une trahison partie 5
par trop nombreux, le petit bonnet ailé
d’une
femme de chambre apparaissait au bout de
la
salle, pour disparaître ensuite effaré.
Les
châtelains ne s’en offusquaient pas, et
feignaient
de l’ignorer.
La table était
longue et large, les grosses
pièces arrivaient sur de vaillants
plateaux
d’argent, qui n’avaient nulle envie de
plier sous
le poids, comme des plateaux modernes ;
les vins
merveilleux et clairs reluisaient dans les
cristaux
lourds et anciens ; c’était le luxe
d’autrefois,
accommodé au bien-être moderne.
On riait autour
de cette table seigneuriale et
hospitalière.
– Lorrey, dit M. de Broye, vous avez l’air
mélancolique. Peut-on connaître le sujet
de vos
soucis ?
Lorrey,
réveillé de sa rêverie, était devenu
cramoisi, et cherchait sa réponse, lorsque
Dubreuil le prévint.
– Je sais ce que c’est, dit-il ; c’est un
lièvre
qu’il a manqué hier ; la malheureuse bête
est
78
rentrée chez elle avec deux grains de
plomb dans
la patte, et Lorrey craint qu’elle ne soit
obligée de
sonner demain chez le docteur, pour le
prier de
l’amputer.
Le docteur
sourit. Il avait acquis jadis une
célébrité comique, pour une amputation
opérée
sur la patte d’un chat favori. D’ailleurs,
son talent
pour guérir les humains lui permettait de
soigner
les bêtes, et le rendait invulnérable à
ces railleries
innocentes.
Régine vint au
secours du pauvre timide.
– Vous monterez à cheval demain avec nous,
n’est-ce pas, monsieur Lorrey ? lui
dit-elle ; vous
êtes le meilleur cavalier de la société,
après mon
père, toutefois. J’essaie une jument
nouvelle, et je
serai bien aise de vous voir là, en cas
d’accident.
Le jeune homme s’inclina, et s’accrochant
à la
perche qu’elle lui tendait :
– Vous
n’avez besoin de
personne,
mademoiselle, vous nous donneriez des
leçons à
tous ; mais je serai tout honoré de vous
servir
d’escorte.
79
– Voilà ce que j’appelle une brillante
rentrée,
dit Dubreuil à madame Moissy, près de
laquelle il
se trouvait assis.
– Vous êtes aussi par trop taquin, fit
Valentine. Mais elle a fait cela très
gentiment.
C’est une bonne enfant...
– Vous croyez ? faillit dire le sceptique.
Il se
tut et s’inclina légèrement sur son
assiette, en
homme absolument convaincu.
Mue par une
curiosité soudaine et
inexplicable, Valentine se mit à regarder
Régine.
La jeune fille était extraordinairement
jolie ce
jour-là. Vêtue d’un costume sombre, piqué
au
corsage d’une fleur éclatante et rare,
elle avait
quelque chose de plus sérieux, de plus
classique
que de coutume.
Il y a des moments où la vie vous apparaît
plus
douce et plus facile, où le devoir est une
satisfaction, où l’indulgence vous monte
du cœur
aux lèvres ; peut-être Valentine
était-elle dans
une de ces heures, heures dangereuses, qui
vous
tendent des traquenards dans les coins de
la vie,
80
car les méfiants eux-mêmes perdent alors
leur
méfiance.
Elle avait toujours trouvé Régine jolie.
Soudain, elle
la crut bonne. La splendeur sans
apparat de la vieille maison lui apparut
sous un
jour nouveau. Riche elle-même, elle eût
voulu
être plus riche pour vivre de cette façon
presque
patriarcale et pourtant si moderne...
Un travail bizarre, inconscient, se fit
dans son
cerveau ; c’était encore bien confus, mais
l’idée
se dégageait lentement de la brume : René
se
marierait, il fallait que René se
mariât...
Valentine le vit, avec les yeux de son
esprit, assis
à la place du châtelain de Broye. Le jeune
homme
porterait dignement ce rôle de chef de
famille :
n’en avait-il pas toutes les vertus ?
– Il faut que René épouse Régine, pensa
madame Moissy.
Elle regarda son ami, assis de l’autre
côté de la
table, un peu plus loin ; il souriait en
causant avec
une vieille amie de la maison. Oui, ce
beau
visage, cette tournure élégante et noble
n’étaient
que l’enveloppe d’une âme plus belle et
plus
81
noble encore, malgré ses petites
faiblesses ; on
pouvait en toute sécurité mettre la main
de toute
jeune fille pure et charmante dans la main
de cet
honnête homme. Et lui, ne serait-il pas
heureux
dans cette famille, où se réunissait ce
qui fait le
plaisir et le prix de l’existence ?
En ce moment où
le plan d’une vie nouvelle
s’élaborait dans l’esprit de Valentine,
elle ne
souffrait pas ; l’excès de son abnégation
la
rendait impersonnelle, insensible à la
douleur.
Elle s’occupait du bonheur de René, comme
si
René était un autre, et elle éprouvait
même une
certaine joie...
Tout à coup, elle eut la perception de la
réalité.
C’était son René à elle, qu’elle voulait
donner à
cette jeune tille ; c’était la joie et
l’essence même
de sa vie qu’elle s’arrachait ainsi.
– Il le faut ! se dit-elle en fermant les
yeux
pour les empêcher de se remplir de larmes.
Une autre
vision passa dans son cerveau
surmené. Elle vit sur le large tapis
rouge, dans la
nef d’une grande église, au bruit des
orgues
assourdissantes, René très pâle,
conduisant
82
Régine,
enveloppée de tulle blanc.
– Non, non, non ! cria tout son être
intérieur.
Il lui sembla
qu’elle voyait en elle son âme
agenouillée, qui se tordait les mains, en
la
suppliant de lui faire grâce.
– Il le faut ! se répéta-t-elle encore une
fois.
Son âme se
laissa tomber défaillante, anéantie.
– Voulez-vous du sucre avec vos fraises,
madame ? lui dit Dubreuil, en lui
présentant le
sucrier de filigrane.
– Non, merci, monsieur, répondit-elle. Et
machinalement, elle se mit à manger du
bout de
la cuiller les dernières fraises
parfumées, à peine
rougies par les derniers rayons du soleil
d’automne.
Dubreuil parlait à Valentine, elle lui
répondait.
Dans sa tête, elle entendait les orgues
tonnantes,
et le tapis rouge s’étendait tout au bout
de la
longue église. Les mariés étaient tout au
bout
maintenant, devant l’autel étincelant de
lumières
et de dorures. Un grand brouhaha se fit
autour
d’elle : on se levait.
83
Lorsqu’elle entra dans le salon où brûlait
une
souche entière qui remplissait la vaste
cheminée,
elle sentit un frisson s’abattre sur elle,
et elle
chercha instinctivement les yeux de René
pour
s’y réchauffer. Il n’était point là. Elle
causa
quelques instants avec les uns et les
autres ;
comment trouvait-elle la force de leur
parler, et la
présence d’esprit de leur répondre ? C’est
un
phénomène qui se passe cent fois par
soirée dans
la moindre réunion un peu brillante.
René entra enfin ; il marchait lentement
près
de Régine, qui lui souriait avec une grâce
particulière. Valentine les regarda, et se
força de
les regarder encore. Ils étaient très bien
ainsi, l’un
près de l’autre ; cela ferait un joli
couple, pour
s’en aller le long de la nef vers l’autel
resplendissant... En ce moment, c’était
vers elle
qu’ils venaient.
– Mademoiselle Régine veut vous emprunter
des livres, madame, dit la voix riche et
douce du
jeune homme. Me permettez-vous d’aller
prendre
chez vous ceux qu’elle va vous désigner ?
Il l’avait dit,
il viendrait le lundi chercher des
84
livres... Il le voulait donc ?
Il viendrait, non pas en simple visiteur,
comme il l’annonçait, mais en amant
passionné,
irrité par une longue contrainte ; à
l’heure
présente, elle était donc encore le
premier et le
dernier mot de sa destinée !
– Venez, dit-elle, je serais enchantée de
pouvoir être agréable à cette jolie
enfant.
Régine s’assit près d’elle avec un de ces
gestes
câlins, délicieux, que les jeunes filles
doivent
s’apprendre mutuellement par l’exemple,
car
pour peu qu’elles soient bien élevées,
elles ont
près des femmes plus âgées ce joli
mouvement
abandonné et retenu à la fois qui leur
ferait croire
qu’elles les adorent.
– Vous êtes la bonté même, fit
mademoiselle
de Broye ; je suis très contente que vous
soyez
venue aujourd’hui. Voyez, je me coiffe
comme
vous, c’est si joli ! Et j’ai mis une robe
sombre,
comme vous. Je voudrais tant vous
ressembler !
René restait debout devant elle, et son
regard
allait de l’une à l’autre de ces femmes si
85
différentes, et dont l’extérieur était
presque
semblable en effet. Toutes les deux
avaient des
cheveux soyeux d’un brun doux, les yeux
bleus,
le teint rosé et blanc ; les sept ou huit
années de
différence entre elles étaient largement
compensées du côté de Valentine par la
sérénité
et la grâce, mais Régine avait le charme
de la
jeune fille, ce charme un peu vert, un peu
aigrelet, auquel les hommes ne sont guère
sensibles que plus tard. Toute l’âme de
René se
jeta aux pieds de Valentine. Elle était si
bonne !
– Vous avez un goût exquis, continuait
Régine. M. d’Arjac me disait tout à
l’heure que
vous n’aimiez pas le monde ; vous avez grand
tort, madame, si j’ose vous le dire. Vous
seriez si
fêtée !
– Cela ne m’amuse guère, dit Valentine en
laissant caresser ses belles mains que la
jeune
fille avait prises dans les siennes.
– Eh bien, moi, je vous supplierai tant
que
vous viendrez à toutes nos fêtes. Maman
veut
donner quatre grands bals cet hiver ; vous
n’y
manquerez pas, bien sûr ?
86
– Je viendrai ! dit Valentine.
Elle s’était
dit depuis longtemps qu’elle
sortirait beaucoup pendant l’hiver qui
allait
suivre. Il fallait montrer un front
d’airain. Il
fallait aller dans le monde, déjouer les
ruses
malignes de ceux qui veulent tout savoir,
se
montrer toujours calme ; il fallait qu’on
la vit
partout, et qu’on la vit sans René...
Celui-ci, heureux de voir son amie fêtée,
s’était assis auprès d’elle.
– Cette nouvelle coiffure vous va bien,
mademoiselle, dit-il.
Il voulait
remercier Régine du bon accueil
qu’elle faisait à Valentine.
– Voyez-vous, dit la jeune fille à
Valentine, en
adressant un sourire à René, je veux vous
imiter
en tout maintenant. Vous devez porter
bonheur.
Quand on pense
que je vous connais depuis
combien ? cinq ou six ans, au moins, et
que je
n’ai jamais pensé à vous regarder avant
l’année
dernière ! Dites, j’étais désagréable
quand j’étais
petite ?
87
Valentine
sourit.
– Toutes les petites filles sont plus ou
moins
capricieuses, dit-elle ; mais puisque vous
avez la
franchise de m’avouer que vous ne faisiez
pas
attention à moi, j’userai de la même
franchise
envers vous. Je vous avais peu vue et pas
du tout
observée.
– C’est bien ce que vous aviez de mieux à
faire, répondit Régine en riant. Mais
maintenant,
je vais vous regarder attentivement. Je me
marierai une fois ou l’autre,
ajouta-t-elle en
baissant les yeux et en faisant tourner
les bagues
autour des doigts amaigris de Valentine ;
je
voudrais que ma maison ressemblât à la
vôtre ;
c’est délicieux chez vous, vous savez ?
Vous
m’apprendrez comment on se fait aimer !
Valentine ressentit un coup terrible dans
son
pauvre cœur déjà tant meurtri ; elle jeta
à René un
regard suprême, comme celui du cerf qui va
mourir, puis elle s’inclina vers la jeune
fille et la
baisa au front.
– Vous n’avez pas besoin qu’on vous
enseigne
rien, dit-elle, aimez vous-même.
88
Régine baissa
la tête, et jeta un regard furtif
sur René. Celui-ci, saisi d’un étrange
malaise, se
leva doucement et s’approcha d’un autre
groupe.
Un instant après Valentine retourna chez
elle.
Dans la longue
nuit d’octobre, elle eut le
temps de rêver du tapis rouge et de
s’accoutumer
aux orgues tonnantes.
89
VII
C’était
l’hiver, et c’était Paris, avec l’odeur
fugitive des bouquets de violettes aux
éventaires
des fleuristes, avec les grands chevaux de
luxe,
enveloppés de leurs couvertures armoriées
; les
passants pressaient le pas, le gaz
s’allumait de
bonne heure aux devantures des magasins,
resplendissantes de colifichets coûteux ;
un vrai
Parisien, à l’inspection seule de ces
choses faites
pour attirer le regard et la convoitise,
eût fixé
sans hésiter la date : 20 décembre.
René d’Arjac errait dans la rue de la Paix,
s’arrêtant un peu partout. À cette heure
précieuse
entre cinq et six, où l’on a toujours tant
de choses
à faire, lui se trouvait désœuvré, pour la
première
fois depuis trois ans.
On commençait à dîner un peu, à danser pas
encore, mais on en parlait. Les dames
reprenaient
leurs jours ; Valentine, sollicitée par
ses amies de
90
faire comme tout le monde, afin qu’on fût
certain
de la trouver, avait refusé un jour dans la
semaine.
– Ne me trouve-t-on pas tous les jours de
cinq
à six ? avait-elle dit.
Et l’on était
venu de cinq à six, prolongeant
les visites jusqu’à sept heures... Et René
avait
perdu l’heure de sa douce causerie
journalière. Il
avait protesté, s’était fâché ; comme tous
les
hommes faibles de caractère, il avait
dépassé la
mesure, accusant Valentine de ne plus
l’aimer,
puis il était revenu repentant, éperdu...
C’était là le danger pour la pauvre femme.
Elle
avait voulu dénouer ce lien qui la tenait
par toutes
les fibres de son être ; mais lorsqu’elle
se voyait
accusée de caprice, lorsqu’elle sentait
que c’était
vrai, que René avait raison, et lorsque
lui, le
pauvre aimé, s’en venait lui demander
pardon
d’avoir été injuste, lui à elle !...
comment se
défendre contre la douceur de la
réconciliation ?
Comment
supporter de lui sembler cruelle et
fantasque, lorsque toute l’âme de la jeune
femme
était tendue vers un seul but : le
détacher d’elle
91
sans le faire souffrir !
Sans le faire
souffrir ! Quelle chimère ! Ils
étaient là pour souffrir et seulement pour
souffrir ; la destinée le voulait ainsi,
et Valentine
se faisait bourreau pour obéir à la
destinée. Elle
avait donc retiré à René cette heure
d’entretien
familier ; elle faisait chez lui ses visites
rares ; en
revanche, elle n’avait jamais vu tant de
monde.
Mademoiselle de
Broye ne la quittait pas. À
tout moment, le grand landau s’arrêtait
devant la
maison de madame Moissy ; Régine en
descendait légère et montait en courant
les deux
étages de son amie. C’était un concert,
une fête
de bienfaisance, ou bien une promenade au
Bois,
et Valentine se laissait emmener, séduite
par le
désir mortel de mieux connaître la femme à
laquelle elle voulait donner son René.
Elle ne la connaîtrait pas. Régine était une
de
ces natures qui trompent l’investigation
la plus
minutieuse ; on ne les connaît qu’à
l’épreuve. On
les croit profondes et cachées. Du tout !
Elles
sont simplement superficielles. Là où l’on
se
figure des mystères, il n’y a qu’une
surface peinte
92
et dorée ; le dessous est un massif de
plâtre.
Régine paraissait affectueuse, elle
n’était que
caressante ; spirituelle, elle n’était que
caustique.
Toutes ses
grâces étaient apprises, tous ses
mérites étaient artificiels. La seule
chose qui fût
naturelle en elle était une extrême
violence de
caractère ; mais là encore, tout était
extérieur ;
elle dépensait sa véhémence en paroles
terribles,
et une fois ce flux de colère arrêté, elle
oubliait
tout, la cause et l’effet, avec une
indifférence
absolue. Pour elle, dire qu’elle se
vengerait,
c’était être déjà vengée. Mais cette
sincérité du
premier mouvement n’était connue que de
ceux
qui vivaient près d’elle, car elle la
cachait avec un
soin extrême. C’est si mauvais genre, de
s’emporter !
René avait d’abord
protesté énergiquement
contre cette intrusion nouvelle dans la
vie de
Valentine. Mademoiselle de Broye lui
prenait peu
à peu tout le temps que lui donnait son
amie.
Puis, comme il
n’était pas taillé pour la
résistance, il avait cédé, d’aussi mauvaise
grâce
que possible, et avait fini par
s’accoutumer à
93
rencontrer la jeune fille presque à
chacune de ses
visites.
Quand Régine voulait, elle était adorable
;
jamais elle ne le fut pour personne autant
que
pour René. Avertie par on ne sait quelle
intuition
mystérieuse, elle avait compris que
Valentine la
protégeait dans cette voie. Mais les
choses lui
semblaient marcher bien lentement ; elle
voulut
essayer de leur imprimer une impulsion
plus
rapide.
À l’heure où René se promenait si tristement
seul, se demandant s’il fallait tenter de
voir
Valentine ce jour-là, ou bien s’il fallait
la laisser à
ses nouveaux amis, la jeune fille entamait
sa
campagne. Par un hasard propice, les deux
femmes se trouvaient seules depuis un
quart
d’heure. Régine se rapprocha de madame
Moissy,
poussa un grand soupir, la regarda en
souriant,
puis laissa retomber son regard sur le
tapis.
– À quoi songez-vous, ma mignonne, pour
soupirer ainsi ? demanda la bonne
Valentine.
Mademoiselle de Broye sourit, rougit un
peu,
et répondit : – À mon mariage,
naturellement.
94
– Et vous soupirez ?
– Évidemment ! Dites-moi, chère, à votre
avis,
c’est gai, le mariage ?
Valentine
demeura muette.
– Non, répondit-elle après un instant,
mais
mon avis n’est pas le seul et, je le
crois, n’est pas
bon. Voyez votre père et votre mère !
Mademoiselle de Broye écarta cette idée
d’un
geste mutin.
– Mon père et ma mère sont d’une autre
époque. Ils ont fait un mariage de
convenance, où
toutes les convenances se trouvaient
réunies,
même celles des caractères ; ils ont été
parfaitement heureux, et le sont encore,
mais ils
n’ont jamais eu que de l’amitié l’un pour
l’autre,
cela se voit tout de suite. Moi, je suis
plus
gourmande ; je voudrais faire un mariage
d’amour.
Le cœur de
Valentine se serra. Elle voulait
bien marier René, mais qu’elle eût
souffert si elle
avait pensé que lui aussi ferait un
mariage
d’amour ! Après tout, pourvu que Régine
eût les
95
apparences du bonheur, pour commencer
c’était
assez ; ou l’amour viendrait du côté de
René, et si
douloureuse que fût cette idée, c’était la
seule
désirable,
ou bien Régine
elle-même
s’accoutumerait à la paisible et
bienveillante
indifférence qui est à la base des
mariages
mondains heureux, – et tout irait pour le
mieux.
– Vous serez aimée quand vous le voudrez,
ma
mignonne, répondit Valentine.
– Ce n’est pas si sûr... Vous me garderez
mon
secret, n’est-ce pas ? Je ne puis en
parler à ma
mère, elle est si majestueuse !...
– Elle est si bonne ! interrompit
doucement
madame Moissy.
– Oui, mais elle est absolument l’opposé
d’une
personne romanesque, et moi, je suis si
romanesque ! Voyez-vous, Valentine, – vous
me
permettez de vous appeler Valentine,
n’est-ce
pas ? – j’ai un idéal... et je voudrais
bien que mon
futur mari représentât cet idéal.
Le cœur de
madame Moissy battait à se
rompre ; elle parla cependant.
96
– Il doit avoir un nom, cet idéal ;
n’est-il
représenté par personne ? dit-elle avec
douceur.
Régine sourit et resta muette, les yeux
baissés.
Valentine n’eut pas le courage d’insister.
Alors la
jeune fille reprit :
– Oui, sans doute. Mais à quoi bon le
dire, s’il
ne pense pas à moi ?
– Qui vous fait croire qu’il ne pense pas
à
vous ? balbutia Valentine par un effort
suprême.
– Je ne sais... Il est fort aimable, mais
est-ce
assez ?
– Si vous l’encouragiez un peu...
Madame Moissy
s’arrêta. Le rôle qu’elle
jouait lui semblait odieux et lâche.
Régine répondit avec un sourire enchanteur
:
– Encouragez-le donc, chère Valentine...
Vous
savez bien de qui je veux parler.
– M. d’Arjac ? demanda la jeune femme, qui
se sentait mourir.
Régine baissa
la tête avec un signe affirmatif.
– Vous êtes sûre de l’aimer ? fit tout à
coup
97
Valentine,
réveillée soudain comme par
l’approche d’un péril.
– Je suis sûre de le vouloir pour mon
mari,
répondit mademoiselle de Broye. Mais soyez
prudente, mon amie, ne me compromettez
pas.
J’ai pensé que
peut-être ma fortune, très
supérieure à la sienne, serait un obstacle
de mon
côté... il a l’âme fort délicate, dit-on.
S’il savait
que mes parents ne considéreront pas la
différence des fortunes comme un motif de
refus,
il agirait peut-être différemment.
– Sans doute ! fit Valentine.
Régine lui pressait les mains ; elle ne le
sentait
pas. Le timbre de la porte résonna.
– Je me sauve, dit mademoiselle de Broye ;
si
c’était lui !
C’était lui en effet. Après bien des
hésitations,
il avait fini par revenir vers cette
maison, qui
l’attirait comme un aimant. Il salua
Régine, qui le
rencontra au milieu du salon, et
s’approcha de
son amie avec un sentiment de joie
indicible à la
trouver seule.
98
Il s’assit en face de Valentine avec le
frisson
heureux
d’une intimité retrouvée.
Cet
appartement, qui plein d’étrangers lui
avait paru
inhospitalier, semblait maintenant
refermer sur
lui ses bras amis.
– Elle passe sa vie chez vous ! dit-il en
indiquant du regard la porte par laquelle
Régine
venait de sortir. Mais aujourd’hui elle a
eu
l’esprit de s’en aller, je lui pardonne.
Pourvu qu’il
ne vienne plus personne !
– Il est déjà tard, fit Valentine.
J’espère que
nous serons seuls.
Ils échangèrent un regard, et s’aperçurent
que
pour eux, même cette joie fugitive était
devenue
rare. René se leva, prit la main de son
amie et la
porta lentement à ses lèvres.
– Ah ! vous m’aimez toujours, fit-il en
sentant
trembler cette main sous ses lèvres.
Valentine sourit et se pelotonna au fond
de son
fauteuil en baissant les paupières, afin
de ne pas
laisser échapper ses larmes.
– J’ai mille choses à vous dire,
commença-t-
99
elle d’un ton grave, car malgré son empire
sur
elle-même, elle ne pouvait se contraindre
assez
pour paraître calme. Voulez-vous venir
demain à
deux heures ?
– Non, répondit René, c’est vous qui
viendrez.
Il y a je ne sais combien de temps que
vous n’êtes
venue.
Valentine hésita. Allait-elle renouer ce
qu’elle
s’efforçait vainement de rompre depuis
trois
mois ? Cependant, leur entretien serait
long ;
chez elle, ils pouvaient être dérangés ;
faire
fermer sa porte était dangereux...
– J’irai, dit-elle.
René, fou de joie, voulut la prendre dans
ses
bras. Elle l’arrêta du geste.
– On peut venir... dit-elle.
– Vous viendrez ! vous viendrez ! répétait
René. Ô
Valentine, pourquoi me faire tant
souffrir ? Est-ce pour éprouver ma
tendresse ?
Mais vous la connaissez !...
– Nous causerons demain, dit-elle en se
levant.
Elle le regarda, et malgré elle, tout son
amour
100
blessé, saignant, passa dans son regard.
– Dis tout ce que tu voudras ! fit René
éperdu,
tu m’aimes ; n’essaie pas de mentir, tu
m’aimes !
Une idée traversa le cerveau de Valentine.
C’était peut-être le salut !
– Oui, dit-elle, mais tu verras demain ;
ne te
réjouis pas trop.
– Tout m’est indifférent, puisque tu
m’aimes !
dit-il à voix basse. Je m’en vais, j’ai
peur qu’on
ne vienne, qu’on ne trouble ma joie... À
demain,
ma bien-aimée.
Il sortit aussitôt. Valentine le suivit
des yeux,
et quand il eut disparu :
– Demain, à cette heure, il y aura entre
nous
un gouffre infranchissable. Ô mon Dieu !
si je
pouvais mourir !
101
VIII
Le lendemain
succéda pour tous deux à une
nuit sans sommeil. Enfin, à l’heure fixée,
Valentine entra chez René. Pendant une
minute,
ils se regardèrent sans se parler, tant se
revoir leur
paraissait une chose grave et sacrée ;
puis le
jeune homme, débarrassant son amie de son
manteau et de son chapeau, la fit asseoir
sur un
canapé et s’assit auprès d’elle. Lui aussi
sentait la
circonstance solennelle.
– Il se passe donc quelque chose ? dit-il
enfin.
Valentine
respira longuement.
– Oui, dit-elle. Je vais vous expliquer
d’un
mot tout ce qui vous a semblé étrange cet
hiver.
Mon mari me persécute.
– Votre mari ! s’écria René. Il ose...
– Il peut, donc il ose, c’est tout simple.
Je ne
sais qui lui a parlé de nous, mais il a eu
102
connaissance de ce que nous étions l’un
pour
l’autre.
– Eh bien ! fit René avec un geste
superbe,
qu’il vienne !...
Valentine ferma les yeux avec une
sensation
de bonheur sans égal : toute la joie de la
protection se trouvait dans ce mot, mais
aussi
tous les dangers d’une lutte inégale. Elle
reprit :
– Il ne viendra pas ; il se tient loin :
mais
sachant que j’ai conservé l’estime du
monde, et
qu’elle m’est précieuse pour vous autant
que pour
moi, il me menace d’un procès en
séparation...
– Enfin ! s’écria le jeune homme. Il y a
huit
ans que vous auriez dû le faire vous-même
!
– Si je l’avais fait, les avantages
étaient alors
de mon côté ; maintenant, il a toutes les
armes
pour lui...
– Comment cela ?
– Il me fera condamner pour adultère, dit
Valentine à voix basse, en détournant son
visage.
Il a des preuves ; il nous a fait
surveiller, il est le
plus fort ; la lutte est inutile.
103
René resta atterré. Valentine continua :
– La seule ressource que j’aie contre lui
est de
lui opposer un démenti formel par mes
actes, de
sorte qu’il soit réduit par l’opinion
publique à ne
pouvoir se servir de ce qu’il a dans les
mains.
– Comment ? fit René, avec le
pressentiment
de la réponse qu’il allait entendre.
Valentine le
regarda, lui mettant ses deux
mains sur les épaules, et dit d’une voix
ferme :
– Il faut nous séparer.
René se dégagea par un mouvement brusque,
si rude qu’elle n’osa essayer de le
ressaisir.
– Nous séparer ! dit-il, vous n’y songez
pas.
– Il le faut, pour vous, pour moi, pour l’avenir,
pour l’honneur... Oh ! René, regardez-moi,
comprenez que mon cœur se brise, que si je
vous
dis cela, c’est que c’est nécessaire...
Elle se laissa tomber sur le canapé,
défaillante,
éperdue, le regardant toujours, essayant
de faire
passer en lui, par les yeux, la conviction
profonde
qui la guidait. Il avait reculé encore un
peu, et la
regardait aussi, mais comme un juge.
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– Expliquez-vous, dit-il, je ne comprends
pas.
– Mon mari me menace de me déshonorer,
vous dis-je, si je ne renonce à vous, fit
Valentine
en baissant la tête.
René se
rapprocha d’elle, et se pencha vers
son visage pâle d’angoisse.
– Allons-nous-en ! dit-il. Je te l’ai
proposé
bien des fois, tu as refusé. On dirait
aujourd’hui
que c’est le destin lui-même qui te jette
dans mes
bras. Partons ! Nous trouverons bien un
coin de
terre pour nous cacher, pour y vivre et
pour y
mourir heureux l’un par l’autre. Je ne
crains ni la
vieillesse ni l’abandon, ma Valentine !
Nous
sommes riches, nous formerons une famille,
nous
aurons des enfants qui nous aimeront.
– Et qui n’auront le droit de porter aucun
nom,
fit Valentine en reprenant son courage.
Des
enfants qui ne seront ni à toi ni à moi,
et que
l’autre, le père légal, nous enlèvera si
quelque
jour il les découvre.
– Il ne les découvrira pas !
– Alors ils n’auront pas de patrie, ils
n’auront
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