une trahison partie 13
– À quelle heure ? demanda-t-elle, en
pliant
les papiers qu’elle garda dans sa main.
Il lui raconta
ce qui était arrivé depuis qu’il
l’avait quittée ; elle l’écoutait avec
attention,
comme si elle voulait se rappeler tous les
détails
un par un. Quand il eut fini, elle relut
les deux
lettres, et rendit à Dubreuil celle qui
lui
appartenait avec le même regard morne et
désespéré.
– C’est pour moi, pour me sauver, qu’il
est
mort ; si je ne lui avais pas fait croire
que je ne
pouvais vivre sans l’estime du monde, il
vivrait
encore, dit-elle.
– Ne pensez pas cela ! s’écria Dubreuil.
Il lui parla
longtemps ; de temps en temps il
s’adressait à elle comme si elle eût été
un petit
enfant, capable de comprendre seulement
les
raisonnements les plus primitifs, puis
s’élevait à
des hauteurs de langage dont il eût été
très étonné
s’il en avait eu conscience. Elle
l’écoutait
docilement, cherchant à se laisser
convaincre. Il
s’arrêta enfin, épuisé, bouleversé par
cette
apparence de calme qui lui paraissait
effrayante,
471
et resta un instant silencieux ; puis il
se leva.
– Attendez, dit-elle en se levant aussi et
en
l’arrêtant du geste. Pourrais-je le voir ?
Dubreuil la
regarda plus effrayé que jamais.
– Vous voulez le voir ? fit-il interdit.
– Oui, encore une fois.
Elle le suppliait du regard et du geste
comme
s’il eût été le maître de le lui permettre
ou de l’en
empêcher.
– Je ne dirai rien, vous verrez ! Je serai
très
calme, mais je voudrais le voir encore...
Pensez
donc, il était là, hier soir... Je ne
croirai qu’il est
mort que lorsque je l’aurai vu.
Elle indiquait
le petit canapé où ils avaient
causé la veille.
– Vous pouvez certainement voir madame
d’Arjac, fit Dubreuil en hésitant.
Valentine
frissonna.
– Cette femme ! dit-elle avec une
indicible
horreur.
– Si vous voulez obéir au dernier vœu de
472
René, il faut continuer de la voir ; sans
cela,
comment pourriez-vous surveiller ses
enfants ?
– Je la verrai, dit Valentine en baissant
la tête.
Puis-je y aller aujourd’hui ?
– Oui, mais comment ferez-vous ?
– Venez avec moi, dit-elle, vous direz que
vous m’avez annoncé l’événement, et je
viendrai... N’est-ce pas moi qui ai fait
ce
mariage ? Elle était là, hier, qui le
menaçait et
jurait de le poursuivre jusqu’à la mort
Jusqu’à la
mort !
Elle frissonna encore et détourna les
yeux.
Puis elle se dressa péniblement.
– Je
vais m’habiller, dit-elle ;
vous
m’emmenez ?
Il consentit. Elle reparut au bout de
quelques
minutes, vêtue de noir, voilée, gantée,
irréprochable. Ils sortirent. L’air froid
les frappa
au visage comme un soufflet, et ramena un
peu
de sang aux joues de Valentine.
La maison de Régine était bouleversée ;
madame dormait ; M. de Broye était sorti «
pour
473
les démarches », dit le valet de chambre.
Dubreuil et Valentine échangèrent un
regard ;
faudrait-il qu’il s’en retournât sans avoir
vu ce
qu’il venait chercher ?
Elle eut une
idée.
– Les enfants ? dit-elle.
– Ils sont là, répondit le domestique en
s’effaçant pour la laisser passer.
Elle entra dans
la chambre des petits, qui
jasaient doucement avec leurs nourrices,
et
cherchaient à jouer entre eux. Assis sur
le tapis,
ils entassaient gravement des jouets l’un
sur
l’autre... L’orage effroyable qui s’était
abattu sur
la maison, les laissant orphelins,
n’existait pas
pour eux ; ils jouaient ce jour-là, comme
ils
avaient joué la veille, et ne se
souviendraient
même jamais qu’ils avaient été aimés par
leur
père, qui avait pleuré sur eux.
Valentine
s’agenouilla près d’eux et les
embrassa en présence des nourrices muettes
et
consternées. En tenant sur son cœur ces
têtes
blondes, elle sentit soudain s’éveiller en
elle un
474
sentiment nouveau, inconnu : la maternité.
Ils étaient à
elle, ces enfants de René, que le
hasard avait fait naître d’une autre. Elle
était
jalouse autrefois de ne pas en avoir un, –
elle
aurait les deux maintenant ; qui pourrait
l’empêcher de les aimer ? Qui pourrait les
empêcher, eux, de l’aimer ? René lui avait
légué
avec ses enfants l’amour de ses enfants ;
elle le
sentit, et son cœur s’emplit d’une
tendresse
nouvelle, immense.
Elle se releva et sortit de cette chambre,
pendant que les enfants reprenaient leur
travail un
instant interrompu. Dubreuil l’attendait
au
dehors. Il la prit par la main et la guida
vers une
autre pièce, au bout d’un corridor.
Les rideaux de la fenêtre étaient fermés,
deux
bougies brûlaient au chevet du lit ; la
prévoyance
de l’ami avait écarté sous un prétexte la
religieuse
qui veillait près du mort, et ils étaient
seuls dans
cette chambre obscure, où rien n’était
dérangé.
Le revolver était sur le bureau.
Valentine s’approcha du lit ; Dubreuil se
tenait
près de la porte, prêt à empêcher d’entrer
si
475
c’était nécessaire. Elle appuya doucement
une de
ses mains sur la couverture et se pencha
lentement.
René semblait dormir tout habillé sur son
lit.
Les traits
étaient parfaitement calmes. Il avait
pensé à Valentine à la dernière seconde ;
de là lui
venait la douceur paisible de son visage.
Que de
fois elle l’avait vu dormir ainsi ! À
Elseneur,
quand elle l’avait quitté, il était
absolument de
même, aussi pâle, aussi maigre, les traits
aussi
rigides... Mais alors, il s’était
réveillé... et
maintenant...
Elle s’inclina
encore, et souleva les boucles
châtaines, puis elle appuya ses lèvres à
l’endroit
qu’elle aimait, où jamais ne s’étaient
posées
d’autres lèvres que les siennes. La
chaleur de la
vie avait disparu... Elle regarda les
lèvres au
dessin correct et fin, les lèvres chaudes
et souples
qui souriaient avec tant de douceur. Plus
de
baisers, plus de sourires. C’était fini
pour
toujours.
– Venez, dit Dubreuil à voix basse. Il
avait
peur de la voir tomber morte auprès de
René.
476
Elle fit un
signe de tête, et baisa encore une
fois le front glacé, puis elle ramena les
boucles
pour cacher l’endroit. Hésitante, elle fit
un pas en
arrière, puis elle resta immobile, ne
pouvant se
détacher.
– Je vous en supplie, fit Dubreuil en lui
tendant la main.
Elle vint doucement et se laissa entraîner
sans
résistance.
Ils sortirent de l’appartement, elle monta
dans
la voiture qui les attendait, et se laissa
reconduire
sans une parole. Dubreuil voulait monter
avec
elle, elle le remercia d’un serrement de
main,
mais fit un signe négatif. Il la vit
disparaître dans
l’escalier qu’elle gravissait lentement,
comme
accablée d’un lourd fardeau.
– Mieux vaudrait pour elle mourir tout de
suite, pensa-t-il. La triste comédie
qu’elle va
avoir à jouer la tuera sûrement, et la
fera trop
souffrir.
Arrivée chez
elle, Valentine alla droit à sa
chambre, s’y enferma, jeta loin d’elle son
châle et
477
son manteau, et levant les bras au ciel,
elle cria :
Ô mon René ! Puis elle tomba à terre et
pleura.
478
XXXIII
Le cercueil
était placé sous le grand
catafalque ; des flammes vertes brûlaient
dans les
hautes coupes placées aux quatre angles ;
une
profusion de cierges s’étageait tout
autour, et
l’église était complètement tendue de
noir.
– Quel bel enterrement ! se disait-on tout
bas
dans les rangs de chaises.
La famille de Broye n’avait rien épargné
pour
faire à d’Arjac de magnifiques
funérailles. C’était
en quelque sorte une réparation offerte
par le
beau-père à son gendre. Instinctivement il
cherchait ce qu’il pourrait bien encore
jeter sur
cette bière qui contenait l’être bon et
charmant
que tout le monde avait aimé, excepté sa
femme.
Dans la
matinée, au dernier moment, le vieux
gentilhomme avait pris une voiture, et
parcouru
les fleuristes de Paris, pour en rapporter
un
immense monceau de fleurs qu’il avait
entassé
479
devant le catafalque, car il n’y avait
plus de place
sur les degrés.
Des fleurs !
voilà tout ce qu’on pouvait
désormais offrir à ce qui avait été René.
Tout le
monde en avait envoyé, jusqu’aux amis les
plus
lointains, ceux qu’on voit deux ou trois
fois par
an. Une pitié universelle s’était emparée
des âmes
à l’annonce de cette mort inattendue. On
pouvait
parler d’accident ! qui croirait cette
fable ? René
s’était tué, et personne n’en doutait.
Pourquoi ?
C’est ici qu’on
n’était plus d’accord.
Des pertes à la Bourse, disaient les uns ;
mais
d’Arjac n’était pas joueur, et on ne lui
avait
jamais connu d’agent de change. Un chagrin
d’amour, disaient les autres ; quel en
serait
l’objet ? un amour si mystérieux que nul
n’en eût
jamais eu connaissance ? Allons donc,
est-ce
qu’il est des amours pareilles ! Mais
cette sœur !
avait hasardé Lorrey. Cette sœur ! D’abord
personne ne l’avait vue ; Lorrey avait
inventé une
histoire pour se rendre intéressant !
voilà tout.
D’Arjac était
l’être le moins fait pour une
esclandre, lui si soigneux des
convenances.
480
Qu’elle était
alors la cause de cette mort si
mystérieuse ?
Eh ! mon Dieu ! depuis son retour de
Suède,
d’Arjac ne paraissait pas avoir eu
l’esprit bien
solide : la fièvre qu’il avait eue là-bas
avait dû
troubler son cerveau ; c’était
probablement sous
l’influence d’un accès de délire qu’il
s’était
suicidé. On voit ces choses-là tous les
jours.
Le service
funèbre continuait pendant ces
causeries ; quand il eut fini, le défilé
commença.
Ils étaient
tous venus, les habitués des
vendredis de Régine : ceux qu’on avait vus
à
Trouville parader autour d’elle, et qui
trois jours
auparavant écoutaient le récit de Lorrey ;
les
jeunes gens inutiles, qui se promènent
d’un salon
à un autre salon, pour tuer les journées
qui ne
veulent pas se laisser faire ; les hommes
plus
âgés, tout aussi nuls, mais à qui la
supériorité de
leur âge permettait de dire des bêtises
plus
solennelles.
Ils faisaient
peu de cas de René quand il
vivait. Qu’est le mari d’une femme
élégante ? Si
peu de chose en vérité, à moins qu’il ne soit
aussi
481
un homme élégant ! S’il a le malheur de
s’occuper de quelque chose, de préférer
les
médailles ou les livres, il n’existe plus.
On lui passerait encore la manie des
tableaux,
parce que la peinture est bien portée
depuis
quelques années ; mais la musique sérieuse
ou les
livres... quel ridicule !
Et puis, à quoi cela peut-il servir ?
Est-ce que
cela vous apprendra à faire un nœud de
cravate ?
Le défilé continuait ; M. de Broye avait
fort à
faire de serrer toutes ces mains tendues
vers lui ;
madame de Broye était là aussi. Régine
était
restée chez elle. C’était plus convenable,
et aussi
moins désastreux pour ses nerfs, car elle
avait
vraiment les nerfs fort ébranlés.
Enfin la foule s’éclaircit ; il ne restait
plus que
peu de monde dans l’église ; les porteurs
au fond
de la nef enlevaient déjà le cercueil et
s’avançaient d’un pas cadencé ; Valentine
s’avança vers madame de Broye ; Dubreuil
la
suivait à peu de distance.
– Ah ! chère madame ! fit tout bas la
belle-
482
mère de René en serrant les mains de son
amie,
qui se fût douté ?...
Le cercueil arrivait ; elles se rangèrent
pour le
laisser passer.
Valentine suivit d’un long regard ce
coffre de
chêne qui allait disparaître dans le
caveau de la
famille de Broye ; même mort, René ne lui
appartiendrait pas. Elle n’aurait pas
cette joie
illusoire et suprême d’aller porter des
fleurs sur
sa tombe ; elle ne pourrait pas,
agenouillée à
demi au bord d’une pierre, regarder le nom
gravé
dessus jusqu’à ce qu’elle ne le vît plus à
travers
ses larmes.
Un monument
fastueux recouvrait le vaste
caveau de famille ; une grille le fermait.
Rien ne
resterait de René : il appartiendrait aux
de Broye
dans le temps et dans l’éternité.
Une couronne de rose-thé, objet
d’admiration,
fut présentée à celui des hommes funèbres
qui
arrangeait les fleurs sur le cercueil, et
il la plaça
vers le milieu, à la hauteur de la
poitrine.
– Quelles fleurs merveilleuses ! fit tout
bas
483
madame de Broye. Savez-vous qui a envoyé
cela ? Il n’y avait pas de carte.
Valentine fit un signe négatif. C’était
elle qui
avait donné à René ces fleurs qu’il
préférait à
toutes les autres ; mais maintenant comme
toujours, elle devait rester inconnue.
Le cortège se mit en route ; Valentine,
restée
sur les marches de l’église, le suivit du
regard
jusqu’à ce qu’il eût disparu au prochain
tournant,
et puis elle reprit lentement le chemin de
sa
demeure.
Tout ce qui lui était permis désormais,
c’était
de faire de cette demeure un temple où
elle
conserverait le souvenir de son ami. En
rentrant
chez elle, elle examina du regard les
objets
qu’aimait
René, ceux qu’il
touchait
familièrement, et elle les emporta dans sa
chambre. C’est là désormais qu’elle
vivrait avec
lui, cent fois plus veuve que la veuve qui
allait
étaler son deuil officiel.
Régine était inconsolable.
– Comprend-on, disait-elle, un malheur
484
semblable au mien ? Je fais un mariage
selon
mon cœur ; mes parents ont la bonté de ne
pas s’y
opposer, malgré la différence de fortune ;
car,
enfin, je pouvais certainement prétendre à
un
parti beaucoup plus brillant. La maison de
Broye
à elle seule représente au moins trois
cent mille
francs. Il est vrai que mes parents l’ont
gardée,
mais elle me reviendra après eux,
naturellement.
Eh bien ! il
faut que je perde mon mari après
quatre années d’un bonheur, je puis le
dire, sans
nuages ! Nous étions parfaitement heureux,
chère
madame ! Je lui laissais faire tout ce
qu’il
voulait ; il s’était pris d’un goût un peu
bizarre
pour les médailles de mon père... il
voulait les
cataloguer, les expliquer, que sais-je ?
Je ne me
suis jamais opposée à ce qu’il passât le
meilleur
de son temps à cette occupation. C’était
parfois
fort incommode, car une jeune femme a
souvent
besoin que son mari l’accompagne. Cela
fait
bien, vous savez, c’est plus convenable...
Oh ! il
allait dans le monde avec moi, jamais il
ne m’a
refusé cela, je dois lui rendre cette
justice. Il y
avait une chose qui m’ennuyait, par
exemple ; il
ne voulait pas assister à mon jour. Non !
on ne le
485
voyait jamais chez moi le vendredi. Il y a
des
maris qui font cela pour leurs femmes,
cependant.
Mon Dieu ! je sais bien que ce n’est pas
un usage
général ; je dirai plutôt : au contraire !
Mais pour
ceux qui veulent le faire, c’est très
gentil. Non !
on ne saura jamais ce que j’ai perdu !
M. de Broye
entra un jour au milieu de ce
déluge de réflexions, qu’il subit en
silence,
d’autant plus qu’il ne le recevait que par
éclaboussement, pour ainsi dire : la
victime
prédestinée était une amie qui s’esquiva
aussitôt
qu’elle le put.
Madame d’Arjac allait continuer et
déverser
sur son père le trop-plein de son
inépuisable
réservoir, lorsqu’il l’arrêta d’un air
sérieux
qu’elle ne lui avait pas vu souvent.
– Écoutez, ma chère enfant, lui dit-il, je
crois
qu’il est nécessaire de nous entendre.
Vous avez
tué votre mari...
Régine bondit à cette parole, et tous ses
crêpes
de veuve frémirent sur elle à cette
accusation
monstrueuse.
486
– Je répète, reprit M. de Broye, qui avait
singulièrement vieilli et dont les cheveux
étaient
tout blancs : Vous avez tué votre mari.
C’est
votre colère sans limites, votre amour des
paroles
inutiles, vos menaces insensées, toute
votre
manière d’être, en un mot, qui ont armé le
pistolet dont il s’est servi pour mettre fin
à une
vie dont vous menaciez de faire un enfer.
Je n’ai
pas oublié, moi, vos colères enfantines
qu’un rien
provoquait, qu’aucun raisonnement ne
pouvait
calmer ; ni vos humeurs de jeune fille, ni
vos
paroles cruelles que vous croyiez pleines
d’esprit,
et qui n’étaient piquantes qu’à condition
d’être
sans cœur. Vous m’avez avoué que vous avez
fait
une scène à René, dans cette fatale
soirée.
– Et quand cela serait ? s’écria Régine
avec
emportement ; devais-je permettre que mon
mari
violât ouvertement la foi conjugale...
– Vous n’aviez rien à permettre. Quand
même
l’aventure prêtée à René eût été vraie, ce
qui me
paraît problématique, – votre devoir était
de vous
taire et, au lieu de provoquer le
scandale, de
l’étouffer discrètement, par respect pour
vous-
487
même autant que pour celui dont vous
portiez le
nom. Eh bien, ma fille, voici ce que je
voulais
vous dire : Vous n’avez pas été l’épouse
que vous
deviez être ; tâchez au moins de ne plus
parler de
feu votre mari sur le ton que vous avez
employé
tout à l’heure, car je me verrais obligé
de vous
blâmer publiquement, ce qui me serait fort
pénible.
Jamais Régine ne put comprendre ce qui
avait
choqué son père ; mais comme il se
montrait
décidé à lui tenir tête, c’est elle qui
céda, toutes
fois du moins qu’elle se trouvait en sa
présence.
Avant que le
deuil de madame d’Arjac fût
terminé, elle perdit sa mère. Pour le
coup, sa
douleur fut sans bornes. Encore une année
de
deuil ! Elle passerait donc sa vie dans le
cachemire noir ? Il est vrai que c’est
très seyant ;
mais au bout du compte, c’est toujours la
même
chose !...
Les enfants de
Régine avaient plus perdu
qu’elle-même à la mort de leur grand-mère.
Le
deuil n’empêche pas de courir les
magasins, ni de
recevoir, après les premières rigueurs
passées. Un
488
jour, Valentine, qui visitait toujours
madame
d’Arjac, afin de ne pas perdre de vue les
petits
êtres que René avait légués à sa
tendresse,
Valentine trouva la nursery grande
ouverte, les
bonnes absentes et les enfants seuls. Le
petit
garçon avait attaché un polichinelle à une
ficelle,
et penché sur l’appui de la fenêtre
ouverte, il
s’efforçait de faire toucher à son jouet
la porte de
la remise située au-dessous.
Valentine l’enleva sur-le-champ à sa
situation
périlleuse, ferma la fenêtre malgré les
cris de
colère de M. d’Arjac jeune, qui possédait
déjà
une volonté bien arrêtée, et après l’avoir
bien
caressé pour l’apaiser, elle lui fit une
série de
questions.
La petite fille s’approcha alors avec
confiance,
et les deux bébés amoncelèrent dans le
cœur de
leur amie une telle somme de négligences
maternelles, de cruautés domestiques, que
Valentine se sentit prise d’une immense
pitié.
Comment faire, pour empêcher ces petits
êtres
de devenir lâches et méchants, comme il
arrive le
plus souvent dans ces éducations
abandonnées à
489
des mains subalternes ?
Que
pouvait-elle tenter pour eux ? Jusqu’à
quel point pouvait-elle s’avancer ?
Tout dépendait
de l’humeur de Régine, car
avec celle-ci on n’était jamais sûr de
rien.
Rentrée chez elle, madame Moissy, après de
longues et tristes méditations, se décida
à envoyer
chercher Dubreuil.
Depuis les mauvais jours où elle avait
connu
l’amitié sans prix de cet être en
apparence si peu
capable d’un sentiment sérieux, elle
n’avait guère
pris de résolution sans le consulter ;
lui, de son
côté, ne laissait pas écouler de semaine
sans
passer une soirée auprès de cette femme,
dont la
tristesse profonde n’excluait ni la bonne
grâce ni
la culture intellectuelle.
– Voici mon jour venu, lui dit-elle. Si
depuis
deux ans je n’avais pas pensé que
l’occasion se
présenterait où je pourrais obéir aux
dernières
volontés de René, je n’aurais certainement
pas eu
le courage de vivre. Ses enfants sont dans
l’état
moral le plus déplorable. Que me
conseillez-vous
490
de tenter pour eux ?
Dubreuil médita un instant. Lui aussi,
sans que
personne en eût le moindre soupçon, avait
creusé
dans son esprit cette grande question de
l’éducation des jumeaux ; la conclusion
cruelle,
mais fatale, à laquelle il s’était arrêté
était que
madame d’Arjac rendrait à ses enfants un
service
incalculable si elle voulait bien
disparaître de ce
monde ; mais elle paraissait peu disposée
à ce
dénouement précipité.
– Si vous avez le courage de vous rendre
un
peu ridicule, dit-il enfin, je crois que
vous pouvez
arriver à nos fins ; mais il faut être
absurde, sans
cela madame Régine montera sur ses grands
chevaux et nous enverra promener sans
cérémonie. Je vous demande pardon
d’employer
une expression aussi vulgaire, mais c’est
la seule
qui puisse traduire la façon dont elle
reçoit les
propositions qui ont le malheur de lui
déplaire.
– Je serai aussi ridicule que l’on voudra,
répondit Valentine avec un triste sourire,
mais
encore faut-il que cela serve à quelque
chose !
Quelques jours
plus tard, madame Moissy
491
retourna chez Régine, que par le plus
grand des
hasards elle trouva chez elle, bien que ce
ne fût
pas son jour. Après un instant de
causerie, ou
plutôt de monologue à bâtons rompus, genre
où
madame d’Arjac excellait, Valentine put
exposer
l’objet de sa démarche.
– Je m’ennuie seule, lui dit-elle.
– Pauvre amie ! cela se comprend ! Une
maison sans mari, sans enfants ! Et encore
vous,
ce n’est pas comme moi ! Vous n’avez pas
connu
le bonheur dans votre mariage, tandis que
moi !
C’est bien
cruel, allez, d’avoir perdu son mari
quand on l’aimait !
Valentine
plongea au fond des yeux de
Régine : elle le croyait en vérité ! elle
se figurait
avoir aimé et pleuré René ! La pensée des
enfants
la retint sur sa chaise.
– Je vous disais donc que je m’ennuie,
reprit-
elle, et depuis quelque temps je me sens
des
aptitudes pédagogiques tout à fait
remarquables.
Vous devriez me confier vos enfants de
temps à
autre, cela m’occuperait, et je leur
apprendrais à
lire d’après un système que j’ai
inventé...
492
Régine éclata
de rire.
– Un système ! Ah ! ma pauvre amie ! Si
vous
tombez dans l’enseignement, qu’allons-nous
faire
de vous ? Tenez, vous feriez bien mieux de
venir
avec moi, j’ai des broderies à rassortir,
des
broderies anciennes pour un petit meuble
que je
me fais faire. C’est au bout du monde,
dans un
quartier perdu du côté de Vaugirard ;
venez
donc ! C’est cela qui occupe ! Je vous
conseille
les petits meubles, c’est d’un absorbant !
– J’aimerais mieux m’occuper des enfants,
fit
doucement Valentine ; je vous assure que
cela
m’intéresserait davantage. Si vous ne
voulez pas,
cependant...
– Mais si, mais si, au contraire ! J’en
serai
enchantée. Vous vous préparez bien des
ennuis,
seulement, je dois vous en prévenir, car
ils ne
sont pas commodes. Georges est extrêmement
difficile de caractère, tout petit qu’il
est...
– Nous serons très bons amis, j’en suis
sûre !
dit Valentine, dont les yeux se
remplissaient de
larmes, malgré sa fermeté. Quand me les
enverrez-vous ? Le plus tôt possible !
493
– Mais tout de suite, si vous voulez,
puisque je
sors. Vous rentrez chez vous ?
– Oui, se hâta de répondre madame Moissy.
Une heure
après, les deux enfants de René
faisaient leur apparition sur le seuil de
ce salon
que leur père considérait comme son
refuge.
Valentine
congédia les bonnes, et restée seule
avec ces petits êtres, que l’aspect
nouveau de la
maison rendait très graves, elle les
contempla
avec une indicible émotion.
Ils la regardaient, peut-être un peu
effrayés par
l’intensité de tendresse et de douleur que
trahissait son visage, lorsqu’elle se
laissa glisser
sur ses genoux auprès d’eux, pour les
entourer de
ses bras.
– Vous m’aimerez bien ! dit-elle en les
embrassant tour à tour.
– Oui, répondit Lucie, qui était plus
hardie.
Georges regardait son amie d’un air
sérieux.
Embarrassé
soudain, il promena son regard
autour de l’appartement, et montra du
doigt une
photographie assez grande fixée au mur,
au-
494
dessus d’une petite table.
– Papa ! fit-il, pendant que son doigt
mignon
restait levé dans la direction du
portrait.
Valentine le serra plus étroitement contre
elle,
et baissa la tête pour cacher ses larmes.
– Tu te souviens de ton père ? fit-elle.
– Je m’en souviens bien, moi, fit vivement
Lucie. Il ne vient plus, on dit qu’il est
mort... Il ne
reviendra plus, dis ? On est mort quand on
ne
revient plus ?
– Hélas ! chers petits, commençait
Valentine...
Elle réprima l’émotion qui allait la
vaincre, et
redevint calme.
– Il est mort, mes chéris, mais il faut
l’aimer
tout de même. On peut aimer ceux qui sont
morts, tout comme s’ils étaient vivants...
– Tu l’aimes, toi ? demanda brusquement
Georges, en posant sa petite main sur la
joue de
Valentine.
Elle se couvrit
le visage de ses mains, se
releva et courut dans sa chambre pour
étouffer
495
dans son oreiller les cris de douleur qui
montaient
à ses lèvres. Une seconde après, elle
souleva son
visage enfiévré et regarda autour d’elle.
Sur le seuil de
la porte restée ouverte, les
jumeaux se tenant par la main restaient
indécis,
ne sachant s’ils devaient entrer. Ils
levaient sur
elle un regard de doute et de tendresse
timide, qui
rappelait tellement les yeux de René que
Valentine faillit succomber encore une
fois. Mais
cette journée était décisive : si elle se
faisait
aimer des enfants, ils lui
appartiendraient
désormais ; si elle les effrayait par sa
tristesse ou
sa véhémence, ils lui échappaient
peut-être pour
toujours...
– Venez, mes mignons, dit-elle, je vais
vous
montrer de belles choses.
Ils
s’approchèrent, toujours se tenant par la
main, toujours timides avec leurs beaux
yeux qui
respiraient la confiance, alors que leur
geste
restait hésitant, et vinrent s’appuyer sur
ses
genoux pendant qu’elle ouvrait un tiroir
plein de
bibelots.
Ce fut un
commencement d’une vie nouvelle
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pour les enfants et pour Valentine. Grâce
à son
extrême prudence, elle sut ne jamais
froisser
Régine, ce qui
pourtant n’était pas facile, et
pendant deux années, elle maintint sa
position
d’institutrice volontaire.
Madame d’Arjac se moquait volontiers de
son
amie ; c’est si commode de se moquer de ce
que
l’on ne peut comprendre ! Cependant, au
bout de
deux ans, elle cessa de railler, et devint
très
aimable avec madame Moissy.
– On ne se figure pas, lui dit-elle un
jour,
comme la vie est difficile pour une pauvre
femme
exposée à mille dangers. On me taquine à
tout
propos au sujet du comte Vératine ; cela
me fera
du tort à la longue. Je ne puis empêcher
les gens
de parler. D’un autre côté...
Sous le regard de Valentine qui la
questionnait
directement, la jolie veuve se troubla.
– J’avoue, dit-elle en rougissant, que le
comte
est des plus compromettants... Il m’a
demandé
ma main l’autre jour devant quinze
personnes, ici
même...
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– Qu’avez-vous
répondu ?
demanda
froidement madame Moissy. Se pouvait-il
que
cette femme appartînt à un autre, après
avoir
porté le nom de René !
– Que voulez-vous qu’on réponde en de
pareilles circonstances ? fit Régine en
minaudant.
Je n’ai rien
répondu, mais ce n’était pas la
première fois, et depuis il est revenu à
la charge...
– Eh bien ? fit Valentine toujours
maîtresse
d’elle-même.
– Mon Dieu... ce qui m’embarrasse, ce sont
les
enfants. Le comte est obligé, par son
service
d’aide de camp de l’empereur, à passer au
moins
six mois de l’année à Pétersbourg, l’hiver
bien
entendu... Je ne puis pourtant pas laisser
les
enfants seuls ici. Du vivant de ma mère,
rien
n’était plus facile ; mais maintenant...
Et puis,
d’autre part, les trimballer en chemin de
fer deux
fois par an... Je voudrais voyager, moi
aussi, je
n’ai rien vu ! Je veux aller en Italie...
Enfin je les
mettrai en pension. Ils sont bien jeunes,
mais ils
ne s’y feront que plus facilement.
Le cœur de
Valentine était sur ses lèvres
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pendant cette tirade de madame d’Arjac ;
la joie
immense qui l’inondait lui faisait oublier
la
vulgarité des propos et des sentiments.
Les lèvres
blanches d’émotion, elle dit
doucement :
– Donnez-les-moi.
– Vous dites ? fit Régine abasourdie.
– Donnez-les-moi, je les élèverai bien, je
vous
le promets.
– Pour cela, j’en suis sûre ! s’écria la
jeune
femme, qui voyait dans cette proposition
un
dénouement non à ses perplexités, elle
n’en
éprouvait point, mais aux querelles que
son père
n’eût point manqué de lui faire. Mais,
reprit-elle,
vous ne pouvez pas venir vous établir avec
eux
ici ; d’ailleurs, je quitterai cet
appartement...
– Donnez-les-moi chez moi. Je saurai
m’arranger, fit Valentine sans élever la
voix. Je
leur donnerai une éducation telle que vous
pouvez la désirer, telle que leur père
l’eût désirée,
ajouta-t-elle tout bas.
Après quelques
façons de pure forme, Régine
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accepta.
Avec une joie
sans bornes, un matin de
printemps, Valentine installa dans une
chambre
voisine de la sienne les deux enfants qui
représentaient pour elle l’univers. Ils
étaient aussi
heureux qu’elle, et ne cessaient de
chanter leur
bonheur, comme de petits oiseaux jaseurs.
Dubreuil vint
les voir le jour même. Il avait
pris depuis longtemps l’habitude de dîner
chez
madame Moissy le dimanche ; ses instincts
latents de paternité se trouvaient
suffisamment
satisfaits par l’amitié qu’il portait à
ces petits, et
quand Valentine le pressait parfois de se
marier,
il lui répondait : – C’est inutile ! vous
ne vous
mariez pas, vous ! Pourquoi voulez-vous
m’immoler quand vous vous réservez si
prudemment ? D’ailleurs, nous avons là une
famille toute faite ; nous serions des
ingrats d’en
souhaiter une autre.
Cependant, quelques bonnes langues se sont
inquiétées de cette amitié si tranquille
et si
honnête. À l’un de ses voyages, la
comtesse
Vératine, qui passe sa vie sur les
chemins, fut
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sérieusement entreprise à ce sujet par une
de ses
bonnes amies, une de ces personnes sur
lesquelles
la calomnie ne sait trop où mordre, car
jamais
elles ne gardent un sigisbée assez
longtemps pour
que le monde puisse s’en apercevoir.
– Vous aviez confié vos enfants à madame
Moissy, ma
chère ? C’est peut-être une
imprudence ! Vous savez que Dubreuil est
fort
assidu près d’elle. Deux ou trois fois
même il l’a
ouvertement compromise : une fois, à la
mort de
ce pauvre Moissy, vous savez, quand il fut
assassiné là-bas, je ne sais où... l’autre
fois,
c’était à peu près à l’époque où vous
devîntes
veuve... Depuis, ils ne se quittent pas...
C’est un
peu osé, de braver ainsi l’opinion
publique !
La comtesse
Vératine fit un sourire plein
d’indulgence ; les voyages lui avaient
formé
l’esprit !
– Que voulez-vous ?
dit-elle
philosophiquement, le soleil lui-même a
des
taches !
Les enfants de René adorent leur père ;
ils ne
se plaignent que d’une chose : c’est que
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Valentine ne
leur permette pas de l’appeler
maman.
– Au fond, vois-tu, dit un jour Lucie à
son
frère, pour l’en consoler, qu’on l’appelle
maman
ou non, c’est absolument la même chose. Tu
sais
bien que c’est elle qui est notre vraie
mère.
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