une trahison partie 12








qui elle est... si c’est une vulgaire cocotte... alors,
ma vengeance m’échappe... mais si c’est une
femme qui ait quelque chose à perdre, je la
démasquerai et je la traînerai dans la boue !

Tout à coup elle se tourna vers Valentine, qui
l’écoutait toujours immobile.

– Vous m’aiderez, n’est-ce pas, ma chère ?
C’est en de semblables occasions que les femmes
doivent se prêter main-forte ! Je sais bien que
vous avez d’anciens liens d’amitié avec M.
d’Arjac ; mais dans une occasion comme celle-ci,
vous ne pouvez faire autrement que de vous
mettre avec moi. Vous savez ce que c’est, vous,
que d’être trompée et outragée ; M. Moissy vous
en a fait voir d’aussi dures ; vous me comprenez,
vous !

La fureur de Régine se fondit en un flot de
larmes, et elle tomba sur le cou de Valentine, qui
la remit sur son siège avec quelques paroles de
compassion qu’elle arracha à grand-peine à son
sentiment des bienséances.

– Écoutez, chère madame, dit-elle à Régine,
quand celle-ci, enfoncée dans le fauteuil, eut


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couvert ses yeux dans son mouchoir, pour
sangloter plus à son aise ; vous m’avez dit plus
d’une fois que votre mari serait plus aimable à
vos yeux s’il n’était pour vous qu’un étranger.
Pourquoi vous fâchez-vous si fort au moment où
il prend vos paroles à la lettre ?

– Je ne veux pas qu’on me trompe ! s’écria
Régine ; c’est vrai que je ne l’aime pas, et que sa
présence m’est plutôt désagréable ; mais si le
monde se moque de moi, cela me fait une
situation intolérable, et c’est ce que je ne puis
supporter !

– Oui, pensa Valentine, vous voulez avoir tous
les droits, et vous laissez tous les devoirs à votre
mari. Ce n’est pas vous qui avez inventé ce
système ! Les despotes de tous pays s’en sont
servis bien avant vous !

– Je ne pense pas que mon mari, sachant les
liens d’amitié qui nous unissent, ose se présenter
chez vous après un pareil esclandre ; mais s’il
venait se plaindre de moi, j’espère bien que vous
le relèverez comme il faut, reprit Régine, qui
rajusta son chapeau, son voile et ses gants.



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Elle avait assez pleuré, cela commençait à
l’ennuyer ; et puis cette madame Moissy était une
femme froide, qui ne comprenait rien aux élans
du cœur.

– Vous m’aiderez, n’est-ce pas, chère ? dit
madame d’Arjac en se levant. Nous découvrirons
cette femme artificieuse qui m’a volé le cœur de
mon mari... Voilà le malheur d’être riche, on est
épousé pour son argent...

– Vous ne pensez pas cela ? fit Valentine en se
redressant de toute sa hauteur.

Régine eut un peu peur. Au fond, comme tous
les despotes, elle était lâche et reculait volontiers
devant la colère qu’elle avait allumée.

– Je ne veux pas dire que M. d’Arjac m’ait
épousée uniquement pour ma dot, dit-elle ; mais
enfin, ce qu’il y a de sûr, c’est que voilà un
scandale irréparable...

– Avez-vous prié de se taire celui qui vous a
mise au courant ? demanda madame Moissy,
profondément dégoûtée.

– Moi ? non ! je n’y ai pas pensé. Et puis, à



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quoi bon ? Ces choses-là se savent toujours.
Adieu, ma chère amie ; je compte beaucoup sur
vous.

Elle n’osa embrasser Valentine, dont la visible
froideur la mettait mal à son aise ; mais elle lui
serra énergiquement la main, et se retira, avec
force petits signes d’amitié.

Quand elle fut sortie, madame Moissy resta un
instant immobile, comme écrasée sous le poids
d’une honte qu’elle n’avait pas soupçonnée. Pour
cette âme droite, le rôle qu’elle venait de jouer,
tout silencieux et négatif qu’il eût été, semblait
une dégradation.

L’abîme moral qui la séparait de Régine ne la
consolait pas. La vue de l’infériorité des autres
n’est un sujet de joie que pour les âmes
inférieures. Valentine s’accouda à la table et, la
tête dans ses mains, pleura amèrement.

Que n’avait-elle conservé ce qui la rendait si
fière, cet amour sans remords, où le passé avait
été purifié par la souffrance, où le présent, si
douloureux qu’il fût, était désormais sans tache !
Pourquoi tout à l’heure n’avait-elle pas pu


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chasser cette femme lâche et méchante ?
Pourquoi n’avait-elle plus le droit de regarder le
monde en face en lui criant : Vous avez beau
mentir et nous calomnier, nous sommes
innocents !

Hélas ! si elle avait fait cela, dans la sincérité
de son âme, le monde se fût moqué d’elle et eût
répondu : « Ou ce n’est pas vrai, ou vous êtes
deux imbéciles ! »

Le monde n’aime pas qu’on ait trop de
courage : au lieu de soutenir ceux qui luttent, il
les écrase de ses railleries tant qu’ils combattent,
pour les achever sous son mépris quand ils
succombent.

Madame Moissy resta longtemps accablée ; le
jour baissait, elle ne s’en apercevait pas. Un coup
de sonnette la réveilla comme en sursaut, La
porte s’ouvrit, la bonne apporta une lampe, et
René entra.

– Je suis venu, dit-il quand ils furent seuls,
parce que je ne pouvais vivre sans te voir. Je sais
que ma présence est un danger, mais n’importe
quel danger est préférable à ce que je souffre loin


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de toi. Je n’ai pas fermé l’œil un instant de la
nuit.

Il était si pâle et si défait qu’il semblait prêt à
s’évanouir.

– Laisse-moi dîner ici, fit-il pendant qu’elle lui
avançait un fauteuil. Je crois que je n’ai rien
mangé aujourd’hui... Je ne sais plus... Je rentrerai
chez moi ensuite... Je n’ai pas le courage de
revoir cette femme assise en face de moi, à table
devant les domestiques ; je sais bien qu’après il
faudra toujours en venir à nous quereller, mais
néanmoins cela m’aura été épargné !

Valentine sortit et donna des ordres, puis
revint auprès du fauteuil où d’Arjac s’était
affaissé. Elle écarta les boucles de ses cheveux et
le baisa sur le front, à cette place qu’elle
affectionnait. Il l’attira à lui.

– Tu sais que tu es tout pour moi ! lui dit-il
avec un effort qui ressemblait à un sanglot.

Elle le pressa sur son cœur navré.

– J’ai pensé toute la nuit, dit-il, que si nous
nous en allions...



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– Veux-tu ? fit rapidement Valentine en se
dégageant, prête à partir s’il disait un mot.

Il secoua tristement la tête.

– J’ai pensé précisément que nous en aller,
c’était donner un démenti sanglant à ce passé si
douloureux, qui est notre gloire, Valentine ! Nous
en aller aujourd’hui, c’est laisser dire que tu m’as
marié pour cacher notre amour, que nous avons
sacrifié une innocente jeune fille... Régine
victime, vois-tu cela ? que nous sommes des êtres
vicieux et pervers... Nous ne sommes plus un
homme et une femme qui s’aiment et s’enfuient
ensemble, nous sommes deux misérables
comédiens, qui avons trompé le monde pendant
des années, et que le monde démasque enfin...

– Cela m’est égal, fit doucement Valentine. Si
tu le veux, je suis prête à partir.

– C’est pour ne jamais rentrer dans la société ;
je ne reverrais jamais mes pauvres petits
enfants...

Valentine laissa tomber devant elle ses mains
jointes, et ses larmes coulèrent lentement le long




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de ses joues.

– Si tu le veux pourtant, nous partirons, dit-il
faiblement ; mais si nous pouvions cette fois
encore conjurer l’orage... Ah ! je suis bien
fatigué.

Il ferma les yeux avec un geste si découragé
que madame Moissy sentit son cœur se fondre en
pitié.

Qu’il avait changé, en peu d’années ! Elle le
revoyait encore, jeune et plein de vie, le jour où il
lui avait dit qu’il l’aimait. Ce n’était pas
seulement lui qui avait changé, tout avait changé
autour d’eux. Et là où ils avaient eu tant de joie, il
n’y avait plus maintenant que des ruines.

Elle s’assit doucement près de lui, et prit une
de ses mains, qu’elle garda dans la sienne.

– Ma vie n’a pas été heureuse, fit René sans
ouvrir les yeux. Il parlait comme en rêve, d’une
voix affaiblie. Enfant, je n’étais pas aimé. Quand
j’ai perdu mes parents, je me suis trouvé tout
seul, et je ne me sentais pas plus seul
qu’auparavant, tant mon enfance avait été




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pénible. Jeune homme, j’étais trop sérieux, trop
triste ; j’avais de bonnes relations, mais je n’avais
pas d’amis. Je t’ai rencontrée, tu as été tout pour
moi ! Te dire ce que tu as été pour moi, c’est
impossible ! Tu as apporté dans ma vie tout le
soleil qu’elle n’avait pas eu. À partir de ce
moment où tu m’as aimé, j’ai été un autre être,
confiant, heureux, à qui tout paraissait doux et
facile... Et puis, tu t’es retirée de ma vie... Je sais
bien que ce n’était pas ta faute, mais si tu savais
comme cela m’a semblé dur ! Ce qui était le plus
cruel, c’était de ne plus croire en toi ! Lorsque
j’ai compris ton dévouement, tout m’est revenu,
la confiance et l’espoir... Et pourtant nous étions
séparés... Dis, est-ce que tu crois que si l’on
savait comment nous nous aimons, on pourrait
admettre que nous avons vécu des années en nous
adorant, et en restant seulement amis ?

– Non ! fit tristement Valentine.

– C’est presque dommage qu’il n’en soit plus
ainsi, continua-t-il, et pourtant... Non, ce n’est
pas vrai ! s’écria-t-il en retrouvant soudain son
énergie. Non, tu es à moi, et maintenant que tu es



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à moi, je dois te défendre et te protéger... Ah !
oui ! Cela vaut mieux ainsi.

Il la tenait embrassée, elle lui rendit son
étreinte.

– Tout avec toi, dit-elle, et rien sans toi. Quoi
qu’il arrive, nous n’avons plus qu’une destinée.
Ce que tu voudras, je le voudrai ; dispose de ma
vie.

Ils dînèrent paisiblement, comme de vieux
amis, en causant de choses anciennes. Ils
évitaient tacitement tout ce qui avait rapport aux
événements accomplis depuis la lettre de Moissy.
Tous deux avaient besoin de calme et de bien-
être. Cette heure fut une des plus douces de leur
vie.

Valentine suivait sur le cadran l’aiguille de la
pendule, qui se rapprochait de plus en plus du
chiffre qu’elle avait fixé pour leur séparation.
Quand neuf heures sonnèrent, elle se leva et mit
ses deux mains sur les épaules de René.

– Il faut t’en aller, lui dit-elle, pendant que son
cœur débordait de compassion pour le pauvre être




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brisé qui était devant elle, en pensant à l’assaut
qu’il allait subir. Tu vas entrer chez toi ; que ce
soit ce soir ou demain matin que tu aies à
supporter la scène que tu redoutes, sois vaillant et
pense à moi. Pourvu que tu sois heureux et
tranquille, le reste m’importe peu. Nous ferons ce
que tu voudras. Ne donne pas à cette femme le
plaisir de te voir vaincu.

René lui prit les deux mains et la regarda dans
les yeux.

– Pour toute la vie ? demanda-t-il.

– Au-delà de la vie ! répondit-elle.

Il sortit d’un pas ferme. Elle lui avait insufflé
sa propre volonté, son énergie et son courage.

Tout en marchant pour rentrer chez lui, il se
répétait la dernière parole de son amie : Au-delà
de la vie.

En effet, on peut s’aimer au-delà de la vie, en
suivant avec une constante sollicitude tout ce qui
se rattache à l’être aimé qu’on a perdu ; on l’aime
encore dans ses enfants, dans sa mémoire, dans
son honneur.



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Si quelque catastrophe l’emportait, René
sentait que Valentine ne cesserait pas de l’aimer
pour cela.

Il pensa soudain avec un flot d’émotion à ses
pauvres petits enfants, à peine en état de le
reconnaître, déjà malheureux sans le savoir,
privés de la tendresse maternelle dont les petits
ont tant besoin pour croître et se développer...

– Quelle mère Valentine aurait été pour eux !
pensa-t-il. Elle qui n’est qu’amour et
dévouement !

Il arriva chez lui en ce moment. Une dernière
fois sa pensée s’envola vers son amie, l’unique
amie de son existence, l’unique joie qu’il eût
connue ; cette pensée fut une prière vers elle et
pour elle.

Puis il entra.

Il alla droit à sa chambre. On n’y avait pas fait
de feu ; une atmosphère lourde et froide tomba
sur les épaules de René et lui donna le frisson. Il
sonna ; la femme de chambre vint et alluma le
feu, mais le frisson lui resta.




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René n’osait questionner. Tout innocent qu’il
fût de la faute dont l’accusait sa femme, puisque,
à l’époque où elle lui reprochait de l’avoir
trompée, il était en réalité au plus fort de la lutte
et en sortait encore une fois vainqueur, sa
culpabilité récente pesait sur lui Et puis, à force
de s’entendre dire qu’il est coupable, le plus
innocent finit parfois par se demander si en
réalité il n’a point commis quelque crime. René
possédait une de ces âmes timorées, qui ont
toujours peur de mal faire, et qui ne sauraient
jouir d’un bonheur criminel, car leur conscience
ferait de leur vie un véritable martyre.

Il resta ainsi frissonnant, inquiet, avec la
sensation d’une douleur sourde dans tout son être.
Les minutes lui paraissaient des siècles ;
machinalement, pour employer son temps, il
ouvrit son bureau et regarda quelques papiers.

Ses affaires avaient toujours été parfaitement
en règle ; il tenait à honneur, ayant un revenu
suffisant, de ne jamais le dépasser. Il feuilleta un
carnet de dépenses et le referma. Rien là ne
pouvait l’intéresser. Il ouvrit un autre tiroir ; là se



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trouvaient des lettres, quelques papiers de
famille, un portrait de Valentine, telle qu’elle
était aux beaux jours du commencement de leur
tendresse. Il avait brûlé ses lettres lorsqu’il s’était
marié, dans un mouvement de colère, mais il
n’avait jamais pu trouver le courage de détruire
ce portrait qui lui rappelait tant de choses. Il le
regarda un instant, ému au souvenir de son
bonheur passé, puis, tout à coup, avec un geste
brusque et presque brutal, il le jeta dans les
flammes... Rien ne devait compromettre
Valentine, pas même ce portrait qui eût pu
sembler un gage banal d’amitié... Quant aux rares
lettres qu’il avait reçues d’elle récemment, il les
avait brûlées à mesure.

Au même moment, on frappa, et sans attendre
sa réponse, Régine entra.

Ils se mesurèrent de l’œil, et chacun vit que la
bataille serait chaude.

– Je connais vos secrets, fit madame d’Arjac
en avançant jusqu’au milieu de la chambre.

– Je le sais, répondit-il ; vous croyez savoir
quelque chose, et vous ne savez rien.


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Ils étaient tellement emportés dans le
mouvement de leur colère que les formules
ordinaires de la politesse n’existaient plus pour
eux.

– Je saurai ce que je veux savoir, fit Régine en
serrant les dents, et je saurai m’en servir.

René quitta la cheminée, où le portrait de
Valentine achevait de se consumer, et fit un pas
vers elle.

– Parlez franchement, lui dit-il, que me
reprochez-vous ?

– Ce que je vous reproche ? s’écria Régine
dont les mains tremblaient de fureur. D’avoir
trahi la foi conjugale, d’avoir fait de moi un objet
de risée aux yeux du monde, d’afficher une
maîtresse... de me quitter pour voyager avec elle,
au risque de vous faire bêtement surprendre,
comme c’est arrivé. Lorsqu’une jeune fille
apporte à un homme son honnêteté, son amour et
sa fortune, elle a le droit d’attendre autre chose
que cela, monsieur !

– Vous venez encore de dire un mot de trop,




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fit René avec un calme qui le surprit lui-même.
Ces malheureuses allusions à votre fortune, que
vous ne pouvez éviter, gâteraient la meilleure des
causes. Pour votre amour, il a été si vite passé
que vraiment ce n’est guère la peine d’en parler.
Quant à l’honnêteté, je vous prie de croire que je
suis galant homme, et je ne vous en ai jamais
donné de meilleure preuve qu’en vous parlant ici
comme je le fais. Allons au fait : que voulez-
vous ?

Régine fut secouée de la tête aux pieds par un
tel mouvement de colère que ses bracelets
s’entrechoquèrent sur ses bras.

– Je veux vous dire ceci, fit-elle d’une voix
rauque, qui par moments s’arrêtait tout à fait dans
sa gorge, sous l’empire de sa fureur : Vous
m’avez trompée, vous avez vécu avec une femme
dans cette ville de Danemark, vous ne nierez pas
cela.

– Je ne le nie pas, dit René d’une voix ferme.

– C’est votre maîtresse ?

– Elle n’était pas ma maîtresse.




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Régine le regarda avec dédain.

– Je vous affirme sur l’honneur qu’elle n’était
pas ma maîtresse, répéta-t-il.

– Vous mentez, dit-elle.

Il s’élança sur elle, prêt à la jeter une seconde
fois à genoux, puis il s’arrêta.

– Que m’importe que vous le croyiez ou non !
dit-il ; ce que vous croyez ou rien, c’est
absolument la même chose. Vous êtes incapable
de comprendre un sentiment qui ne serait pas
abject.

– C’est votre maîtresse ! répéta Régine,
blanche de fureur. Vous l’avez revue depuis votre
retour ; elle habite Paris. Oh ! je sais déjà bien
des choses, et je saurai le reste. Eh bien, écoutez-
moi. Vous m’avez injuriée à Trouville, vous
m’avez maltraitée ; tout à l’heure encore, vous
alliez recommencer. Je me suis dit que je me
vengerais, et je me vengerai. Une femme qui
vous a soigné dans votre maladie n’est pas une
vulgaire cocotte, c’est une femme du monde ; je
la découvrirai. À partir de ce jour, vous êtes




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surveillé, je saurai tout ce que vous faites,
j’intercepterai vos lettres, je vous ferai suivre.
Oh ! ce ne sera pas long ! Et quand je saurai le
nom de cette femme, je la traînerai dans la
fange ! Je l’ai dit tantôt à Valentine.

– Vous avez dit cela à madame Moissy ?
interrompit René.

– Oui, je le lui ai dit, je l’ai bien dit à
d’autres ! Allez-vous m’empêcher de parler, à
présent ? Et si vous vous enfuyez avec elle...

– Avec qui ?

– Avec cette femme dont je saurai le nom
demain, peut-être, je ferai prononcer une
séparation contre vous, et j’aurai mes enfants, et
je les élèverai à vous détester et à vous mépriser,
comme vous le méritez...

– Sortez ! dit René en ouvrant la porte de la
chambre.

Je m’en vais, je n’ai plus rien à vous dire.
C’est dans cette femme et dans vos enfants que je
vous frapperai, vous l’entendez ? Elle, je la
déshonorerai ; aucune prudence ne vous garantira



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de cela, ni vous ni elle. Vous m’avez trop
outragée pour que je puisse me laisser toucher par
quelque prière que ce soit.

– Personne ne vous demandera rien ! fit René
en s’effaçant pour la laisser passer.

Elle sortit ; au moment où il allait refermer la
porte, elle l’arrêta par le bras.

– Jusqu’à la mort, dit-elle, je vous
poursuivrai : jusqu’à la mort. Vous l’entendez ?

Il secoua sa main comme on le fait d’un
animal déplaisant et rentra chez lui ; il s’assit
devant son bureau ouvert et regarda le feu qui
mourait.

La photographie de Valentine restée dans
l’âtre était reconnaissable entre les cendres par sa
forme carrée ; le feu avait détruit le papier, mais
la feuille de bristol se dessinait en traits de feu.

Il eut peur, comme si l’on pouvait encore
distinguer les traits qu’il adorait, et d’un coup de
pincettes il écarta ce frêle amas de cendres, puis
poussa un soupir de soulagement.

Il avait horriblement mal à la tête ; un bandeau


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de fer rouge semblait lui serrer les tempes, et le
dessus de sa tête lui paraissait recouvert d’une
calotte de plomb fondu. Les menaces de Régine
et les avertissements de Dubreuil se mêlant dans
son cerveau lui donnaient le vertige ; tout
semblait tournoyer au dedans et au dehors de lui-
même.

Il ouvrit la fenêtre, et essaya de mettre un peu
d’ordre dans ses idées.

Régine l’avait dit : elle n’aurait pas de repos
qu’elle n’eût découvert la femme qu’il aimait.
Elle le ferait, il la croyait capable de le faire, et à
la voir dans ce rôle de furie, qui ne l’eût cru ? En
réalité, au bout de vingt-quatre heures, elle devait
avoir oublié ses beaux serments de vengeance,
mais il ne le savait pas. Il ne se doutait pas qu’à
cette heure même, épuisée et satisfaite, elle se
grisait du souvenir de ses paroles et s’estimait
tellement vengée par les menaces qu’elle venait
de faire, que cela lui paraissait suffisant pour le
moment, et qu’elle renvoyait à plus tard leur
accomplissement. Il faut une force peu ordinaire
pour soutenir un plan tel que Régine l’avait



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conçu ; les paroles lui suffisaient à elle, elle les
acceptait pour des faits.

Mais René ne pouvait savoir cela. Sa femme
ne s’était jamais présentée à lui que sous le jour
le plus défavorable, avec des explosions violentes
de colère sans mesure, hors de toute proportion
avec l’offense. Cette fois, l’offense était grave et
réelle ; que ne devait-il pas redouter de Régine ?

Valentine découverte, déshonorée ! À cette
idée, il ne put retenir un gémissement
douloureux. Elle, la joie de sa vie, la plus pure, la
meilleure, la plus dévouée des femmes, jetée en
pâture à la malignité publique ; leur amour
commenté, bafoué, souillé, par d’ignobles
commentaires...

Il laissa tomber sa tête sur ses bras croisés et
pleura.

Jusqu’à la mort, avait dit Régine. Après la
mort, elle lui donnerait peut-être le repos ! Il se
sentait condamné. Il avait trop souffert ; le ressort
de son être était brisé. Quelques mois, quelques
semaines, et il ne souffrirait plus. Qu’au moins il
eût la joie de mourir dans les bras de Valentine.


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Que cette pensée lui était douce ! Venant ainsi,
la mort n’avait rien qui pût l’effrayer.

Ils partiraient ensemble, ils iraient sur quelque
rivage paisible, au bord de la mer ou au bord d’un
lac ; ils y vivraient heureux et cachés ; il sentirait
sa vie s’éteindre lentement, et un jour, il
s’endormirait sur ce cœur dévoué, qui n’avait
jamais battu que pour lui, et qui lui appartenait
tout entier.

– Ô Valentine, pensa-t-il, sois bénie.

Il avait froid, il ferma sa fenêtre et revint
s’asseoir. Le feu était mort : la chambre paraissait
glaciale et sombre comme le sépulcre, et puis il
souffrait de plus en plus, et la douleur qu’il avait
dans la tête était intolérable. Plus il essayait de
penser, plus la torture augmentait. Une idée
subite le frappa au milieu de cette agonie.

Puisqu’il devait mourir, de quel droit
entraînait-il Valentine dans sa chute ? S’il
mourait tout à l’heure, ici même, elle restait
intacte, toujours honorée au milieu de ce monde
qui l’aimait et lui rendait justice. Ne serait-ce pas
cent fois mieux ainsi ?


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– Qu’il eût été doux pourtant de passer
quelques jours avec elle dans la solitude, de
l’avoir toute à lui, sans crainte désormais,
puisqu’il n’avait plus rien à perdre ! d’avoir à
toute heure ce regard adoré, ce sourire divin,
plein de bonté, de tendresse...

Il se rappela tout à coup certain jour : c’était
au début de leur amour ; elle marchait derrière lui
dans un chemin creux, plein de pierres roulantes ;
tout à coup le pied lui avait tourné, et elle avait
chancelé ; il l’avait retenue par la taille, osant à
peine la soutenir, tant il respectait cette femme
qu’il aimait pourtant follement... Elle l’avait
regardé en souriant, toute pâle. Comme elle
l’avait regardé ! À présent qu’il s’en souvenait, il
croyait ne l’avoir jamais tant aimée que ce jour-
là...

Et c’était cette femme tant aimée, tant
respectée, que, par un égoïste désir d’être
heureux encore un peu de temps, il allait vouer à
la honte pour toute une vie ? Ah ! s’il avait dû
vivre, lui, s’il avait eu l’espoir de passer de
longues années près d’elle, afin de vieillir à ses



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côtés, c’eût été différent. Mais condamné ! car il
se sentait perdu, n’était-ce pas horrible de sa
part ? Et elle, que penserait-elle de lui, quand il
n’y serait plus, et que le moment des réflexions
venu, elle se verrait en tête-à-tête avec la réalité,
c’est-à-dire avec le déshonneur qu’il aurait jeté
sur elle ?

Non ; la conduite de René était tracée : il
devait mourir, puisque la mort seule désarmerait
son implacable ennemie. Il regarda son revolver,
placé dans un tiroir, et l’idée qu’il allait s’en
servir pour quitter la vie ne lui fit aucune
impression.

Son mal de tête allait toujours croissant, et
l’empêchait presque de voir.

– Je voudrais pourtant bien réfléchir un peu, se
dit-il. Je souffre tellement que je ne puis même
pas penser...

Oui, mais réfléchir, remettre, c’était aller pis
qu’au lendemain. Le lendemain, il viendrait
revoir Valentine ; le lendemain, si les soupçons
de sa femme se portaient de ce côté, elle
interrogerait les domestiques de celle-ci, le


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concierge, et saurait qu’il y avait dîné la veille...
tout était perdu...

Il regarda la pendule. Elle marquait onze
heures seulement. Il aurait pensé que plusieurs
heures s’étaient écoulées depuis que sa femme
l’avait quitté.

Comme on peut souffrir en peu de temps ! Il
s’avisa qu’il fallait écrire afin d’expliquer sa
mort, et s’assit devant son buvard.

Écrire à Valentine ? Non. Ce nom ne devrait
pas être prononcé avec le sien. Que son départ de
la vie fût silencieux et discret comme l’avait été
leur amour. Elle saurait bien, elle, qu’il était mort
pour elle, à force de l’aimer. C’est à Dubreuil
qu’il confierait ses dernières volontés, à cet ami
de la dernière heure, qui s’était dévoilé tout à
coup. Il n’avait pas été le voir la veille, il avait
même oublié qu’il le lui avait promis.

« Cher ami, écrivit-il tout d’un trait, sans
prendre le temps de respirer, vous avez été bon
pour moi ; pour vous prouver ma reconnaissance,
c’est vous que je charge de porter mes adieux à
celle que vous savez.


455








« Menacé d’être traqué jusque dans mes plus
innocentes démarches, j’aime mieux mourir que
de la condamner à une honte imméritée.

« Vous qui savez ce qu’elle vaut, vous la
protégerez, et vous la défendrez, s’il le faut.

« Dites-lui que je ne l’ai jamais tant aimée
qu’aujourd’hui, que je la bénis et la remercie
pour ce qu’elle a été pour moi, et que je lui laisse
le soin de mes enfants que leur mère est
incapable d’élever. Qu’elle s’efforce de les
empêcher de m’oublier. Vous leur direz plus tard
que si leur père les a abandonnés, c’est parce
qu’il savait qu’il ne pourrait rien faire pour eux
tant que leur mère les aurait en son pouvoir, et
celle-ci ne se laisserait jamais prendre de façon
qu’on pût les lui retirer. Il y a des femmes qui
commettent les plus grands crimes, sans tomber
sous les coups de la loi. Ma femme est de celles-
là. Que Dieu lui pardonne. Moi, je la rends
responsable de ma mort. »

Il signa sans relire, et s’arrêta. Il croyait bien
tout fini, mais le cœur lui manqua. Il prit une
autre feuille de papier et y écrivit ce qui suit :



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« Toi seule que j’ai aimée, toi qui seule m’as
aimé, je ne puis te remercier de ta tendresse qu’en
ne commettant pas la lâcheté de t’entraîner dans
ma chute. Au moment où je meurs, je t’aime
mille fois plus qu’aux beaux jours. Aime mes
enfants pour l’amour de ton René. »

Il mit les deux lettres l’une dans l’autre, et
cacheta l’unique enveloppe sur laquelle il écrivit
le nom de Dubreuil ; puis il arma son revolver et
se retourna vers la fenêtre, qu’il ouvrit.

La nuit était froide et tranquille : pas un
souffle de vent, pas un nuage. Le ciel semblait
verser sur la terre une pluie d’étoiles ; la voie
lactée tombait comme un ruban de gaze
blanchâtre en travers de l’horizon nocturne, si
près qu’on eût dit pouvoir la toucher en étendant
la main.

Si près et si loin ! comme le bonheur, comme
tout ce qu’on rêve sans pouvoir l’atteindre. Ces
étoiles éternelles, René les avait vues tant de fois
briller sur sa tête ou se réfléchir dans l’eau
profonde des lacs ! C’était hier, et c’était jadis...
un gouffre le séparait de ce passé si proche



457








encore, un gouffre qu’il ne pouvait plus sonder,
qu’il ne pouvait plus franchir...

– Où serai-je tout à l’heure ? se demanda-t-il
avec une sorte d’angoisse curieuse ; m’en irai-je à
travers ces mondes ou bien dormirai-je insensible
à jamais ?

Il posa sur l’appui de la fenêtre la main qui
tenait son arme, et se pencha un peu pour voir où
s’arrêtait la voie lactée. Elle tombait comme une
poussière lumineuse sur les arbres des Champs-
Élysées, dont la masse noire arrêtait le regard à
peu de distance. Il ramena ses yeux vers le point
opposé de l’horizon, les promena au hasard sur le
firmament.

Tout à coup, il tressaillit violemment. Une
étoile d’une moyenne grandeur venait entre
toutes les autres d’attirer son attention, et un
souvenir du passé surgissait devant lui avec toute
la force et la vie d’une créature en chair et en os.

C’était au bord de la mer, dans un beau pays
qu’ils avaient habité trois mois, pendant une des
heureuses saisons de leur vie. Ils s’aimaient
depuis peu, ils sentaient qu’ils s’aimeraient


458








toujours, et pourtant ils allaient bientôt se séparer.

– Soyons aussi enfants que tous ceux qui
s’aiment, dit Valentine ; choisissons une étoile, et
loin l’un de l’autre, suivant l’éternelle tradition
des amants, nous la regarderons dans la même
pensée.

Leur choix s’était arrêté sur celle-là, parce
qu’elle était modeste et peu éclatante. Rien ne la
désignait à l’attention ; peut-être ne serait-elle
que pour eux un lien mystérieux et muet.

Ils l’avaient regardée ensemble, souvent.
Lorsqu’ils n’étaient pas seuls le soir, sur la
terrasse de Broye, ou dans ce château de
Bretagne où ils s’étaient connus, plus d’une fois,
au milieu des causeries, l’un d’eux avait levé
doucement son doigt vers le ciel, où paraissait
l’étoile, et ce geste silencieux, discret, invisible
pour tous, les avait réunis dans un même élan de
tendresse...

Elle était là, leur étoile, devant René qui la
contemplait seul... Il lui tendit les bras.

– Adieu, cria-t-il à la nuit impassible, adieu




459








tout ce qui fut, tout ce qui pourrait être ; adieu,
vie cruelle, qui ne veux pas me donner le repos...
apaisée par mon sacrifice, sois au moins clémente
pour elle !

La vie lui apparaissait en ce moment comme
une divinité terrible, implacable, au visage de fer,
qui réclamait les victimes humaines et qu’il
fallait contenter par des offrandes sanglantes.

On sonna quelque part en bas.

– On va venir, pensa René, on va me trouver
ici...

Rapidement il ferma la fenêtre et s’approcha
de son bureau. Un pas retentit dans le corridor,
une main s’appuya sur le bouton de la porte, et
l’on frappa.

Une détonation répondit : Entrez, et René
tomba sur le tapis.

Dubreuil entra et courut vers lui.

Les yeux de René étaient encore ouverts, il les
porta de son ami au bureau où se trouvait la
lettre ; attirés par le bruit, on arrivait de partout...
Dubreuil comprit, vit la lettre et la mit hâtivement


460








dans sa poche. René ferma les yeux avec un
soupir. On le releva. Il était mort.
















































461














XXXII



Comment était-ce arrivé ? Pourquoi ? Un
homme si heureux ! Une situation florissante !
Affaires d’argent, peut-être ? Non, la fortune était
en parfait état. Quoi alors ? Un moment de folie
probablement. Pas de testament ? Non ! Pas
d’adieux ? Non ! Pauvre petite madame d’Arjac,
veuve à vingt-sept ans, avec deux bébés... Eh
bien, elle est jeune, elle aura le temps de se
consoler !

Régine pleurait, sous ses crêpes de veuve. Elle
pleurait tant qu’elle pouvait, et très sincèrement.
Que pleurait-elle ? Le mari ? Non.

Était-ce le remords qui la poursuivait ? Pas
davantage. Des remords ! À quel propos ? Parce
qu’elle avait adressé à un criminel des reproches
bien mérités, et que ce pauvre toqué n’avait pas
eu le courage de regarder son destin en face ?
Mais ce n’était pas sa faute, à elle ! Elle n’avait



462








rien à voir là-dedans ! D’abord, quand on se tue,
c’est déjà une preuve qu’on a le cerveau
détraqué. Et puis, est-ce qu’elle était responsable
des fantaisies qui peuvent passer par la tête d’un
homme ? Elle entendait qu’on la laissât
tranquille. Elle avait bien assez de son chagrin.

Quel  chagrin ?  Celui  d’être  veuve,
naturellement ! C’est très désagréable d’être
veuve ! Le deuil, les visites de condoléance, la
réclusion forcée, et au commencement de l’hiver,
encore ! Enfin, en hiver, au moins il ne fait pas
trop chaud, et quand l’été viendrait, elle pourrait
porter de la grenadine. Ces crêpes anglais, c’est
insupportable pendant les chaleurs, et puis cela
déteint : on a l’air d’avoir ramoné une cheminée.
D’ici le printemps, elle aurait quitté le crêpe,
c’était toujours cela.

Mais concevait-on ce René d’aller se tuer
comme cela, sans rime ni raison ? C’est terrible,
ces choses-là.

On ne peut plus habiter une maison où il y a
eu un suicide ; et puis ces constatations légales ;
c’est odieux et cela fait du tort à une famille. Les



463








domestiques étaient dans le cas de vouloir s’en
aller, et ce serait bien fâcheux, car on était bien
servi. Il y en avait deux surtout qu’on ne pourrait
pas remplacer facilement... Enfin peut-être, en
augmentant leurs gages...

Heureusement, Dubreuil était arrivé bien à
point pour apporter son témoignage, car il
frappait au moment où le coup était parti. Quel
heureux hasard qu’il fût venu comme cela, à onze
heures et demie... Il avait attendu toute la journée
René qui lui avait promis d’aller lui rendre
visite ; ce n’est que tout à fait tard, ne le voyant
pas, qu’il s’était décidé à venir voir s’il n’était
rien arrivé... Il était un peu fou ces derniers
temps, René, n’est-ce pas, monsieur Dubreuil ?

Et cet enterrement ! On aurait à supporter la
curiosité de tout Paris, car tout Paris viendrait,
bien sûr ! On avait eu beau dire que c’était en
nettoyant une arme, personne n’en croyait un
mot. Enfin, par bonheur, M. de Broye était là ;
c’est lui qui mènerait le deuil.

M. de Broye ne disait rien. Cet événement
l’avait rendu soudain silencieux. Il sentait dans la



464








mort de son gendre la responsabilité de sa fille, et
d’autre part, en la regardant, au milieu de ses
larmes sans cesse renouvelées, qui coulaient avec
la facilité d’un robinet de fontaine, il se disait
qu’on ne pouvait pas rendre responsable un être
aussi peu fait pour savoir ce que c’est qu’une
responsabilité. Régine pleurait tant qu’on voulait,
et s’arrêtait de même lorsqu’on lui disait qu’elle
avait assez pleuré.

C’était une occupation comme une autre, et
pour le moment la plus convenable. D’ailleurs,
on lui avait déjà apporté des mouchoirs de deuil
avec des bordures noires larges comme la main.
C’était ce qu’il y avait de plus nouveau, assurait
la brodeuse.

Pendant ce temps, Dubreuil était allé chez
Valentine.

Il ne s’était pas couché cette nuit-là ; vers le
matin, lorsque les lueurs froides de l’aube avaient
pénétré dans cette chambre sombre où René
gisait sur son lit, avec un tout petit trou au cœur,
où le sang formait un caillot noir, le Parisien
sceptique avait quitté son ami, et chancelant de



465








fatigue et d’émotion, il avait descendu lentement
l’escalier, qu’il montait si vite la veille au soir.

Il avait attendu René tout le jour ; ne le voyant
pas venir, pris d’une vague frayeur après le dîner,
il était allé voir Valentine, et il avait appris que
René venait de la quitter.

Une heure s’était écoulée en conversation,
puis il était sorti avec l’idée de rentrer chez lui,
puisque René se trouvait en sûreté dans son
appartement.

En sûreté ? Non certes ! S’il avait rencontré
Régine, rien n’était moins sûr que l’état d’esprit
où pouvait se trouver le pauvre garçon. Après
avoir hésité, à cause de l’heure, Dubreuil s’était
décidé à voir d’Arjac, au risque de réveiller toute
la maison. Que ne s’était-il décidé plus tôt ! S’il
était entré seulement pendant que René regardait
les étoiles, la vue d’un ami eût détendu sans
doute les cordes de son âme prêtes à éclater...
Mais quand il est trop tard, à quoi bon revenir sur
ce qui aurait pu être ?

Maintenant, c’était à Valentine qu’il fallait
penser. Dubreuil regarda sa montre, sept heures à


466








peine... Il avait le temps d’aller chez lui, de faire
un peu de toilette, de se composer un visage et de
se présenter chez madame Moissy, qu’il
trouverait endormie, sans doute. Quel réveil ! Et
comme il fallait se presser néanmoins, pour que
personne ne la réveillât avant lui ! Si le coup lui
était porté par une main indifférente, quel n’en
serait pas le résultat ?

Il fit comme il l’avait dit, et à huit heures et
demie il sonnait chez Valentine. Celle-ci appela
sa bonne, qui arriva aussitôt effarée.

– Qu’y a-t-il ?

– C’est le monsieur qui est venu hier soir, qui
voudrait parler à madame. Il attend dans le salon.

Pour cette fille, encore peu au courant des
visages qui se montraient là, il n’existait pas de
noms propres. Valentine pensa immédiatement à
René.

– Que peut-il vouloir si matin ? se dit-elle. Il
vient m’emmener !

Elle revêtit son peignoir à la hâte, et ouvrit la
porte du salon... C’était Dubreuil. Elle eut peur.



467








– Il est arrivé quelque chose ? dit-elle toute
pâle, et ses lèvres soudain desséchées avaient
peine à préférer un son.

Dubreuil, de la tête, fit signe que oui, et lui
avança un fauteuil. La bonne, curieuse, se tenait
sur le seuil.

– Du feu, dit-il, vite ! Madame tremble de
froid.

La jeune fille rassembla les tisons de la veille,
ajouta du bois, et bientôt le feu ronfla dans la
cheminée.

– C’est bien, dit Dubreuil, laissez-nous.

Valentine tremblait toujours, mais ce n’était
pas de froid. Dubreuil la regardait avec une
inexprimable pitié. Comment allait-il lui
apprendre la terrible nouvelle ?

– Dites-moi ce qui est arrivé, fit-elle en
joignant les mains avec angoisse. Il est malade ?
Il est parti ?

Dubreuil se taisait : non, décidément, il ne
pouvait pas prononcer les paroles fatales.

Elle se leva et enfonça ses doigts crispés dans


468








la chair de son bras.

– Il s’est tué ? dit-elle tout bas, car sa gorge
n’avait plus de souffle. Il s’est tué ?

Il la prit par les épaules et l’assit dans le
fauteuil. Elle se laissa faire, sans cesser de le
regarder.

– Il ne souffre plus, dit enfin l’ami de la
dernière heure.

Elle lâcha son bras, et ses mains inertes
retombèrent le long de sa robe.

– Il s’est tué, répéta-t-elle de la même voix, et
je n’étais pas là !...

– Du courage, dit Dubreuil, qui s’assit auprès
d’elle et lui prit une main.

Elle le laissa faire, elle ne le sentait pas.

– A-t-il souffert ? demanda-t-elle.

– Non.

Elle poussa un faible soupir.

– J’aurais dû le garder, j’aurais dû penser que
cela arriverait...




469








Elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se
tut.

Heureux ceux qui pleurent ! heureuses celles
qui s’évanouissent ! heureux ceux et celles qui
trouvent dans une démonstration extérieure une
issue au trop-plein de leur douleur ! Mais ceux
qui subissent en silence, dont le chagrin ne
s’exhale que longtemps après, et qui pendant des
heures, des jours, des mois, portent le fardeau
d’une angoisse mortelle, écrasés, incapables de
respirer, comme si tout le poids de la pagode de
Jaggernaut leur pesait sur la poitrine, ceux-là
souffrent, et savent souffrir.

– Pleurez ! dit doucement Dubreuil.

Elle secoua la tête.

– Plus tard, dit-elle en le regardant de ses yeux
secs. A-t-il pensé à moi ?

Dubreuil tira de sa poche les deux lettres de
René, et les mit sous les yeux de Valentine. Elle
les regarda un instant, sans oser les lire. Il les
déplia et les lui mit sous les yeux. Elle lut,
toujours silencieuse, toujours sans larmes.




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