le moins
fait.

Il revint au bout d’une heure, administra le
sulfate de quinine suivant les prescriptions du
médecin, et s’installa sur un canapé pour attendre
l’accès suivant, qui ne vint pas.

– Ce que c’est que de prendre la fièvre à
temps ! disait le docteur en se frottant les mains.

Dubreuil pensa à part lui que la tranquillité
morale assurée au malade par sa présence à lui,
Dubreuil, l’homme d’esprit égoïste et sceptique,
était bien pour un peu dans une si belle réussite,
mais il se garda bien d’en souffler mot.

L’accès n’avait été ni long ni violent, mais la
convalescence, brusquement interrompue par le
voyage de René et par les émotions qu’il avait
subies, était à recommencer en entier. Les mêmes
ménagements étaient nécessaires, et le temps
serait aussi long que la première fois.

M. de Broye, mandé par Dubreuil, qui avait
jugé sa présence indispensable, était arrivé dès le
quatrième jour, et sa présence tour à tour près de




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son gendre et au chalet Vincent coupa court aux
propos fâcheux. Dès que René fut transportable,
il insista d’ailleurs pour qu’il vînt occuper au
chalet la chambre qui lui était réservée, et d’Arjac
ne fit pas de résistance. Tant que son beau-père
serait dans la maison, il était assuré que Régine se
comporterait de la façon la plus convenable.

Les enfants eurent la rougeole. La fillette en
fut si malade que pendant vingt-quatre heures on
la crut perdue. Elle revint à la vie cependant et
entra en convalescence, ainsi que son petit frère.
À peine tout le monde fut-il un peu remis, que M.
de Broye insista pour emmener la famille à
Paris : il espérait que le grave différend survenu
entre les époux y trouverait plus facilement une
solution que dans ce pays de cancans et de
racontars, où tout était dangereux, parce que tout
était commenté.

Régine partit un matin, avec ses enfants et
presque tout le personnel. Le lendemain M. de
Broye emmena son gendre et ceux des
domestiques qui étaient restés.

Le jour suivant, lorsque le vieux gentilhomme



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entra dans la chambre de son gendre, il le trouva
debout et prêt à le recevoir.

– Nous avons à causer ensemble, dit René ; si
vous le voulez bien, nous ne retarderons pas plus
longtemps un entretien devenu nécessaire.

– Je suis à vos ordres, fit M. de Broye en
s’asseyant.

– Votre fille vous a sans doute raconté une
scène fort pénible qui a eu lieu entre elle et moi le
soir même de mon arrivée ?

– Je sais qu’elle a eu de très grands torts
envers vous. C’est pour cela, mon gendre, et dans
l’intention de les atténuer de quelque façon, que
je suis resté avec vous...

– Et que vous m’avez témoigné tant d’amitié.
Je vous en remercie, fit René soudain ému ; je
vous supplie de croire que je vous en suis
profondément reconnaissant. Connaissez-vous le
motif de notre différend ?

– Une négligence incontestable de la part de
Régine dans la surveillance de ses enfants,
négligence qui a amené des suites bien fâcheuses,



389








réparées aujourd’hui : elle s’en repent, je vous
l’affirme.

– Il y avait autre chose, reprit René.

Il ouvrit son portefeuille de voyage qu’il avait
placé sur le bureau, et en retira les deux
télégrammes d’Elseneur.

– Voici, dit-il, ce que je lui ai envoyé, voici ce
qu’elle a répondu. En aviez-vous connaissance ?

M. de Broye lut attentivement les deux
documents et resta muet, son honnête visage
empreint d’une anxiété douloureuse.

– Je n’en avais pas connaissance, répondit-il
enfin, sans lever les yeux.

– De plus, au cours de notre discussion,
madame d’Arjac m’a reproché de ne pas lui avoir
apporté une fortune équivalente à la sienne, ou au
moins m’a rappelé que la sienne était
supérieure... Vous comprenez que le gouffre
entre nous est désormais infranchissable.

– Elle n’a pas dit cela ! s’écria le vieux
gentilhomme en se levant brusquement.

– Je vous affirme que si telles n’étaient pas


390








exactement ses paroles, telle au moins était sa
pensée, répondit René, très pâle, le regardant bien
en face.

M. de Broye, fort blême, avait fait quelques
pas. Il revint vers son gendre.

– S’il en est ainsi, dit-il, si ma fille a pu
oublier ce qu’elle doit à ses parents, à son
éducation et à son nom, au point de commettre
cette action, je vous prie, mon gendre, d’accepter
les excuses que son père vous fait, non pour elle,
mais pour lui-même.

– Mon cher ami, fit René en serrant la main
que son beau-père avançait vers lui, j’étais
honoré de votre amitié longtemps avant d’entrer
dans votre famille...

Il s’arrêta, incapable de continuer ; que ce
temps était loin, désormais !

– Régine vous fera des excuses... reprit M. de
Broye.

René l’arrêta du geste.

– Les excuses importent peu, dit-il ; je n’ai
point l’esprit assez étroit pour m’arrêter à ces


391








petites choses. Le différend qui subsiste entre
nous est bien autrement grave. Voici les faits. Je
suis tombé sérieusement malade en pays
étranger ; lorsque je me suis senti en état de
supporter le voyage de retour, mais alors que je
ne pouvais pas encore, ou du moins ne croyais
pas pouvoir me tirer d’affaire seul, ma femme a
reçu un télégramme qui la priait de venir me
chercher. Si, ne désirant pas se déranger, elle
vous avait donné communication de ma
demande, et s’était arrangée de façon à
m’envoyer quelque secours, j’aurais pu la trouver
froide et indifférente, mais je n’en aurais pas été
surpris. Je sais depuis longtemps qu’elle me
considère non comme un ami ou un compagnon,
mais comme un accessoire obligé sans lequel une
femme n’a pas dans la société de position
acceptable et bien définie. Mais ma femme ne
m’a même point donné la preuve de politesse et
de bon goût que les bienséances exigeaient
d’elle ; elle a refusé froidement et simplement de
s’occuper de moi, parce que c’était gênant et
ennuyeux. J’aurais pu mourir là-bas, sans qu’elle
en eût connaissance et sans qu’elle s’en inquiétât



392








autrement que pour se commander un deuil
correct, chez la bonne faiseuse...

La rage l’étouffait. Il s’arrêta pour respirer.

– Je crois que vous vous exagérez un peu les
choses, fit M. de Broye du ton le plus conciliant ;
ma fille est pleine de défauts, mais elle n’est pas
méchante...

– Méchante ? s’écria René ; non, elle n’est pas
méchante. Elle est sans cœur ! Rien ne la touche
ni ne l’intéresse, pas même ses enfants... Mon
cher ami, cet entretien est aussi douloureux pour
vous que pour moi-même, tâchons de l’abréger.
J’ai pris une résolution que je ne modifierai pas :
madame d’Arjac restera aux yeux de tous ma
femme honorée ; mais pour moi, elle n’est plus et
ne sera plus jamais qu’une étrangère.

– René ! s’écria M. de Broye blessé au cœur
par la façon décidée dont son gendre avait
prononcé ces paroles, vous n’y songez pas !
Après trois ans et demi de mariage, vous
prononcez entre votre femme et vous un divorce
réel, sans regrets et sans remords.




393








– Il ne s’agit ici ni de regrets ni de remords, fit
René avec une impatience nerveuse ; madame
d’Arjac ne connaît pas et ne connaîtra jamais les
uns ni les autres. Elle ne m’aime pas... Il hésita
un peu et continua d’une voix altérée : – Je ne
l’aime plus ; nous sommes étrangers l’un à
l’autre. Avec plus de prudence de sa part, nous
eussions pu rester amis, et de même qu’à
beaucoup d’autres, à la plupart des autres,
l’amitié eût suffi à nous faire une existence
heureuse... Maintenant c’est impossible, et j’ai la
triste satisfaction d’ajouter que si nous sommes
désunis, la faute n’en est pas à moi.

Le père de Régine demeura silencieux. Que
pouvait-il répondre à ce que disait son gendre ?

Mieux que personne, il connaissait le vide et
la frivolité de l’esprit de sa fille. Il avait vu se
développer en elle, après le mariage, mille
défauts qu’elle avait cachés jusque-là, ou peut-
être même qui étaient nés spontanément dans un
sol éminemment favorable.

– D’ailleurs, reprit René, cette résolution que
vous considérez comme un malheur, demandez à



394








votre fille ce qu’elle en pense ; vous verrez que
loin de partager votre manière de voir, elle
l’accepte comme une véritable délivrance.

M. de Broye ne répondit pas ; plus d’une fois,
en effet, il avait entendu Régine exprimer des
sentiments analogues à ceux que lui prêtait son
mari ; mais lui, dont la vie conjugale avait été
exempte de nuages, ne pouvait accepter l’idée
d’un ménage ainsi désuni dès le principe.

– Je lui en parlerai, dit-il ; si elle éprouvait des
regrets, si elle témoignait le désir de chercher des
moyens de conciliation...

René secoua la tête.

– Rien n’est plus loin de son esprit, répondit-
il. Pour moi, ma résolution est prise. J’ajouterai
que dorénavant, elle sera maîtresse de dépenser à
son gré le revenu de sa dot. Ma fortune
personnelle me permettra de faire honneur à la
situation de fortune de madame d’Arjac, non sans
m’imposer quelques sacrifices peut-être, mais
d’une manière décente.

– René ! s’écria M. de Broye véritablement




395








bouleversé.

Son gendre continua sans se laisser troubler.

– Je lui laisse la disposition entière de la
voiture ; continuant à vivre aux yeux du monde
comme si rien n’était changé entre nous, je
prendrai à ma charge la moitié de notre vie
commune ; seulement vous comprenez que je
ferai de longs et fréquents voyages.

– Mais c’est tout un plan d’existence !

– Exactement.

Les deux hommes restèrent muets vis-à-vis
l’un de l’autre.

– En vérité, reprit M. de Broye, si je ne vous
connaissais bien, je croirais que les torts de
Régine sont un prétexte dont vous êtes bien aise
de vous prévaloir, pour secouer un joug qui vous
pèse...

René rougit fortement.

– Je suis entré sincèrement dans mes devoirs
d’époux, dit-il. Lorsque je me suis marié, je ne
cherchais qu’à rendre ma femme heureuse, et
j’espérais trouver le bonheur auprès d’elle. Je


396








vous affirme que je n’ai eu jusqu’ici aucun tort
envers elle, aucun... Ce que j’ai ressenti dans mon
cœur en la voyant si différente de ce que j’avais
désiré, ne m’a jamais rendu aveugle ni injuste à
son égard. C’est elle seule qui a rompu nos
liens... Devant vous et devant l’éternelle vérité, je
l’en rends responsable.

Ils se séparèrent le cœur plein de pensées
amères et douloureuses.

M. de Broye aurait bien voulu s’assurer le
concours de sa femme pour endoctriner Régine ;
mais madame de Broye, retenue en Bourgogne
par une maison pleine de visiteurs, ne pouvait
venir, et le père se rappelait maintenant avec quel
esprit d’indiscipline et de révolte les observations
maternelles avaient été reçues par Régine depuis
son mariage.

Non sans une certaine appréhension, il se
rendit dans l’appartement de sa fille, et lui
raconta en quelques mots la conversation qu’il
venait d’avoir avec René.

Dès les premières paroles, le visage de la
jeune femme exprima un dédain mêlé de colère.


397








Elle écouta néanmoins jusqu’au bout, sans
interrompre son père.

– Il veut que je le considère comme un
étranger, fit-elle lorsque M. de Broye eut fini de
parler. Mais il ne pouvait me faire aucune
proposition qui me fût plus agréable ! Je ne
l’aime pas du tout, ce monsieur ! Un moment, j’ai
cru avoir du goût pour lui, mais j’en suis bien
revenue ! Qu’est-ce que je lui demande ? Qu’il
soit le maître de ses actions, et qu’il me laisse
maîtresse des miennes. Il peut être certain que je
ne ferai de ma liberté aucun mauvais usage ! Ah
Dieu ! non ! Je souhaite qu’il ne fasse pas plus de
bruit autour de lui que je n’en ferai moi-même.

Toutes les exhortations furent inutiles. Régine
se trouvait si enchantée du dénouement apporté
par son mari à une situation fausse et
embarrassante, qu’elle pouvait à peine, par égard
pour les bienséances, contenir l’expression de sa
satisfaction. Son père la quitta navré. Cette façon
de comprendre les choses ne donnait que trop
complètement raison à René.





398














XXIX



Dès que son beau-père l’eut quitté, d’Arjac
courut chez Valentine.

Elle l’attendait depuis quinze jours, en proie à
une inexprimable inquiétude, sans nouvelles,
n’osant en demander à personne. Quelqu’un lui
avait dit, en passant, comme une chose sans
importance, que René était à Trouville, mais elle
n’avait osé s’informer de quelle façon il y était
arrivé.

Elle le reconnut à son coup de sonnette, et
resta dans le salon, droite, une main sur son cœur
pour en comprimer les battements.

La porte s’ouvrit ; il entra, pâle, maigre, les
yeux fiévreux, les pommettes brûlantes. La bonne
referma la porte derrière lui, pendant qu’il saluait
froidement Valentine. Dès que les pas de la
servante se furent éloignés, ils tombèrent
irrésistiblement dans les bras l’un de l’autre.



399








Elle l’entraîna vers un canapé, car il
chancelait, s’y assit auprès de lui, et le regarda
avec un sourire trempé de larmes.

Lui semblait la boire des yeux, et parcourait
les traits de ce visage à l’expression si tendre et si
confiante, comme s’il voulait les graver à jamais
dans sa mémoire.

– Tu sais, lui dit-il enfin, en passant la main
sur son front, comme au sortir d’un rêve, elle
n’est pas venue !

– Qui ? demanda Valentine, inquiète et ne
comprenant pas.

– Elle, Régine ! Elle n’est pas venue. Elle a
répondu que les enfants la retenaient... Les
enfants ! ils sont tombés malades, ils ont failli
mourir par sa négligence. Je suis revenu seul.

– Seul ! s’écria madame Moissy. Mon pauvre
aimé, comment as-tu fait ?

– Je ne sais pas, répondit-il avec un geste
découragé. Arrivé à Trouville, les enfants étaient
perdus, elle m’a dit que j’étais moins riche
qu’elle...



400








– Oh ! fit Valentine indignée.

– Oui ! Tu sais bien, toi, que je n’ai pas fait un
mariage d’argent ! Je suis retombé malade.
Dubreuil m’a soigné, et puis mon beau-père est
venu... Enfin, je lui ai dit que j’avais assez de
cette vie, et je suis libre, Valentine, libre !

Elle le regarda avec effroi. Ce langage
entrecoupé qu’elle ne pouvait comprendre lui
semblait celui de la folie. Il lut dans ses yeux et
secoua la tête.

– Non, dit-il, j’ai toute ma raison. Je
t’expliquerai plus tard. Comprends ce que je te
dis : je suis libre. Ma femme n’est plus rien pour
moi. Je suis venu à toi. Je t’adore, fais de moi ce
qu’il te plaira ; mais si tu me repousses, ma vie ne
vaut pas que je la dispute au destin. Je t’adore !

Ils s’étreignirent avec une force nouvelle.
Après un instant de silence, elle se dégagea
doucement.

– Attends-moi, dit-elle.

Elle passa dans la pièce voisine.

Troublé, enfiévré, René ne savait trop s’il ne


401








faisait pas un rêve. Après la violente secousse
qu’il venait d’éprouver, le repos et le silence de
cette maison amie lui faisaient ressentir un
indicible bien-être.

Les objets qui l’environnaient lui rappelaient
cent choses passées, dont le souvenir affectueux
et doux lui revenait avec la persistance d’un
parfum presque effacé, qui ne veut pas se laisser
oublier.

Son cœur malade, ulcéré, criait vers Valentine
comme un enfant qui tend les bras vers le
secours. Elle était bien longtemps absente : est-ce
qu’elle allait faire comme autrefois, à Elseneur, et
l’abandonner dans la peine ?

Au moment où il se soulevait sur le canapé
pour s’informer du motif de son absence, elle
rentra, vêtue de noir, prête à partir, un voile sur le
visage, et son petit sac de voyage à la main.

– La voiture est en bas, dit-elle, partons.

– Partir ! fit René encore mal réveillé de son
pénible rêve.

Elle lui mit une main sur l’épaule et le regarda



402








avec une telle passion, qu’il sentit tout à coup son
cœur battre à rompre sa poitrine.

– J’ai trop lutté, dit-elle, j’ai trop souffert, je
t’ai trop fait souffrir... Tu as brisé ton lien toi-
même, tu t’appartiens, je te reprends. Nous allons
n’importe où, oublier le reste de la vie.
Maintenant c’est moi qui te veux, et je te
garderai.

– C’est bien vrai ? fit-il avec un cri de joie.

– Pour la vie, répondit-elle.

Il l’étreignit de toutes ses forces, et ils
échangèrent un baiser qui résumait toutes leurs
ivresses passées, qui anéantissait le souvenir de
toutes leurs souffrances.

– Partons ! dit-elle en l’entraînant.

Ils arrivèrent à Orléans deux ou trois heures
après. Le hasard de l’heure d’un train les avait
dirigés de ce côté. Qu’importait ? Ils seraient
heureux partout maintenant. La banalité même
d’un appartement d’hôtel ne pouvait jeter
d’ombre déplaisante sur leur bonheur reconquis.
Ils avaient en eux une joie triomphante capable



403








d’ennoblir les choses les plus vulgaires.

Lorsqu’ils se virent enfin seuls avec un feu
pétillant dans la cheminée ; lorsqu’ils eurent
approché un petit canapé pour s’y blottir côte à
côte ; lorsque les bruits du dehors moururent peu
à peu, laissant tomber sur eux le grand
recueillement du silence, Valentine posa sur
l’épaule de René son visage ému.

– Te souviens-tu ? lui dit-elle.

Les pleurs débordèrent de son âme trop pleine,
et René les essuya avec ses lèvres.

Les quatre années douloureuses, les angoisses
du doute, de la trahison supposée, les horreurs de
la séparation, tout disparaissait dans le
rayonnement suprême d’un amour plus grand que
toutes les choses terrestres, supérieur à toutes les
tentations, vainqueur de toutes les épreuves.

Et voici qu’ils se retrouvaient tels que près de
Genève, le jour où un morceau de papier noirci
par un misérable avait changé leurs destins ! Tout
avait vécu, puis succombé autour d’eux ; leur
amour seul était resté debout, métal impérissable,




404








et s’élevait aujourd’hui triomphant au milieu des
ruines d’un monde artificiel effondré sous le coup
de leur légitime colère.

– Je t’aime ! dit Valentine.

– Je t’adore ! répondit René.

Le lendemain de grand matin ils prirent une
voiture afin d’explorer les environs de la ville.
Dans la folie passagère de leur départ, ils
n’avaient pensé qu’à eux-mêmes ; mais au
premier moment de réflexion, la sagesse avait
repris ses droits, et par une bizarrerie du destin,
c’est René qui faisait preuve de raison, au
moment où Valentine, lasse de lutter, était prête à
tout jeter par-dessus bord.

– Nous avons trop souffert à cause du monde,
avait-il dit, pour que ce ne soit pas une absurdité
de le braver aujourd’hui. Toutes nos tortures
passées ne seraient plus que le fruit d’un
enfantillage ridicule, si nous renoncions aux
avantages  d’une  position  en  apparence
inattaquable.

– Mentir encore ? avait dit Valentine.




405








– Qu’importe, puisque nous ne nous mentons
plus à nous-mêmes !

Elle s’était laissé convaincre ; dès les premiers
rayons du soleil, ils commencèrent leur
promenade sur les rives du Loiret, à la recherche
d’une maisonnette où ils pussent se réfugier de
temps à autre.

Cet asile fut bientôt trouvé ; la saison avancée
rendait leur recherche facile. Une toute petite
maison blanche à volets verts, la maison
classique des amoureux et des romanciers, leur
offrit son toit ; ce qui leur était le plus nécessaire,
c’était une belle cheminée, où l’hiver on pût faire
une flambée et se réchauffer à l’aise. La
jardinière se chargea de les servir. Ils passèrent
leur journée à se promener sur les rives de la
rivière ; les repas de l’auberge où ils avaient
laissé leur voiture leur semblèrent délicieux, et
lorsque vint la nuit tombante, ils rentrèrent en
ville serrés l’un contre l’autre comme des enfants
frileux.

Ils avaient peur de tout maintenant. À
Elseneur, cette existence en commun leur



406








paraissait toute simple et toute naturelle ; ne
vivaient-ils pas sous la protection de leur parenté
supposée ! Maintenant, déshabitués de la
confiance d’autrefois, avant l’événement qui les
avait séparés, au milieu de la joie indicible et
profonde qui les faisait vibrer comme les cordes
tendues de quelque instrument merveilleux, ils
étaient pris souvent d’un frisson craintif.

Valentine était moins affectée que René,
cependant. Toutes ses terreurs, tous ses scrupules
s’étaient changés en vaillance. Elle ne voulait pas
voir au-delà de l’heure présente ; à quoi bon ? De
quelque côté qu’elle se tournât, l’horizon était
menaçant. Elle ne voulait en rien savoir. Il lui
suffisait maintenant qu’elle vît le regard de René
se poser sur le sien avec cette expression de
confiance et de tendresse absolue qu’elle
connaissait bien, et qui depuis leur séjour de
Genève était restée dans sa mémoire avec le
regret poignant d’une joie irrémédiablement
perdue.

De tout son bonheur passé, à ses heures de
découragement et de désespoir, c’était ce regard



407








qu’elle avait le plus regretté.

Ils ne devaient revenir à Paris que le
lendemain. Ils combinèrent pendant cette soirée
des plans d’avenir où la stratégie la plus habile
serait mise en œuvre pour cacher leur bonheur
retrouvé.

– Nous ne viendrons pas souvent ici, dit
Valentine, mais il faudra nous arranger pour que
chaque fois, nous ayons deux ou trois jours. Et
puis, nous serons patients, n’est-ce pas, René ?
Après ce que nous avons supporté !...

Lorsque leurs plans furent arrêtés, et
seulement alors, ils semblèrent se souvenir qu’ils
allaient se quitter. En effet, une plus longue
absence pourrait éveiller des soupçons. René
partit le premier, le lendemain matin, afin de
rentrer chez lui comme un homme qui a été
promener ses ennuis ; Valentine revint plus tard,
dans l’après-midi. Ni l’un ni l’autre n’apprit que
son absence eût été défavorablement interprétée.
Ils se revirent avant l’heure du dîner, car ils ne
pouvaient plus passer de journée sans échanger
au moins quelques paroles, et se rassurèrent



408








réciproquement sur les suites de leur témérité. Le
destin, qui les avait si longtemps poursuivis,
semblait désormais les avoir pris sous sa
protection.












































409














XXX



Quinze jours s’écoulèrent.

Paris se remplissait peu à peu. Madame
d’Arjac avait refusé d’accompagner son père à la
maison de Broye. D’abord elle ne se souciait
point d’endurer les remontrances que sa mère ne
manquerait pas de lui faire, et de plus, il lui
plaisait d’user de sa liberté reconquise, de la
situation nouvelle et piquante que lui faisait cette
sorte de séparation non officielle.

Avec le manque de tact et de sens moral qui la
caractérisait, Régine ne craignait pas d’aborder ce
sujet délicat avec certaines de ses amies. Elle
trouvait amusant d’instruire le monde de la façon
dont son avenir était fixé désormais. Ce n’étaient
pas des confidences directes, mais des sous-
entendus, des réflexions aussitôt arrêtées à mi-
route, et terminées par un petit rire ironique et
discret. Si René avait su le rôle que sa femme lui



410








faisait jouer de cette façon, il l’eût probablement
étranglée. Heureusement, il l’ignorait. Ces sortes
de choses n’arrivent jamais aux oreilles des
intéressés.

Pour lui, il ne songeait qu’à une chose :
décider Valentine à faire un nouveau voyage à
Orléans. Son bonheur lui semblait un rêve ; il
voulait le ressaisir et s’assurer qu’il était bien
réel.

Un soir, après dîner, – car Régine donnait à
dîner comme d’habitude, et même un peu plus
qu’autrefois, – Dubreuil prit René à part dans un
coin du fumoir.

– À quelle époque étiez-vous à Elseneur ? lui
demanda-t-il après quelques instants d’un
entretien banal.

D’Arjac chercha dans son souvenir.

– Au commencement de septembre, dit-il ;
pourquoi ?

– Pour peu de chose ; Lorrey prétend vous y
avoir rencontré.

– Je ne l’ai pas vu, répondit sincèrement René,


411








qui pensait en ce moment à la figure de Lorrey.

Dubreuil garda le silence, ce qui fit lever les
yeux à son ami.

– Vous ne l’auriez pas vu, que cela n’aurait
rien d’étonnant, reprit-il au bout d’un instant.
C’est lui qui dit vous avoir vu.

D’Arjac se rappela subitement la rencontre qui
avait provoqué le départ de Valentine, et un flot
de sang, poussé par la crainte, monta à ses joues
encore pâles de ses récentes souffrances.

Dubreuil le vit, et comprit que la situation était
grave.

– C’est un bon garçon, dit-il, mais un
étourneau, qui parle à tort et à travers... Il prétend
que vous étiez là-bas avec votre sœur. C’est ce
que lui aura dit le cicérone. La chose est de peu
d’importance, mais cependant, si elle était de
nature à vous causer quelque ennui...

René perdit la tête à l’idée que Valentine
pouvait se trouver compromise. Deux mois plus
tôt, il eût bravement fait face à l’orage ;
maintenant, il se sentait coupable et fut maladroit.



412








– Il ne peut y avoir là rien qui me cause de
l’ennui, dit-il. Les racontars imbéciles de quelque
paysan étranger ne peuvent pas me faire de tort ;
tout le monde sait bien que je n’ai pas de sœur...

Dubreuil resta soucieux ; d’Arjac continuait de
le regarder d’un air qui voulait être indifférent et
qui était inquiet.

– Eh bien, si vous n’avez pas de sœur, reprit le
brave garçon, c’est peut-être une raison de plus
pour prier Lorrey de ne pas colporter des récits
ridicules sur votre compte...

– Vous savez bien que j’avais prié madame
d’Arjac de venir me chercher, expliqua René,
s’accrochant soudain à cette branche de salut.

– En effet, je m’en souviens, fit Dubreuil, dont
le visage s’éclaircit ; je souhaite pour vous, mon
cher, que notre bon petit ami n’ait déjà raconté
son histoire à trop de monde. Il prétend avoir vu
avec vous une dame jeune et élégante dont il n’a
pas reconnu le visage. Lorsqu’il s’est informé, on
lui a dit que vous habitiez une petite maisonnette
avec votre sœur... on se sera trompé ou on l’aura
trompé, c’est clair. Cependant vous feriez peut-


413








être bien de lui en parler.

René haussa les épaules.

– À quoi bon ? dit-il. Vous savez la vérité.

– C’est juste, je lui en parlerai.

Les deux hommes échangèrent un regard et
soudain se tendirent la main. Dans cette rapide
étreinte, dont la signification profonde fut
masquée par un rire léger et des propos en l’air, il
y avait un serment d’amitié aussi sérieux que
celui du Grütli.

René se rappela la rencontre de Dubreuil dans
le grand corridor de Broye, la nuit où il avait
failli commettre une faute irréparable, et il sentit
que non seulement lui, mais Valentine avait un
défenseur et un ami.

Dès le lendemain, Dubreuil se mit à la
recherche de Lorrey. Malheureusement, comme
cela arrive le plus souvent, il le manqua de cinq
minutes à plusieurs reprises. Le motif pour lequel
il voulait le rencontrer n’était pas de ceux que
l’on peut expliquer par écrit. Demander un
rendez-vous sans donner de raison, eût été non



414








moins compromettant ; il fallait que leur
rencontre eût l’air d’être amenée par le hasard.

Trois jours s’écoulèrent ainsi ; René, qui
venait d’obtenir de Valentine la promesse qu’elle
irait à Orléans le dimanche suivant, ne pensait à
autre chose qu’à ce voyage. Encore fiévreux,
nerveux à l’excès, ébranlé profondément par
toutes ses souffrances, il ne pouvait plus suivre à
la fois plusieurs idées différentes. Une seule
s’emparait de lui et le dominait exclusivement ;
pendant son séjour à Trouville, c’était sa colère
contre Régine ; maintenant, c’était sa tendresse
pour madame Moissy. Le quatrième jour se
trouvait être un vendredi. – Régine inaugurait son
premier vendredi de la saison ; avec un luxe peu
ordinaire de gracieusetés, elle avait attiré chez
elle les amis de Trouville, et quelques-uns de
ceux qui, rentrés de bonne heure à Paris, ne
savaient que faire de leur temps.

Son salon était plein vers cinq heures et
demie ; aidée de deux ou trois jeunes femmes,
elle faisait circuler les verres de Bohême
contenant un doigt de malaga, et les assiettes de



415








Saxe chargées de petits gâteaux. Dubreuil, qui
entrait à ce moment, aperçut Lorrey près de la
cheminée. Décidément vainqueur de sa timidité,
– on ne sait à quelles belles mains féminines il
devait de l’avoir débarrassé de cet encombrant
fardeau, – le jeune homme ne connaissait plus
d’obstacle, et se lançait désormais dans toutes les
conversations, dans toutes les aventures, avec une
témérité des plus dangereuses.

Rien qu’à voir la façon dont il parlait à
Régine, et l’air dont celle-ci l’écoutait, Dubreuil
pressentit qu’il allait se commettre dans ce petit
coin chaud, capitonné, défendu contre les
courants d’air par un paravent japonais, une de
ces sottises épouvantables que rien ne peut
réparer, et qui causent des catastrophes.

Il s’avança vers ce coin privilégié, mais retenu
à chaque pas par un fauteuil poussé à la traverse,
arrêté par un salut, par un sourire, qu’il fallait
rendre, et perdit encore une demi-minute.

Comme il approchait enfin, il entendit la voix
un peu aiguë de madame d’Arjac :

– Comment ! vous étiez là-bas en même temps


416








que mon mari ? Mais alors, c’est vous qui auriez
dû me le ramener ! il ne m’a pas parlé de cette
rencontre.

– Il ne m’a pas vu, madame, c’est là ce qui
explique son silence. J’étais en tenue de voyage ;
de plus, je n’étais pas seul, et comme M. d’Arjac
était...

– Bonjour,  chère  madame,  interrompit
Dubreuil en s’inclinant devant Régine.

Elle lui tendit la main d’un air distrait, et le
visage tourné vers Lorrey :

– Vous disiez, fit-elle, que M. d’Arjac...

– ... était avec sa sœur, continua Lorrey ; j’ai
cru devoir m’abstenir.

– Avec sa sœur ? s’écria Régine.

Sa voix perçante détonna si fort sur le
murmure assourdi des causeries que tout le
monde leva la tête et écouta.

– Voilà comment se font les légendes !
commença Dubreuil en riant.

Avec l’aplomb merveilleux de la sottise,



417








Lorrey lui coupa la parole.

– Je vous affirme qu’il était avec sa sœur ; je
les ai rencontrés ensemble, il lui donnait le bras.

– Mais, fit Régine de sa voix la plus aiguë,
mon mari n’a jamais eu de sœur !

Un tel silence se fit dans le salon que le bruit
d’un éventail tombé sur le tapis y produisit l’effet
d’un coup de tonnerre.

– Lorrey aura pris la charitable hôtesse pour
une belle inconnue, fit Dubreuil ; il a des yeux de
lynx, ce voyageur ; il est capable de découvrir
une femme du monde sous le vêtement national
d’une bourgeoise d’Elseneur.

– Je vous affirme... commença Lorrey.

Tout à coup il eut conscience des regards fixés
sur lui, et le sentiment d’une responsabilité
inconnue tomba sur ses épaules.

– Je puis m’être trompé, balbutia-t-il ; du
moment où d’Arjac n’a pas de sœur, c’est que je
me suis trompé...

Dubreuil entama le récit d’une anecdote
étrange, toute fraîche, du jour même, et les


418








conversations reprirent à demi-voix, mais elles
avaient changé d’objet.

Régine, absorbée dans une pensée méchante,
regardait devant elle d’un air haineux.

– Monsieur Lorrey, fit-elle, lorsque le
bourdonnement des causeries put couvrir sa voix,
comment était-elle, cette sœur de mon mari ?

– Je ne saurais vous dire...

– Mais puisque vous l’avez vue...

– De dos seulement...

Lorrey souffrait horriblement. Il regarda
Dubreuil, qui le foudroyait du regard, et eut une
inspiration du ciel.

– Elle était plutôt petite que grande, dit-il, pas
très mince, un peu lourde...

Cette contrepartie exacte du portrait de
Valentine valut au malencontreux orateur un clin
d’œil imperceptible d’approbation de la part de
son juge.

– Je suis un peu myope, vous savez, conclut-il,
et puis de dos... Ces gens-là parlent très mal le



419








français ; on ne comprend rien à ce qu’ils vous
disent...

– Oui, oui, essayez de vous rattraper, fit
madame d’Arjac avec un sourire si cruel que
Dubreuil en eut le frisson. Vous ne vous en
dédirez pas, quoi que vous fassiez maintenant !

Le salon se vida peu à peu. Quoique le bois se
fût tassé dans la cheminée en un grand monceau
de braise, on eût dit qu’un froid glacial y avait
pénétré par quelque fissure imperceptible.

Lorrey s’était dérobé des premiers ; Dubreuil
sortit le dernier, espérant quelque hasard qui lui
permettrait d’intervenir ; mais au moment où la
pendule sonnait sept heures, il fut contraint de se
retirer.

Comme il descendait l’escalier, une idée lui
vint. Il releva le collet de son paletot et se mit en
faction devant la porte, sous une fraîche petite
pluie fine, qui le pénétrait jusqu’aux os. Après
vingt minutes d’attente, qui lui avaient paru
longues, il fut enfin récompensé de sa patience.

Une voiture de place s’arrêta, et René qui en




420








sortait se mit en devoir de payer le cocher.

– Non, fit Dubreuil en lui retenant le bras ;
retournons vers le centre, j’ai à vous parler.

D’Arjac avait tressailli ; il obéit docilement, et
la voiture redescendit les Champs-Élysées.

– Lorrey a fait sa bêtise, continua Dubreuil ; il
a dit à madame d’Arjac en ma présence que vous
étiez là-bas avec votre sœur. Je n’ai pas pu
empêcher cela. Après, il a fait ce qu’il a pu pour
réparer sa faute, – mais dix personnes l’avaient
entendu ; ceci, c’est la faute de madame d’Arjac,
qui l’a crié tout haut. Sans elle, tout pouvait
encore s’arranger.

René se prit le front dans ses mains.

– Voyons, fit son ami en le secouant
affectueusement, il ne faut pas vous désoler ;
cherchons plutôt les moyens de remédier au mal.
D’abord, vous n’allez pas rentrer chez vous. D’où
venez-vous ?

– De chez madame Moissy.

– Dîne-t-elle chez elle ?

– Oui


421








– C’est bon. Je vais aller la chercher ; j’ai une
vieille amie, qui adore le théâtre ; je la prendrai
en passant, et nous allons nous étaler
effrontément tous les trois au Gymnase ou aux
Variétés, dans une loge bien en vue. Vous, prenez
le chemin de fer pour quelque part... un endroit
où vous n’allez jamais. Vous ne reviendrez que
demain ou après.

– Pourquoi ? demanda René abasourdi.

– Pour vous faire un alibi. Madame d’Arjac va
chercher. Laissez-la chercher ; elle vous fera une
scène, laissez-la faire en haussant les épaules. Et
surtout, d’ici longtemps ne commettez aucune
imprudence qui puisse donner l’éveil.

Pendant que Dubreuil parlait, René se
demandait comment il ferait pour vivre plus d’un
jour sans voir Valentine ; la pensée qui le
dominait était que le surlendemain ils ne
pourraient pas aller à Orléans. Dieu sait
maintenant quand ils pourraient se voir en liberté.

Sous ce coup qui le frappait, d’Arjac semblait
si incapable de penser et d’agir par lui-même que
Dubreuil eut pitié de lui.


422








– Dînons ensemble, dit-il, et puis je vous
conduirai à quelque gare.

– Versailles, fit René, c’est moins loin. Je n’ai
pas le courage d’aller plus loin aujourd’hui.

– Soit. Mais dînons vite. Et demain, en
revenant, allez droit chez moi. J’y serai de quatre
à cinq heures.

Leur repas fut lugubre, malgré toute la bonté
et la prévoyance de Dubreuil. Enfin, celui-ci
déposa son ami devant la gare Saint-Lazare, et
s’en retourna bien en hâte chez madame Moissy.

Elle fut effrayée de le voir, à cette heure
inusitée, et son premier regard demanda s’il était
arrivé un malheur.

– Je vous enlève, nous allons au théâtre, fit
Dubreuil avec une feinte gaieté. Mettez vite un
chapeau, dépêchez-vous.

Elle ne fit pas plus d’objections que René ;
elle comprenait que cet homme n’était pas venu
pour le plaisir de passer une soirée avec elle dans
un théâtre.

Quand ils furent en voiture, il la mit en un mot


423








au courant de la situation, et elle ne témoigna ni
fausse honte, ni pruderie inutile.

Ils se comprenaient d’ailleurs  depuis
longtemps.

– Voilà ce qu’on gagne à se faire sœur de
charité, conclut Dubreuil avec une délicatesse
infinie. Dès que vous avez eu guéri notre ami,
vous avez voulu le rendre à sa famille...

– C’est moi qui ai envoyé le télégramme à
madame   d’Arjac,   répondit   Valentine
simplement ; si je lui avais demandé son avis, il
n’aurait pas consenti.

– Précisément ; eh bien, c’est là ce que
madame Régine pardonnera le moins à la dame
d’Elseneur. Elle n’acceptera pas qu’une autre ait
rempli son devoir à sa place. S’il s’agissait d’une
escapade, ce serait moins grave ; mais une
affection sérieuse et profonde, basée sur
l’estime... Diable ! c’est cela qui est pervers !

La vieille amie de Dubreuil, prévenue pendant
le dîner, les attendait dans la loge dont un garçon
du restaurant avait été retirer le coupon. Ils eurent




424








la chance d’être vus par plusieurs personnes de
leur monde, qui ouvraient un peu de grands yeux
en voyant la sévère madame Moissy en
compagnie d’un jeune homme si brillant.

– On va faire des commentaires sur vous et
moi, dit Dubreuil à Valentine en lui mettant son
manteau, mais tout vaut mieux que ce qui est à
craindre.

– Cela m’est parfaitement égal, répondit-elle.

En ce moment, pour épargner une angoisse à
René, elle si soucieuse du monde jadis, se fût
affichée avec n’importe qui.

Elle rentra chez elle navrée et vaillante, prête à
faire face à tous les périls. Un instant elle eut
envie de reprocher à Dubreuil d’avoir voulu
ménager les choses. Il aurait dû tout simplement
lui envoyer René, et ils seraient partis ensemble,
ouvertement, cette fois, sans souci du scandale...

Puis elle se dit qu’après tout, leur ami avait agi
sagement. S’ils parvenaient à détourner les
soupçons, bien des maux seraient épargnés ; la
fuite leur resterait toujours comme ressource




425








suprême, et René était si peu en état maintenant
de supporter des fatigues et des dangers !

En pensant à sa faiblesse, à sa fatigue, elle
avait pour lui la pitié d’une mère pour un enfant
malade. Toute la tendresse de son cœur s’en alla
cette nuit-là vers le cher absent, qui se lamentait
loin d’elle, et quoique loin l’un de l’autre, ils ne
furent pas séparés une minute.



































426














XXXI



La matinée du lendemain fut terrible pour
Valentine. L’attente d’une catastrophe est
quelquefois plus douloureuse que la catastrophe
elle-même.

Vers deux heures, au moment où, lasse
d’évoquer des craintes pour les conjurer l’instant
d’après, elle venait de prendre un livre, en se
jurant de le lire en entier sans bouger, pour se
forcer à la patience, elle entendit sonner. Aussitôt
la voix de madame d’Arjac résonna dans
l’antichambre.

Valentine se leva brusquement. Si Régine
savait tout ? Eh bien, tant mieux ! Désormais, elle
aurait le champ libre. En ce moment, l’estime du
monde, la considération, l’honneur, ces biens
dont elle avait été jadis si friande, lui paraissaient
puérils et ridicules, en comparaison de la seule
chose vraie : l’amour et la présence de René.



427








– Ah ! ma chère amie, s’écria madame
d’Arjac, qui entra comme un tourbillon et se
précipita dans les bras de Valentine, si vous
saviez comme je suis malheureuse ! On n’a pas
idée de ces choses-là ! Mon mari me trompe
indignement.

Madame Moissy s’était préparée à bien des
éventualités, mais pas à celle-là.

– Asseyez-vous donc, dit-elle au hasard. Vous
avez monté l’escalier trop vite.

Régine obéit machinalement, sans arrêter le
cours de ses épanchements.

– Mon mari me trompe, reprit-elle. Ah ! si
l’on savait ce qu’est le mariage quand on se
marie, comme on resterait fille plutôt que de
s’exposer à de pareilles horreurs ! Figurez-vous,
ma bonne amie, que pendant mon séjour à
Trouville, sous prétexte de voyager, il vivait avec
une femme qu’il faisait passer pour sa sœur !

Madame Moissy, très pâle, écoutait en silence,
les mains croisées devant elle, se demandant ce
qu’elle allait entendre.




428








– Il n’a pas eu honte de m’imposer cet
outrage, continua Régine. Quand l’univers entier
sait qu’il n’a pas de sœur ! Eh bien, si j’avais été
le chercher là-bas, j’en aurais appris de belles !
qui sait ? Il n’a même pas été malade du tout,
peut-être ; et puis ce télégramme, dont il a fait
tant de bruit, c’était encore pour me mieux
tromper ! Il savait que je ne viendrais pas !

– Comment pouvait-il savoir cela ? demanda
froidement Valentine.

Régine sourit subitement et s’empêtra dans sa
réponse.

– Il savait que je ne pouvais pas quitter ma
maison et mes enfants, en pleine saison, pour
faire un voyage difficile et ennuyeux...

Valentine ne quittait pas des yeux la jeune
femme, qui s’embrouillait de plus en plus.

– Enfin, je ne crois pas un mot de cette
maladie...

– Vous avez tort, dit madame Moissy. Je n’ai
pas vu M. d’Arjac lors de son arrivée à
Trouville ; mais si j’en juge par son apparence



429








actuelle, il me paraît avoir été sérieusement
éprouvé.

Régine prit feu comme une pièce d’artillerie.

– Éprouvé ! Et quand il le serait ? La belle
affaire ! Il n’aurait que ce qu’il mérite ! Cet être
indigne, croyez-vous qu’il a osé me maltraiter,
me contraindre à lui demander pardon à genoux...

– Vous l’aviez donc offensé ? demanda
Valentine, dont le visage se couvrit de rougeur à
cette pensée.

– Je lui avais dit... Peu importe ce que je lui
avais dit. Est-ce qu’un homme comme il faut est
excusable d’user de violence envers une femme ?
Non, voyez-vous, ma chère amie, il y a des
choses qu’on ne peut pas supporter.

Elle pressa ses lèvres l’une contre l’autre et
regarda droit devant elle avec une expression de
haine concentrée.

– Mais... que voulez-vous faire ? demanda
Valentine un peu après.

– Ce que je veux ? s’écria Régine avec une
explosion de colère ; trouver cette femme, savoir


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