une trahison partie 11
– À la maison de Broye.
– Demain je partirai pour Broye, et nous
réglerons cette affaire ensemble.
Il la salua, sortit, et se fit donner une
chambre
à l’hôtel des Roches-Noires, où il passa
la nuit.
381
XXVIII
Le lendemain,
il était en proie à une fièvre
violente et ne put se lever.
L’aventure de
la veille s’était ébruitée, les
domestiques avaient parlé : on avait vu les
nourrices rentrer sur le tard... Vers deux
heures,
le médecin fut mandé au chalet Vincent,
pour les
deux enfants qui étaient assez
sérieusement
malades.
René ignorait
tout cela ; il se retournait
fiévreusement dans son lit, hanté par des
souvenirs du passé, qu’il ne pouvait
chasser, et
par la répétition constante de la scène de
la veille,
qui s’y mêlait de façon à lui faire perdre
l’esprit.
Il envoya chercher le médecin.
C’était précisément celui qui venait de
visiter
ses enfants.
– Vous seriez beaucoup mieux chez vous
qu’ici, lui dit le docteur, après l’avoir
interrogé.
382
– La maison est trop petite, répondit René
; il
n’y a pas de place pour moi.
– Je suis sûr que madame d’Arjac
arrangerait
cela à merveille, reprit le médecin, qui
croyait
remplir un devoir en réunissant les époux.
Elle
est désolée du malentendu qui a eu lieu
entre
vous.
– Vous savez ? dit René, dont les joues se
couvrirent de rougeur à la pensée que les
secrets
douloureux de sa vie intime couraient la
ville.
– Je sais seulement que madame d’Arjac a
été
victime d’une bien fâcheuse coïncidence.
Pour
que les nourrices aient perdu leur chemin
le jour
de votre arrivée, il a fallu une série de
mauvaises
chances...
René tourna la
tête du côté du mur.
– J’ai besoin de partir pour Paris, dit-il
au bout
d’un instant ; coupez-moi cette fièvre-là
avec
n’importe quoi, docteur : le temps presse,
et mes
affaires ne peuvent se remettre.
Le médecin
s’assit et fit une ordonnance.
Pendant qu’on
courait chez le pharmacien,
383
Dubreuil entra sans se faire annoncer. À
sa vue,
le visage de René s’éclaira quelque peu.
Celui-là,
du moins, ne lui dirait rien de déplaisant
; s’il
avait quelque nouvelle désagréable à lui
apporter,
il le ferait avec une telle prudence que
d’Arjac
n’aurait pas à rougir devant lui.
– Vous voilà donc revenu ? demanda le
nouveau venu en s’asseyant près du lit.
– J’aurais aussi bien fait de rester
là-bas, fit
péniblement René. J’ai trop présumé de mes
forces, je n’étais pas guéri, et me voilà
cloué avec
une rechute. J’espère au moins que ce ne
sera pas
long. Depuis quand êtes-vous ici ?
– Depuis huit jours. Où étiez-vous quand
cela
vous est arrivé ?
– En Danemark.
– Ah ! Lorrey est parti pour la Suède et a dû
passer par Copenhague avec un autre, je ne
sais
plus qui... La Suède devient à la mode.
Vous ne
l’avez point rencontré ?
René fit signe
que non. Sous l’empire de la
fièvre croissante, ses idées
s’embrouillaient.
384
– Pourquoi n’avez-vous pas fait savoir que
vous étiez si fâcheusement hypothéqué ? On
aurait été vous chercher.
– Vous seriez venu ? fit René avec
incrédulité.
– Certainement.
– Ma femme n’a pas voulu, dit le malade.
Ma
tête déménage, mon ami.
– Ce ne sera rien, fit Dubreuil d’un ton
encourageant. Dès que l’accès sera fini,
on va
vous couper cela. Voulez-vous que je reste
?
– Je veux bien, fit René, en faisant de
grands
efforts pour rester maître de sa volonté
et de ses
paroles ; mais vous ne direz à personne
qu’elle
est venue me soigner.
Le fin Parisien n’eut pas besoin de questionner
pour savoir qui était la femme qui avait
soigné
d’Arjac.
– Non, dit-il, je ne dirai rien à
personne.
– Elle est partie, elle ne voulait pas
rester avec
moi une fois que je serais guéri... Elle
dit que j’ai
des devoirs vis-à-vis de ma famille, et
que même
si personne n’en savait rien, vis-à-vis de
nous-
385
mêmes... On ne lui fera aucun désagrément,
n’est-ce pas ?
– Aucun, répondit Dubreuil, profondément
touché.
– Vous y veillerez ?
– Je vous le promets.
René s’embarqua alors dans des divagations
incohérentes, mais le nom de Valentine ne
sortit
pas de ses lèvres. De temps en temps, il
se
soulevait d’un air effrayé, pour regarder
autour de
lui. En voyant Dubreuil, il se calmait, et
retombait sur l’oreiller.
Il s’assoupit enfin, et son ami put le
quitter, en
attendant le moment où il faudrait lui
administrer
sa potion.
– Diable ! pensait Dubreuil en se
dirigeant
vers l’endroit le plus paisible de la
plage, il ne
faut pas qu’un autre que moi reçoive les
confidences de ce brave garçon. Avec la
jolie
société que nous avons ici, la pauvre
Valentine
n’aurait plus une heure de repos. Me voilà
passé
garde-malade ! C’est bien la chose à
laquelle je
386
pensais le moins, et pour laquelle je suis
le moins
fait.
Il revint au
bout d’une heure, administra le
sulfate de quinine suivant les
prescriptions du
médecin, et s’installa sur un canapé pour
attendre
l’accès suivant, qui ne vint pas.
– Ce que c’est que de prendre la fièvre à
temps ! disait le docteur en se frottant
les mains.
Dubreuil pensa
à part lui que la tranquillité
morale assurée au malade par sa présence à
lui,
Dubreuil, l’homme d’esprit égoïste et
sceptique,
était bien pour un peu dans une si belle
réussite,
mais il se garda bien d’en souffler mot.
L’accès n’avait été ni long ni violent,
mais la
convalescence, brusquement interrompue par
le
voyage de René et par les émotions qu’il
avait
subies, était à recommencer en entier. Les
mêmes
ménagements étaient nécessaires, et le
temps
serait aussi long que la première fois.
M. de Broye,
mandé par Dubreuil, qui avait
jugé sa présence indispensable, était
arrivé dès le
quatrième jour, et sa présence tour à tour
près de
387
son gendre et au chalet Vincent coupa
court aux
propos fâcheux. Dès que René fut
transportable,
il insista d’ailleurs pour qu’il vînt
occuper au
chalet la chambre qui lui était réservée,
et d’Arjac
ne fit pas de résistance. Tant que son
beau-père
serait dans la maison, il était assuré que
Régine se
comporterait de la façon la plus
convenable.
Les enfants
eurent la rougeole. La fillette en
fut si malade que pendant vingt-quatre
heures on
la crut perdue. Elle revint à la vie
cependant et
entra en convalescence, ainsi que son
petit frère.
À peine tout le monde fut-il un peu remis,
que M.
de Broye insista pour emmener la famille à
Paris : il espérait que le grave différend
survenu
entre les époux y trouverait plus
facilement une
solution que dans ce pays de cancans et de
racontars, où tout était dangereux, parce
que tout
était commenté.
Régine partit
un matin, avec ses enfants et
presque tout le personnel. Le lendemain M.
de
Broye emmena
son gendre et ceux des
domestiques qui étaient restés.
Le jour
suivant, lorsque le vieux gentilhomme
388
entra dans la chambre de son gendre, il le
trouva
debout et prêt à le recevoir.
– Nous avons à causer ensemble, dit René ;
si
vous le voulez bien, nous ne retarderons
pas plus
longtemps un entretien devenu nécessaire.
– Je suis à vos ordres, fit M. de Broye en
s’asseyant.
– Votre fille vous a sans doute raconté
une
scène fort pénible qui a eu lieu entre
elle et moi le
soir même de mon arrivée ?
– Je sais qu’elle a eu de très grands
torts
envers vous. C’est pour cela, mon gendre,
et dans
l’intention de les atténuer de quelque
façon, que
je suis resté avec vous...
– Et que vous m’avez témoigné tant
d’amitié.
Je vous en remercie, fit René soudain ému
; je
vous supplie de croire que je vous en suis
profondément reconnaissant.
Connaissez-vous le
motif de notre différend ?
– Une négligence incontestable de la part de
Régine dans la surveillance de ses
enfants,
négligence qui a amené des suites bien
fâcheuses,
389
réparées aujourd’hui : elle s’en repent,
je vous
l’affirme.
– Il y avait autre chose, reprit René.
Il ouvrit son portefeuille de voyage qu’il
avait
placé sur le bureau, et en retira les deux
télégrammes d’Elseneur.
– Voici, dit-il, ce que je lui ai envoyé,
voici ce
qu’elle a répondu. En aviez-vous
connaissance ?
M. de Broye lut
attentivement les deux
documents et resta muet, son honnête
visage
empreint d’une anxiété douloureuse.
– Je n’en avais pas connaissance,
répondit-il
enfin, sans lever les yeux.
– De plus, au cours de notre discussion,
madame d’Arjac m’a reproché de ne pas lui
avoir
apporté une fortune équivalente à la
sienne, ou au
moins m’a rappelé que la sienne était
supérieure... Vous comprenez que le
gouffre
entre nous est désormais infranchissable.
– Elle n’a pas dit cela ! s’écria le vieux
gentilhomme en se levant brusquement.
– Je vous affirme que si telles n’étaient
pas
390
exactement ses paroles, telle au moins
était sa
pensée, répondit René, très pâle, le
regardant bien
en face.
M. de Broye,
fort blême, avait fait quelques
pas. Il revint vers son gendre.
– S’il en est ainsi, dit-il, si ma fille a
pu
oublier ce qu’elle doit à ses parents, à
son
éducation et à son nom, au point de
commettre
cette action, je vous prie, mon gendre,
d’accepter
les excuses que son père vous fait, non
pour elle,
mais pour lui-même.
– Mon cher ami, fit René en serrant la
main
que son beau-père avançait vers lui,
j’étais
honoré de votre amitié longtemps avant
d’entrer
dans votre famille...
Il s’arrêta,
incapable de continuer ; que ce
temps était loin, désormais !
– Régine vous fera des excuses... reprit
M. de
Broye.
René l’arrêta
du geste.
– Les excuses importent peu, dit-il ; je
n’ai
point l’esprit assez étroit pour m’arrêter
à ces
391
petites choses. Le différend qui subsiste
entre
nous est bien autrement grave. Voici les
faits. Je
suis tombé sérieusement malade en pays
étranger ; lorsque je me suis senti en
état de
supporter le voyage de retour, mais alors
que je
ne pouvais pas encore, ou du moins ne
croyais
pas pouvoir me tirer d’affaire seul, ma
femme a
reçu un télégramme qui la priait de venir
me
chercher. Si, ne désirant pas se déranger,
elle
vous avait donné communication de ma
demande, et s’était arrangée de façon à
m’envoyer quelque secours, j’aurais pu la
trouver
froide et indifférente, mais je n’en
aurais pas été
surpris. Je sais depuis longtemps qu’elle
me
considère non comme un ami ou un
compagnon,
mais comme un accessoire obligé sans
lequel une
femme n’a pas dans la société de position
acceptable et bien définie. Mais ma femme
ne
m’a même point donné la preuve de
politesse et
de bon goût que les bienséances exigeaient
d’elle ; elle a refusé froidement et
simplement de
s’occuper de moi, parce que c’était gênant
et
ennuyeux. J’aurais pu mourir là-bas, sans
qu’elle
en eût connaissance et sans qu’elle s’en
inquiétât
392
autrement que pour se commander un deuil
correct, chez la bonne faiseuse...
La rage
l’étouffait. Il s’arrêta pour respirer.
– Je crois que vous vous exagérez un peu
les
choses, fit M. de Broye du ton le plus
conciliant ;
ma fille est pleine de défauts, mais elle
n’est pas
méchante...
– Méchante ? s’écria René ; non, elle
n’est pas
méchante. Elle est sans cœur ! Rien ne la
touche
ni ne l’intéresse, pas même ses enfants...
Mon
cher ami, cet entretien est aussi
douloureux pour
vous que pour moi-même, tâchons de
l’abréger.
J’ai pris une résolution que je ne
modifierai pas :
madame d’Arjac restera aux yeux de tous ma
femme honorée ; mais pour moi, elle n’est
plus et
ne sera plus jamais qu’une étrangère.
– René ! s’écria M. de Broye blessé au
cœur
par la façon décidée dont son gendre avait
prononcé ces paroles, vous n’y songez pas
!
Après trois ans
et demi de mariage, vous
prononcez entre votre femme et vous un
divorce
réel, sans regrets et sans remords.
393
– Il ne s’agit ici ni de regrets ni de
remords, fit
René avec une impatience nerveuse ; madame
d’Arjac ne connaît pas et ne connaîtra
jamais les
uns ni les autres. Elle ne m’aime pas...
Il hésita
un peu et continua d’une voix altérée : –
Je ne
l’aime plus ; nous sommes étrangers l’un à
l’autre. Avec plus de prudence de sa part,
nous
eussions pu rester amis, et de même qu’à
beaucoup d’autres, à la plupart des
autres,
l’amitié eût suffi à nous faire une
existence
heureuse... Maintenant c’est impossible,
et j’ai la
triste satisfaction d’ajouter que si nous
sommes
désunis, la faute n’en est pas à moi.
Le père de
Régine demeura silencieux. Que
pouvait-il répondre à ce que disait son
gendre ?
Mieux que personne, il connaissait le vide
et
la frivolité de l’esprit de sa fille. Il
avait vu se
développer en elle, après le mariage,
mille
défauts qu’elle avait cachés jusque-là, ou
peut-
être même qui étaient nés spontanément
dans un
sol éminemment favorable.
– D’ailleurs, reprit René, cette
résolution que
vous considérez comme un malheur, demandez
à
394
votre fille ce qu’elle en pense ; vous verrez
que
loin de partager votre manière de voir,
elle
l’accepte comme une véritable délivrance.
M. de Broye ne répondit pas ; plus d’une
fois,
en effet, il avait entendu Régine exprimer
des
sentiments analogues à ceux que lui
prêtait son
mari ; mais lui, dont la vie conjugale
avait été
exempte de nuages, ne pouvait accepter
l’idée
d’un ménage ainsi désuni dès le principe.
– Je lui en parlerai, dit-il ; si elle
éprouvait des
regrets, si elle témoignait le désir de
chercher des
moyens de conciliation...
René secoua la
tête.
– Rien n’est plus loin de son esprit,
répondit-
il. Pour moi, ma résolution est prise.
J’ajouterai
que dorénavant, elle sera maîtresse de
dépenser à
son gré le revenu de sa dot. Ma fortune
personnelle me permettra de faire honneur
à la
situation de fortune de madame d’Arjac,
non sans
m’imposer quelques sacrifices peut-être,
mais
d’une manière décente.
– René ! s’écria M. de Broye véritablement
395
bouleversé.
Son gendre
continua sans se laisser troubler.
– Je lui laisse la disposition entière de
la
voiture ; continuant à vivre aux yeux du
monde
comme si rien n’était changé entre nous,
je
prendrai à ma charge la moitié de notre
vie
commune ; seulement vous comprenez que je
ferai de longs et fréquents voyages.
– Mais c’est tout un plan d’existence !
– Exactement.
Les deux hommes
restèrent muets vis-à-vis
l’un de l’autre.
– En vérité, reprit M. de Broye, si je ne
vous
connaissais bien, je croirais que les
torts de
Régine sont un prétexte dont vous êtes
bien aise
de vous prévaloir, pour secouer un joug
qui vous
pèse...
René rougit
fortement.
– Je suis entré sincèrement dans mes
devoirs
d’époux, dit-il. Lorsque je me suis marié,
je ne
cherchais qu’à rendre ma femme heureuse,
et
j’espérais trouver le bonheur auprès
d’elle. Je
396
vous affirme que je n’ai eu jusqu’ici
aucun tort
envers elle, aucun... Ce que j’ai ressenti
dans mon
cœur en la voyant si différente de ce que
j’avais
désiré, ne m’a jamais rendu aveugle ni
injuste à
son égard. C’est elle seule qui a rompu nos
liens... Devant vous et devant l’éternelle
vérité, je
l’en rends responsable.
Ils se
séparèrent le cœur plein de pensées
amères et douloureuses.
M. de Broye
aurait bien voulu s’assurer le
concours de sa femme pour endoctriner
Régine ;
mais madame de Broye, retenue en Bourgogne
par une maison pleine de visiteurs, ne
pouvait
venir, et le père se rappelait maintenant
avec quel
esprit d’indiscipline et de révolte les
observations
maternelles avaient été reçues par Régine
depuis
son mariage.
Non sans une certaine
appréhension, il se
rendit dans l’appartement de sa fille, et
lui
raconta en quelques mots la conversation
qu’il
venait d’avoir avec René.
Dès les
premières paroles, le visage de la
jeune femme exprima un dédain mêlé de
colère.
397
Elle écouta
néanmoins jusqu’au bout, sans
interrompre son père.
– Il veut que je le considère comme un
étranger, fit-elle lorsque M. de Broye eut
fini de
parler. Mais il ne pouvait me faire aucune
proposition qui me fût plus agréable ! Je
ne
l’aime pas du tout, ce monsieur ! Un
moment, j’ai
cru avoir du goût pour lui, mais j’en suis
bien
revenue ! Qu’est-ce que je lui demande ?
Qu’il
soit le maître de ses actions, et qu’il me
laisse
maîtresse des miennes. Il peut être
certain que je
ne ferai de ma liberté aucun mauvais usage
! Ah
Dieu ! non ! Je souhaite qu’il ne fasse
pas plus de
bruit autour de lui que je n’en ferai
moi-même.
Toutes les exhortations furent inutiles.
Régine
se trouvait si enchantée du dénouement
apporté
par son mari à une situation fausse et
embarrassante, qu’elle pouvait à peine,
par égard
pour les bienséances, contenir
l’expression de sa
satisfaction. Son père la quitta navré.
Cette façon
de comprendre les choses ne donnait que
trop
complètement raison à René.
398
XXIX
Dès que son
beau-père l’eut quitté, d’Arjac
courut chez Valentine.
Elle l’attendait depuis quinze jours, en
proie à
une inexprimable inquiétude, sans
nouvelles,
n’osant en demander à personne. Quelqu’un
lui
avait dit, en passant, comme une chose
sans
importance, que René était à Trouville,
mais elle
n’avait osé s’informer de quelle façon il
y était
arrivé.
Elle le
reconnut à son coup de sonnette, et
resta dans le salon, droite, une main sur
son cœur
pour en comprimer les battements.
La porte
s’ouvrit ; il entra, pâle, maigre, les
yeux fiévreux, les pommettes brûlantes. La
bonne
referma la porte derrière lui, pendant
qu’il saluait
froidement Valentine. Dès que les pas de
la
servante se furent éloignés, ils tombèrent
irrésistiblement dans les bras l’un de
l’autre.
399
Elle l’entraîna
vers un canapé, car il
chancelait, s’y assit auprès de lui, et le
regarda
avec un sourire trempé de larmes.
Lui semblait la
boire des yeux, et parcourait
les traits de ce visage à l’expression si
tendre et si
confiante, comme s’il voulait les graver à
jamais
dans sa mémoire.
– Tu sais, lui dit-il enfin, en passant la
main
sur son front, comme au sortir d’un rêve,
elle
n’est pas venue !
– Qui ? demanda Valentine, inquiète et ne
comprenant pas.
– Elle, Régine ! Elle n’est pas venue.
Elle a
répondu que les enfants la retenaient...
Les
enfants ! ils sont tombés malades, ils ont
failli
mourir par sa négligence. Je suis revenu
seul.
– Seul ! s’écria madame Moissy. Mon pauvre
aimé, comment as-tu fait ?
– Je ne sais pas, répondit-il avec un
geste
découragé. Arrivé à Trouville, les enfants
étaient
perdus, elle m’a dit que j’étais moins
riche
qu’elle...
400
– Oh ! fit Valentine indignée.
– Oui ! Tu sais bien, toi, que je n’ai pas
fait un
mariage d’argent ! Je suis retombé malade.
Dubreuil m’a soigné, et puis mon beau-père
est
venu... Enfin, je lui ai dit que j’avais
assez de
cette vie, et je suis libre, Valentine,
libre !
Elle le regarda
avec effroi. Ce langage
entrecoupé qu’elle ne pouvait comprendre
lui
semblait celui de la folie. Il lut dans
ses yeux et
secoua la tête.
– Non, dit-il, j’ai toute ma raison. Je
t’expliquerai plus tard. Comprends ce que
je te
dis : je suis libre. Ma femme n’est plus
rien pour
moi. Je suis venu à toi. Je t’adore, fais
de moi ce
qu’il te plaira ; mais si tu me repousses,
ma vie ne
vaut pas que je la dispute au destin. Je
t’adore !
Ils s’étreignirent avec une force
nouvelle.
Après un
instant de silence, elle se dégagea
doucement.
– Attends-moi, dit-elle.
Elle passa dans
la pièce voisine.
Troublé,
enfiévré, René ne savait trop s’il ne
401
faisait pas un rêve. Après la violente
secousse
qu’il venait d’éprouver, le repos et le
silence de
cette maison amie lui faisaient ressentir
un
indicible bien-être.
Les objets qui l’environnaient lui
rappelaient
cent choses passées, dont le souvenir
affectueux
et doux lui revenait avec la persistance
d’un
parfum presque effacé, qui ne veut pas se
laisser
oublier.
Son cœur malade, ulcéré, criait vers
Valentine
comme un enfant qui tend les bras vers le
secours. Elle était bien longtemps absente
: est-ce
qu’elle allait faire comme autrefois, à
Elseneur, et
l’abandonner dans la peine ?
Au moment où il
se soulevait sur le canapé
pour s’informer du motif de son absence,
elle
rentra, vêtue de noir, prête à partir, un
voile sur le
visage, et son petit sac de voyage à la
main.
– La voiture est en bas, dit-elle,
partons.
– Partir ! fit René encore mal réveillé de
son
pénible rêve.
Elle lui mit
une main sur l’épaule et le regarda
402
avec une telle passion, qu’il sentit tout
à coup son
cœur battre à rompre sa poitrine.
– J’ai trop lutté, dit-elle, j’ai trop
souffert, je
t’ai trop fait souffrir... Tu as brisé ton
lien toi-
même, tu t’appartiens, je te reprends.
Nous allons
n’importe où, oublier le reste de la vie.
Maintenant
c’est moi qui te veux, et je te
garderai.
– C’est bien vrai ? fit-il avec un cri de
joie.
– Pour la vie, répondit-elle.
Il l’étreignit
de toutes ses forces, et ils
échangèrent un baiser qui résumait toutes
leurs
ivresses passées, qui anéantissait le
souvenir de
toutes leurs souffrances.
– Partons ! dit-elle en l’entraînant.
Ils arrivèrent
à Orléans deux ou trois heures
après. Le hasard de l’heure d’un train les
avait
dirigés de ce côté. Qu’importait ? Ils
seraient
heureux partout maintenant. La banalité
même
d’un appartement d’hôtel ne pouvait jeter
d’ombre déplaisante sur leur bonheur
reconquis.
Ils avaient en eux une joie triomphante
capable
403
d’ennoblir les choses les plus vulgaires.
Lorsqu’ils se
virent enfin seuls avec un feu
pétillant dans la cheminée ; lorsqu’ils
eurent
approché un petit canapé pour s’y blottir
côte à
côte ; lorsque les bruits du dehors
moururent peu
à peu, laissant tomber sur eux le grand
recueillement du silence, Valentine posa
sur
l’épaule de René son visage ému.
– Te souviens-tu ? lui dit-elle.
Les pleurs débordèrent de son âme trop
pleine,
et René les essuya avec ses lèvres.
Les quatre années douloureuses, les
angoisses
du doute, de la trahison supposée, les
horreurs de
la séparation, tout disparaissait dans le
rayonnement suprême d’un amour plus grand
que
toutes les choses terrestres, supérieur à
toutes les
tentations, vainqueur de toutes les
épreuves.
Et voici qu’ils se retrouvaient tels que
près de
Genève, le jour où un morceau de papier
noirci
par un misérable avait changé leurs
destins ! Tout
avait vécu, puis succombé autour d’eux ;
leur
amour seul était resté debout, métal
impérissable,
404
et s’élevait aujourd’hui triomphant au
milieu des
ruines d’un monde artificiel effondré sous
le coup
de leur légitime colère.
– Je t’aime ! dit Valentine.
– Je t’adore ! répondit René.
Le lendemain de
grand matin ils prirent une
voiture afin d’explorer les environs de la
ville.
Dans la folie
passagère de leur départ, ils
n’avaient pensé qu’à eux-mêmes ; mais au
premier moment de réflexion, la sagesse
avait
repris ses droits, et par une bizarrerie
du destin,
c’est René qui faisait preuve de raison,
au
moment où Valentine, lasse de lutter,
était prête à
tout jeter par-dessus bord.
– Nous avons trop souffert à cause du
monde,
avait-il dit, pour que ce ne soit pas une
absurdité
de le braver aujourd’hui. Toutes nos
tortures
passées ne seraient plus que le fruit d’un
enfantillage ridicule, si nous renoncions
aux
avantages
d’une position en
apparence
inattaquable.
– Mentir encore ? avait dit Valentine.
405
– Qu’importe, puisque nous ne nous mentons
plus à nous-mêmes !
Elle s’était laissé convaincre ; dès les
premiers
rayons du soleil, ils commencèrent leur
promenade sur les rives du Loiret, à la
recherche
d’une maisonnette où ils pussent se
réfugier de
temps à autre.
Cet asile fut bientôt trouvé ; la saison
avancée
rendait leur recherche facile. Une toute
petite
maison blanche à volets verts, la maison
classique des amoureux et des romanciers,
leur
offrit son toit ; ce qui leur était le
plus nécessaire,
c’était une belle cheminée, où l’hiver on
pût faire
une flambée et se réchauffer à l’aise. La
jardinière se chargea de les servir. Ils
passèrent
leur journée à se promener sur les rives
de la
rivière ; les repas de l’auberge où ils
avaient
laissé leur voiture leur semblèrent
délicieux, et
lorsque vint la nuit tombante, ils
rentrèrent en
ville serrés l’un contre l’autre comme des
enfants
frileux.
Ils avaient
peur de tout maintenant. À
Elseneur, cette existence en commun leur
406
paraissait toute simple et toute naturelle
; ne
vivaient-ils pas sous la protection de
leur parenté
supposée ! Maintenant, déshabitués de la
confiance d’autrefois, avant l’événement
qui les
avait séparés, au milieu de la joie
indicible et
profonde qui les faisait vibrer comme les
cordes
tendues de quelque instrument merveilleux,
ils
étaient pris souvent d’un frisson
craintif.
Valentine était moins affectée que René,
cependant. Toutes ses terreurs, tous ses
scrupules
s’étaient changés en vaillance. Elle ne
voulait pas
voir au-delà de l’heure présente ; à quoi
bon ? De
quelque côté qu’elle se tournât, l’horizon
était
menaçant. Elle ne voulait en rien savoir.
Il lui
suffisait maintenant qu’elle vît le regard
de René
se poser sur le sien avec cette expression
de
confiance et de tendresse absolue qu’elle
connaissait bien, et qui depuis leur
séjour de
Genève était
restée dans sa mémoire avec le
regret poignant d’une joie
irrémédiablement
perdue.
De tout son
bonheur passé, à ses heures de
découragement et de désespoir, c’était ce
regard
407
qu’elle avait le plus regretté.
Ils ne devaient
revenir à Paris que le
lendemain. Ils combinèrent pendant cette
soirée
des plans d’avenir où la stratégie la plus
habile
serait mise en œuvre pour cacher leur
bonheur
retrouvé.
– Nous ne viendrons pas souvent ici, dit
Valentine, mais il faudra nous arranger
pour que
chaque fois, nous ayons deux ou trois
jours. Et
puis, nous serons patients, n’est-ce pas,
René ?
Après ce que nous avons supporté !...
Lorsque leurs
plans furent arrêtés, et
seulement alors, ils semblèrent se
souvenir qu’ils
allaient se quitter. En effet, une plus
longue
absence pourrait éveiller des soupçons.
René
partit le premier, le lendemain matin,
afin de
rentrer chez lui comme un homme qui a été
promener ses ennuis ; Valentine revint
plus tard,
dans l’après-midi. Ni l’un ni l’autre
n’apprit que
son absence eût été défavorablement
interprétée.
Ils se revirent avant l’heure du dîner, car
ils ne
pouvaient plus passer de journée sans
échanger
au moins quelques paroles, et se
rassurèrent
408
réciproquement sur les suites de leur
témérité. Le
destin, qui les avait si longtemps
poursuivis,
semblait désormais les avoir pris sous sa
protection.
409
XXX
Quinze jours
s’écoulèrent.
Paris se
remplissait peu à peu. Madame
d’Arjac avait refusé d’accompagner son
père à la
maison de Broye. D’abord elle ne se
souciait
point d’endurer les remontrances que sa
mère ne
manquerait pas de lui faire, et de plus,
il lui
plaisait d’user de sa liberté reconquise,
de la
situation nouvelle et piquante que lui
faisait cette
sorte de séparation non officielle.
Avec le manque de tact et de sens moral
qui la
caractérisait, Régine ne craignait pas
d’aborder ce
sujet délicat avec certaines de ses amies.
Elle
trouvait amusant d’instruire le monde de
la façon
dont son avenir était fixé désormais. Ce
n’étaient
pas des confidences directes, mais des
sous-
entendus, des réflexions aussitôt arrêtées
à mi-
route, et terminées par un petit rire
ironique et
discret. Si René avait su le rôle que sa
femme lui
410
faisait jouer de cette façon, il l’eût
probablement
étranglée. Heureusement, il l’ignorait. Ces
sortes
de choses n’arrivent jamais aux oreilles
des
intéressés.
Pour lui, il ne songeait qu’à une chose :
décider Valentine à faire un nouveau
voyage à
Orléans. Son
bonheur lui semblait un rêve ; il
voulait le ressaisir et s’assurer qu’il
était bien
réel.
Un soir, après
dîner, – car Régine donnait à
dîner comme d’habitude, et même un peu
plus
qu’autrefois, – Dubreuil prit René à part
dans un
coin du fumoir.
– À quelle époque étiez-vous à Elseneur ?
lui
demanda-t-il après quelques instants d’un
entretien banal.
D’Arjac chercha
dans son souvenir.
– Au commencement de septembre, dit-il ;
pourquoi ?
– Pour peu de chose ; Lorrey prétend vous
y
avoir rencontré.
– Je ne l’ai pas vu, répondit sincèrement
René,
411
qui pensait en ce moment à la figure de
Lorrey.
Dubreuil garda le silence, ce qui fit
lever les
yeux à son ami.
– Vous ne l’auriez pas vu, que cela
n’aurait
rien d’étonnant, reprit-il au bout d’un
instant.
C’est lui qui dit vous avoir vu.
D’Arjac se rappela subitement la rencontre
qui
avait provoqué le départ de Valentine, et
un flot
de sang, poussé par la crainte, monta à
ses joues
encore pâles de ses récentes souffrances.
Dubreuil le vit, et comprit que la
situation était
grave.
– C’est un bon garçon, dit-il, mais un
étourneau, qui parle à tort et à
travers... Il prétend
que vous étiez là-bas avec votre sœur.
C’est ce
que lui aura dit le cicérone. La chose est
de peu
d’importance, mais cependant, si elle
était de
nature à vous causer quelque ennui...
René perdit la
tête à l’idée que Valentine
pouvait se trouver compromise. Deux mois
plus
tôt, il eût bravement fait face à l’orage
;
maintenant, il se sentait coupable et fut
maladroit.
412
– Il ne peut y avoir là rien qui me cause
de
l’ennui, dit-il. Les racontars imbéciles de
quelque
paysan étranger ne peuvent pas me faire de
tort ;
tout le monde sait bien que je n’ai pas de
sœur...
Dubreuil resta soucieux ; d’Arjac
continuait de
le regarder d’un air qui voulait être
indifférent et
qui était inquiet.
– Eh bien, si vous n’avez pas de sœur,
reprit le
brave garçon, c’est peut-être une raison
de plus
pour prier Lorrey de ne pas colporter des
récits
ridicules sur votre compte...
– Vous savez bien que j’avais prié madame
d’Arjac de venir me chercher, expliqua
René,
s’accrochant soudain à cette branche de
salut.
– En effet, je m’en souviens, fit
Dubreuil, dont
le visage s’éclaircit ; je souhaite pour
vous, mon
cher, que notre bon petit ami n’ait déjà
raconté
son histoire à trop de monde. Il prétend
avoir vu
avec vous une dame jeune et élégante dont
il n’a
pas reconnu le visage. Lorsqu’il s’est
informé, on
lui a dit que vous habitiez une petite
maisonnette
avec votre sœur... on se sera trompé ou on
l’aura
trompé, c’est clair. Cependant vous feriez
peut-
413
être bien de lui en parler.
René haussa les
épaules.
– À quoi bon ? dit-il. Vous savez la
vérité.
– C’est juste, je lui en parlerai.
Les deux hommes
échangèrent un regard et
soudain se tendirent la main. Dans cette
rapide
étreinte, dont la signification profonde
fut
masquée par un rire léger et des propos en
l’air, il
y avait un serment d’amitié aussi sérieux
que
celui du Grütli.
René se rappela la rencontre de Dubreuil
dans
le grand corridor de Broye, la nuit où il
avait
failli commettre une faute irréparable, et
il sentit
que non seulement lui, mais Valentine
avait un
défenseur et un ami.
Dès le
lendemain, Dubreuil se mit à la
recherche de Lorrey. Malheureusement,
comme
cela arrive le plus souvent, il le manqua
de cinq
minutes à plusieurs reprises. Le motif
pour lequel
il voulait le rencontrer n’était pas de
ceux que
l’on peut expliquer par écrit. Demander un
rendez-vous sans donner de raison, eût été
non
414
moins compromettant ; il fallait que leur
rencontre eût l’air d’être amenée par le
hasard.
Trois jours
s’écoulèrent ainsi ; René, qui
venait d’obtenir de Valentine la promesse
qu’elle
irait à Orléans le dimanche suivant, ne
pensait à
autre chose qu’à ce voyage. Encore
fiévreux,
nerveux à l’excès, ébranlé profondément
par
toutes ses souffrances, il ne pouvait plus
suivre à
la fois plusieurs idées différentes. Une
seule
s’emparait de lui et le dominait
exclusivement ;
pendant son séjour à Trouville, c’était sa
colère
contre Régine ; maintenant, c’était sa
tendresse
pour madame Moissy. Le quatrième jour se
trouvait être un vendredi. – Régine
inaugurait son
premier vendredi de la saison ; avec un
luxe peu
ordinaire de gracieusetés, elle avait
attiré chez
elle les amis de Trouville, et
quelques-uns de
ceux qui, rentrés de bonne heure à Paris,
ne
savaient que faire de leur temps.
Son salon était
plein vers cinq heures et
demie ; aidée de deux ou trois jeunes
femmes,
elle faisait circuler les verres de Bohême
contenant un doigt de malaga, et les
assiettes de
415
Saxe chargées de petits gâteaux. Dubreuil,
qui
entrait à ce moment, aperçut Lorrey près
de la
cheminée. Décidément vainqueur de sa
timidité,
– on ne sait à quelles belles mains
féminines il
devait de l’avoir débarrassé de cet
encombrant
fardeau, – le jeune homme ne connaissait
plus
d’obstacle, et se lançait désormais dans
toutes les
conversations, dans toutes les aventures,
avec une
témérité des plus dangereuses.
Rien qu’à voir
la façon dont il parlait à
Régine, et l’air dont celle-ci l’écoutait,
Dubreuil
pressentit qu’il allait se commettre dans
ce petit
coin chaud, capitonné, défendu contre les
courants d’air par un paravent japonais,
une de
ces sottises épouvantables que rien ne
peut
réparer, et qui causent des catastrophes.
Il s’avança vers ce coin privilégié, mais
retenu
à chaque pas par un fauteuil poussé à la
traverse,
arrêté par un salut, par un sourire, qu’il
fallait
rendre, et perdit encore une demi-minute.
Comme il approchait enfin, il entendit la
voix
un peu aiguë de madame d’Arjac :
– Comment ! vous étiez là-bas en même
temps
416
que mon mari ? Mais alors, c’est vous qui
auriez
dû me le ramener ! il ne m’a pas parlé de
cette
rencontre.
– Il ne m’a pas vu, madame, c’est là ce
qui
explique son silence. J’étais en tenue de
voyage ;
de plus, je n’étais pas seul, et comme M.
d’Arjac
était...
– Bonjour,
chère madame, interrompit
Dubreuil en s’inclinant devant Régine.
Elle lui tendit
la main d’un air distrait, et le
visage tourné vers Lorrey :
– Vous disiez, fit-elle, que M. d’Arjac...
– ... était avec sa sœur, continua Lorrey
; j’ai
cru devoir m’abstenir.
– Avec sa sœur ? s’écria Régine.
Sa voix
perçante détonna si fort sur le
murmure assourdi des causeries que tout le
monde leva la tête et écouta.
– Voilà comment se font les légendes !
commença Dubreuil en riant.
Avec l’aplomb
merveilleux de la sottise,
417
Lorrey lui
coupa la parole.
– Je vous affirme qu’il était avec sa sœur
; je
les ai rencontrés ensemble, il lui donnait
le bras.
– Mais, fit Régine de sa voix la plus
aiguë,
mon mari n’a jamais eu de sœur !
Un tel silence se fit dans le salon que le
bruit
d’un éventail tombé sur le tapis y
produisit l’effet
d’un coup de tonnerre.
– Lorrey aura pris la charitable hôtesse
pour
une belle inconnue, fit Dubreuil ; il a
des yeux de
lynx, ce voyageur ; il est capable de
découvrir
une femme du monde sous le vêtement
national
d’une bourgeoise d’Elseneur.
– Je vous affirme... commença Lorrey.
Tout à coup il eut conscience des regards
fixés
sur lui, et le sentiment d’une
responsabilité
inconnue tomba sur ses épaules.
– Je puis m’être trompé, balbutia-t-il ;
du
moment où d’Arjac n’a pas de sœur, c’est
que je
me suis trompé...
Dubreuil entama
le récit d’une anecdote
étrange, toute fraîche, du jour même, et
les
418
conversations reprirent à demi-voix, mais elles
avaient changé d’objet.
Régine, absorbée dans une pensée méchante,
regardait devant elle d’un air haineux.
– Monsieur Lorrey, fit-elle, lorsque le
bourdonnement des causeries put couvrir sa
voix,
comment était-elle, cette sœur de mon mari
?
– Je ne saurais vous dire...
– Mais puisque vous l’avez vue...
– De dos seulement...
Lorrey
souffrait horriblement. Il regarda
Dubreuil, qui le foudroyait du regard, et
eut une
inspiration du ciel.
– Elle était plutôt petite que grande,
dit-il, pas
très mince, un peu lourde...
Cette
contrepartie exacte du portrait de
Valentine valut au malencontreux orateur
un clin
d’œil imperceptible d’approbation de la
part de
son juge.
– Je suis un peu myope, vous savez,
conclut-il,
et puis de dos... Ces gens-là parlent très
mal le
419
français ; on ne comprend rien à ce qu’ils
vous
disent...
– Oui, oui, essayez de vous rattraper, fit
madame d’Arjac avec un sourire si cruel
que
Dubreuil en eut
le frisson. Vous ne vous en
dédirez pas, quoi que vous fassiez maintenant
!
Le salon se vida peu à peu. Quoique le
bois se
fût tassé dans la cheminée en un grand
monceau
de braise, on eût dit qu’un froid glacial
y avait
pénétré par quelque fissure imperceptible.
Lorrey s’était dérobé des premiers ;
Dubreuil
sortit le dernier, espérant quelque hasard
qui lui
permettrait d’intervenir ; mais au moment
où la
pendule sonnait sept heures, il fut
contraint de se
retirer.
Comme il
descendait l’escalier, une idée lui
vint. Il releva le collet de son paletot
et se mit en
faction devant la porte, sous une fraîche
petite
pluie fine, qui le pénétrait jusqu’aux os.
Après
vingt minutes d’attente, qui lui avaient
paru
longues, il fut enfin récompensé de sa
patience.
Une voiture de
place s’arrêta, et René qui en
420
sortait se mit en devoir de payer le
cocher.
– Non, fit Dubreuil en lui retenant le
bras ;
retournons vers le centre, j’ai à vous
parler.
D’Arjac avait tressailli ; il obéit
docilement, et
la voiture redescendit les Champs-Élysées.
– Lorrey a fait sa bêtise, continua
Dubreuil ; il
a dit à madame d’Arjac en ma présence que
vous
étiez là-bas avec votre sœur. Je n’ai pas
pu
empêcher cela. Après, il a fait ce qu’il a
pu pour
réparer sa faute, – mais dix personnes
l’avaient
entendu ; ceci, c’est la faute de madame
d’Arjac,
qui l’a crié tout haut. Sans elle, tout
pouvait
encore s’arranger.
René se prit le
front dans ses mains.
– Voyons, fit son ami en le secouant
affectueusement, il ne faut pas vous
désoler ;
cherchons plutôt les moyens de remédier au
mal.
D’abord, vous n’allez pas rentrer chez
vous. D’où
venez-vous ?
– De chez madame Moissy.
– Dîne-t-elle chez elle ?
– Oui
421
– C’est bon. Je vais aller la chercher ;
j’ai une
vieille amie, qui adore le théâtre ; je la
prendrai
en passant, et nous allons nous étaler
effrontément tous les trois au Gymnase ou
aux
Variétés, dans une loge bien en vue. Vous,
prenez
le chemin de fer pour quelque part... un
endroit
où vous n’allez jamais. Vous ne reviendrez
que
demain ou après.
– Pourquoi ? demanda René abasourdi.
– Pour vous faire un alibi. Madame d’Arjac
va
chercher. Laissez-la chercher ; elle vous
fera une
scène, laissez-la faire en haussant les
épaules. Et
surtout, d’ici longtemps ne commettez
aucune
imprudence qui puisse donner l’éveil.
Pendant que
Dubreuil parlait, René se
demandait comment il ferait pour vivre
plus d’un
jour sans voir Valentine ; la pensée qui
le
dominait était que le surlendemain ils ne
pourraient pas aller à Orléans. Dieu sait
maintenant quand ils pourraient se voir en
liberté.
Sous ce coup qui le frappait, d’Arjac
semblait
si incapable de penser et d’agir par
lui-même que
Dubreuil eut pitié de lui.
422
– Dînons ensemble, dit-il, et puis je vous
conduirai à quelque gare.
– Versailles, fit René, c’est moins loin.
Je n’ai
pas le courage d’aller plus loin
aujourd’hui.
– Soit. Mais dînons vite. Et demain, en
revenant, allez droit chez moi. J’y serai
de quatre
à cinq heures.
Leur repas fut lugubre, malgré toute la
bonté
et la prévoyance de Dubreuil. Enfin,
celui-ci
déposa son ami devant la gare
Saint-Lazare, et
s’en retourna bien en hâte chez madame
Moissy.
Elle fut
effrayée de le voir, à cette heure
inusitée, et son premier regard demanda
s’il était
arrivé un malheur.
– Je vous enlève, nous allons au théâtre,
fit
Dubreuil avec une feinte gaieté. Mettez
vite un
chapeau, dépêchez-vous.
Elle ne fit pas plus d’objections que René
;
elle comprenait que cet homme n’était pas
venu
pour le plaisir de passer une soirée avec
elle dans
un théâtre.
Quand ils
furent en voiture, il la mit en un mot
423
au courant de la situation, et elle ne
témoigna ni
fausse honte, ni pruderie inutile.
Ils se
comprenaient d’ailleurs depuis
longtemps.
– Voilà ce qu’on gagne à se faire sœur de
charité, conclut Dubreuil avec une
délicatesse
infinie. Dès que vous avez eu guéri notre
ami,
vous avez voulu le rendre à sa famille...
– C’est moi qui ai envoyé le télégramme à
madame
d’Arjac, répondit Valentine
simplement ; si je lui avais demandé son
avis, il
n’aurait pas consenti.
– Précisément ; eh bien, c’est là ce que
madame Régine pardonnera le moins à la
dame
d’Elseneur. Elle n’acceptera pas qu’une
autre ait
rempli son devoir à sa place. S’il
s’agissait d’une
escapade, ce serait moins grave ; mais une
affection sérieuse et profonde, basée sur
l’estime... Diable ! c’est cela qui est
pervers !
La vieille amie de Dubreuil, prévenue
pendant
le dîner, les attendait dans la loge dont
un garçon
du restaurant avait été retirer le coupon.
Ils eurent
424
la chance d’être vus par plusieurs personnes
de
leur monde, qui ouvraient un peu de grands
yeux
en voyant la sévère madame Moissy en
compagnie d’un jeune homme si brillant.
– On va faire des commentaires sur vous et
moi, dit Dubreuil à Valentine en lui
mettant son
manteau, mais tout vaut mieux que ce qui
est à
craindre.
– Cela m’est parfaitement égal,
répondit-elle.
En ce moment, pour épargner une angoisse à
René, elle si
soucieuse du monde jadis, se fût
affichée avec n’importe qui.
Elle rentra chez elle navrée et vaillante,
prête à
faire face à tous les périls. Un instant
elle eut
envie de reprocher à Dubreuil d’avoir
voulu
ménager les choses. Il aurait dû tout
simplement
lui envoyer René, et ils seraient partis
ensemble,
ouvertement, cette fois, sans souci du
scandale...
Puis elle se dit qu’après tout, leur ami
avait agi
sagement. S’ils parvenaient à détourner
les
soupçons, bien des maux seraient épargnés
; la
fuite leur resterait toujours comme
ressource
425
suprême, et René était si peu en état
maintenant
de supporter des fatigues et des dangers !
En pensant à sa
faiblesse, à sa fatigue, elle
avait pour lui la pitié d’une mère pour un
enfant
malade. Toute la tendresse de son cœur
s’en alla
cette nuit-là vers le cher absent, qui se
lamentait
loin d’elle, et quoique loin l’un de l’autre,
ils ne
furent pas séparés une minute.
426
XXXI
La matinée du
lendemain fut terrible pour
Valentine.
L’attente d’une catastrophe est
quelquefois plus douloureuse que la
catastrophe
elle-même.
Vers deux
heures, au moment où, lasse
d’évoquer des craintes pour les conjurer
l’instant
d’après, elle venait de prendre un livre,
en se
jurant de le lire en entier sans bouger,
pour se
forcer à la patience, elle entendit
sonner. Aussitôt
la voix de madame d’Arjac résonna dans
l’antichambre.
Valentine se
leva brusquement. Si Régine
savait tout ? Eh bien, tant mieux !
Désormais, elle
aurait le champ libre. En ce moment,
l’estime du
monde, la considération, l’honneur, ces
biens
dont elle avait été jadis si friande, lui
paraissaient
puérils et ridicules, en comparaison de la
seule
chose vraie : l’amour et la présence de
René.
427
– Ah ! ma chère amie, s’écria madame
d’Arjac, qui entra comme un tourbillon et
se
précipita dans les bras de Valentine, si
vous
saviez comme je suis malheureuse ! On n’a
pas
idée de ces choses-là ! Mon mari me trompe
indignement.
Madame Moissy
s’était préparée à bien des
éventualités, mais pas à celle-là.
– Asseyez-vous donc, dit-elle au hasard.
Vous
avez monté l’escalier trop vite.
Régine obéit
machinalement, sans arrêter le
cours de ses épanchements.
– Mon mari me trompe, reprit-elle. Ah ! si
l’on savait ce qu’est le mariage quand on
se
marie, comme on resterait fille plutôt que
de
s’exposer à de pareilles horreurs !
Figurez-vous,
ma bonne amie, que pendant mon séjour à
Trouville, sous prétexte de voyager, il
vivait avec
une femme qu’il faisait passer pour sa
sœur !
Madame Moissy, très pâle, écoutait en
silence,
les mains croisées devant elle, se
demandant ce
qu’elle allait entendre.
428
– Il n’a pas eu honte de m’imposer cet
outrage, continua Régine. Quand l’univers
entier
sait qu’il n’a pas de sœur ! Eh bien, si
j’avais été
le chercher là-bas, j’en aurais appris de
belles !
qui sait ? Il n’a même pas été malade du tout,
peut-être ; et puis ce télégramme, dont il
a fait
tant de bruit, c’était encore pour me
mieux
tromper ! Il savait que je ne viendrais
pas !
– Comment pouvait-il savoir cela ? demanda
froidement Valentine.
Régine sourit subitement et s’empêtra dans
sa
réponse.
– Il savait que je ne pouvais pas quitter
ma
maison et mes enfants, en pleine saison,
pour
faire un voyage difficile et ennuyeux...
Valentine ne
quittait pas des yeux la jeune
femme, qui s’embrouillait de plus en plus.
– Enfin, je ne crois pas un mot de cette
maladie...
– Vous avez tort, dit madame Moissy. Je
n’ai
pas vu M. d’Arjac lors de son arrivée à
Trouville ; mais si j’en juge par son
apparence
429
actuelle, il me paraît avoir été
sérieusement
éprouvé.
Régine prit feu
comme une pièce d’artillerie.
– Éprouvé ! Et quand il le serait ? La
belle
affaire ! Il n’aurait que ce qu’il mérite
! Cet être
indigne, croyez-vous qu’il a osé me
maltraiter,
me contraindre à lui demander pardon à
genoux...
– Vous l’aviez donc offensé ? demanda
Valentine, dont le visage se couvrit de
rougeur à
cette pensée.
– Je lui avais dit... Peu importe ce que
je lui
avais dit. Est-ce qu’un homme comme il
faut est
excusable d’user de violence envers une
femme ?
Non,
voyez-vous, ma chère amie, il y a des
choses qu’on ne peut pas supporter.
Elle pressa ses
lèvres l’une contre l’autre et
regarda droit devant elle avec une
expression de
haine concentrée.
– Mais... que voulez-vous faire ? demanda
Valentine un peu après.
– Ce que je veux ? s’écria Régine avec une
explosion de colère ; trouver cette femme,
savoir
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