une trahison partie 7
vendue, oui, vendue... à cet homme
méprisable...
et je ne sais en vérité lequel de vous
l’est
davantage.
Le jet d’eau retombait en pluie dans le
bassin,
les enfants se poursuivaient avec des cris
joyeux,
les cerceaux et les balles venaient frôler
les
vêtements de Valentine.
Immobile et muette, elle attendait ; il
pouvait
continuer à lui parler ; si cruelles que
fussent ses
paroles, n’était-ce pas la dernière fois
peut-être
qu’elle entendait sa voix ?
Dans cette
horrible rencontre, dans ces
reproches immérités, il y avait une
volupté
profonde et douloureuse, comme lorsque le
sang
s’échappe à flots d’une blessure débridée
par la
lancette du chirurgien.
– Vous m’avez bien marié, reprit-il, se
grisant
lui-même de sa dureté ; je dois vous
rendre cette
justice. Vous avez fait pour moi une chose
admirable, et je ne saurais vous en être
assez
reconnaissant ; mais rien ne vous
justifie, vous !
Vous auriez dû avoir pour moi plus
d’estime, et,
au lieu de me mentir pendant six mois, me
dire la
151
vérité. Il ne m’eût pas été plus dur de
l’apprendre
alors que de la découvrir ensuite.
Il se tut.
– Je croyais bien faire, dit Valentine
d’une
voix brisée. Rendez-moi plutôt cette
justice que
je me suis trompée ; mais je croyais bien
faire.
– C’est qu’alors, nous n’avons pas les
mêmes
idées sur le bien, répondit-il froidement.
Soyez
heureuse, madame, et vous le serez, je
n’en doute
pas.
Elle le regarda
cette fois avec une telle
intensité de désespoir et de sincérité,
qu’il fut
soudain ému. Dans tout autre lieu, ils
eussent
peut-être pu s’entendre ; mais les
passants qui
leur jetaient un coup d’œil, les commis
flânant
sur le seuil des boutiques, les bonnes et
les
nourrices qui faisaient leurs remarques
sur « le
monsieur qui n’avait pas l’air commode »,
tout
conspirait contre un plus long entretien.
– Adieu ! lui dit-elle si bas qu’il
l’entendit à
peine. Du fond de mon cœur désolé, je vous
souhaite le bonheur.
152
– Je vous remercie, fit-il ironiquement.
Il s’était tenu devant elle la tête
découverte,
avec cette apparence de profond respect
qui
n’exclut pas les paroles amères. Il lui
fit un salut
irréprochable et la quitta.
Marchant droit
devant elle, elle atteignit les
grilles qui protègent les arcades, et
alors se
retourna. Au même moment, il se retournait
aussi. À travers les groupes de
promeneurs, ils
promenèrent un regard où toute leur
passion se
trouvait concentrée. Chacun d’eux fit un
mouvement pour revenir sur ses pas, et
s’ils
l’avaient fait, à la face du monde ils
seraient
tombés dans les bras l’un de l’autre ;
mais le
mouvement de la vie les séparait... ce ne
fut
qu’une courte hésitation, la durée d’un
éclair, et
chacun d’eux continua son chemin en sens
inverse.
153
XIV
La
lune de septembre
éclairait
magnifiquement le lac de Côme : assise à
sa
fenêtre, Valentine regardait l’éventail
d’argent
s’ouvrir à mesure que la lune montait dans
le ciel.
Elle ne pouvait détacher ses yeux ni son
âme de
ce spectacle qui évoquait tout son passé.
Quand elle voyageait avec René, ils
avaient
toujours aimé le bord des eaux. Océan, lac
ou
rivière, ils cherchaient instinctivement
l’espace
ouvert devant eux, et les changements de
couleur
des eaux mouvantes. Insensiblement, la
pauvre
femme laissa son âme s’en retourner vers
les
jours de son ancien bonheur, déjà si loin,
et
pourtant si près, car elle les revivait
sans cesse
par le souvenir. À ses heures de solitude,
elle
n’était même presque pas triste. Dans son
esprit
détaché de son amour, elle s’était fait
une
existence mystérieuse et douce.
154
Telle que les vivants, ne pouvant
s’accoutumer
à la pensée qu’ils sont éternellement
séparés des
morts
qu’ils ont aimés,
leur parlent,
s’entretiennent avec eux, et grâce à la
mémoire
du passé se font une illusion dans le
présent,
Valentine
vivait constamment avec René. Il
n’était pas mort, lui ! Quelque part, elle
ignorait
où maintenant, il menait une existence
agréable et
frivole ; au milieu des jouissances du
luxe,
entouré de plaisirs mondains, il laissait
s’écouler
les heures... Pensait-il à Valentine ?
Ah ! si elle
avait pu croire que parfois il se
ressouvenait d’elle avec une pensée
attendrie, le
poids de la vie eût semblé moins lourd à
celle qui
l’aimait plus que jamais. Mais alors il eût
souffert ; en la méprisant comme il le
faisait, il ne
souffrait plus ; l’orgueil blessé avait
tué l’amour
sans doute... cela valait mieux ainsi...
Oui, cela valait mieux, et pourtant
Valentine
se hâta de détourner sa pensée de ce
mieux-là.
Qu’il la méprisât, soit, si cela devait
empêcher
René de souffrir, mais elle ne pouvait
s’arrêter au
souvenir de leur rencontre au Palais-Royal
;
155
lorsque son esprit effleurait ce coin
douloureux
de sa mémoire, elle frissonnait et se
repliait sur
elle-même. Revenant alors aux heures
heureuses,
lorsqu’ils oubliaient si facilement tout
ce qui
n’était pas eux-mêmes, elle rouvrait les
yeux et
regardait l’éventail d’argent s’ouvrir le
soir sur
les eaux tranquilles.
La porte de sa
chambre s’ouvrit, et Hubert
Moissy entra sans frapper. La lumière de
la lune
éclairait mal l’intérieur de
l’appartement.
Valentine se souleva sur son siège pour
voir qui
se permettait d’entrer ainsi.
– C’est moi, dit Moissy, d’une voix brève.
Il s’avança jusqu’à la fenêtre, et s’assit
sur un
fauteuil en face de sa femme. Celle-ci
prit une
altitude glaciale, comme elle l’eût fait
dans le
monde vis-à-vis d’un intrus ; mais son
mari ne se
laissa pas troubler par cet accueil.
– J’ai à vous parler, dit-il, en
s’installant
commodément ; vous me refusez si
obstinément
l’occasion de le faire durant le jour, que
je suis
contraint de recourir à des heures « peu
canoniques ». Veuillez m’excuser et ne
vous en
156
prendre qu’à vous-même.
– Que désirez-vous ? demanda Valentine.
– Je serai bref et clair. Voici : lorsque
vous
m’avez rejoint, il a été convenu que la
moitié de
vos revenus servirait à notre vie commune,
et que
l’autre moitié vous serait réservée.
C’était
parfait ; seulement cette situation, qui
vous agrée,
est pour moi totalement intolérable.
– En quoi ? dit froidement madame Moissy.
– En ce que je n’ai jamais à ma
disposition
une somme qui me permette d’agir à ma
guise, de
me lancer dans quelque entreprise... Vous
me
remettez tous les mois le douzième de la
somme
convenue... c’est absurde ! Je vous
demande si
c’est là une situation qu’un homme puisse
accepter !
– Ne vous emportez pas, dit Valentine,
cela ne
servirait de rien. Vous avez joué, sans
doute, et
vous avez perdu ?
– Et quand cela serait ! s’écria Moissy en
se
levant. N’ai-je pas le droit de jouer,
s’il me
convient ?
157
– J’ai également le droit de déposer une
demande en séparation, fit Valentine en
reportant
son regard sur la fenêtre ; et remarquez
bien,
monsieur, que la preuve de conciliation et
de
bonne volonté que j’ai donnée en
consentant à
reprendre l’existence en commun avec vous,
disposerait les juges en ma faveur.
– Sans doute, riposta promptement Moissy ;
mais si je faisais un esclandre, et si je
provoquais
M. d’Arjac, alléguant que j’ai appris
seulement
maintenant ces liens qui vous ont unie à
lui
pendant plusieurs années, les rieurs ne
seraient
plus de votre côté.
– Transigeons, voulez-vous ? dit Valentine
avec l’accent d’une profonde lassitude. Je
ne
vous accorderai rien de plus que ce dont nous
sommes convenus, mais je puis vous aider
dans
la circonstance actuelle. Combien
avez-vous
perdu ?
– Onze mille francs, dit nettement Moissy.
– Vous voudrez bien remarquer que cette
somme est à peu près la moitié de ce que
je me
suis réservé annuellement sur mes revenus
; il me
158
serait bien difficile de recommencer d’ici
quelque
temps à vous rendre un service analogue,
et
d’ailleurs vous savez fort bien, monsieur,
que si
je venais à mourir, vous ne seriez pas mon
héritier !
– Ah ! fit Moissy, soudain calmé, vous
avez
fait votre testament ?
– Avant de vous rejoindre, et si je ne
vous en
avais pas fait part, c’était pure
négligence. Mon
testament est entre les mains de mon
notaire, à
Paris ; ce n’est pas vous qui hériterez.
– Peut-on connaître vos dispositions ?
– C’est absolument inutile, cela ne vous
intéresserait pas. Je vous engage donc à
m’épargner tous les chagrins et les ennuis
qui
pourraient hâter ma fin, car vous ne
pourriez qu’y
perdre. Or, je ne vous cache pas que des
émotions
du genre de celle que me cause votre
visite, me
sont extrêmement préjudiciables... Il est
dans
notre intérêt à tous deux de les éviter
autant que
possible.
– Vous parlez d’or, fit Moissy en
s’inclinant ;
159
et qu’avez-vous résolu relativement à mon
embarras actuel ?
– Mon Dieu, fit Valentine avec dégoût, je
suis
persuadée qu’en marchandant vous me feriez
un
rabais considérable, mais la circonstance
actuelle
n’est déjà que trop pénible. Je vous
remettrai
demain les onze mille francs que vous me
demandez.
– Pas ce soir ? fit son mari.
– Je ne les ai pas ici, je serai obligée
d’aller les
chercher à Florence. Allez-y vous-même
d’ailleurs, cela vous promènera. Je vous
remettrai
un chèque.
– Vous êtes parfaite, dit Moissy avec la
plus
irréprochable urbanité.
Il faisait un geste pour lui prendre la
main et la
baiser ; elle recula avec une horreur
instinctive.
– Oh ! je vous en prie ! fit-elle avec
mépris.
– Vous avez tort, ma chère, répondit-il ;
pour
vous comme pour moi, la bonne harmonie
serait
préférable, mais il en sera ce que vous
voudrez.
Je vous souhaite le bonsoir.
160
– Bonsoir, monsieur, dit-elle.
Il se retira ;
elle le suivit jusqu’à la porte, la
referma sur lui et mit soigneusement le
verrou,
après quoi elle fit deux ou trois tours
dans la
chambre, avant de pouvoir reprendre son
empire
sur elle-même.
Ce n’était pas
la première fois que son
existence se trouvait ainsi troublée par
son mari ;
depuis quatre mois qu’ils traînaient par
l’Europe
cette vie ennuyeuse et décousue des gens
sans
foyer, Valentin s’était plus d’une fois
vue à
l’épreuve. Elle s’était dit qu’à Paris M.
Moissy
serait obligé de se contraindre un peu
plus et de
mener une existence plus régulière ; mais
à Paris
se dresserait le formidable problème ;
quelle
attitude prendre vis-à-vis de Régine ?
Quelle
conduite tenir vis-à-vis de René ?
Supporter les
témoignages de son dédain ?
Elle s’en
serait senti la force, qu’elle eût dû
reculer devant les dangers que cette
situation lui
créait devant le monde. Lui faire comprendre
qu’il allait de leur honneur à tous les
deux de se
faire réciproquement bon visage, et se
conformer
161
à ce programme ? Quel douloureux mensonge
et
pénible à soutenir ! Pour elle-même, elle
était
certaine de lui témoigner toujours une
affection
sûre et sincère, qui justifiât l’ancienne
amitié qui
les avait toujours liés aux yeux de leurs
amis et
connaissances ; mais lui, pourrait-il se
composer
une attitude ? saurait-il la soutenir ?
Elle se
répondait non avec un découragement sans
bornes.
Son esprit fatigué retourna vers la
demande de
son mari et le chèque promis pour le
lendemain.
– Quelle date sommes-nous ? se demanda-t-
elle machinalement.
La date lui
revenant à la mémoire la frappa
comme un coup de foudre, et elle alla
s’abattre
sur son fauteuil, près de la fenêtre. Il
s’était
écoulé un an, jour pour jour, depuis la
soirée où
la lettre de Moissy avait détruit en une
seconde
tout son bonheur passé et à venir.
Un an seulement, – quel siècle ! Valentine
se
détourna de sa propre pensée avec un
gémissement inarticulé.
162
Au point où elle en était, elle ne pouvait
plus
supporter la douleur morale, sans
ressentir en
même temps une douleur physique
intolérable,
quoique mal définie. Le désir de la mort
qui la
hantait depuis longtemps s’empara de son
âme
avec une force nouvelle.
Le lac était là, tentant ; l’hôtel était
endormi.
Rien de plus facile que de sortir de sa
chambre,
de gagner le bord du lac... Que la mort
serait
douce, entre les lames de l’éventail
d’argent !
Elle se leva et
tendit les bras à la clarté
compatissante, qui lui donnait cette fête
des yeux
pour la dernière fois...
– Et s’il était malheureux un jour ? se
dit-elle
tout à coup en laissant retomber ses bras
à son
côté. S’il souffrait, s’il avait besoin de
moi ? Si,
blessé dans tout ce qu’il a aimé, il
cherchait un
jour un appui dans la vie... Qui jamais
l’aimera
mieux que moi ? Qui le consolerait dans
ses
peines ?... Il faut vivre – vivre !
Elle retomba découragée. Oui, il fallait
vivre,
non pour elle. Lorsqu’elle serait certaine
que
René était heureux, lorsqu’elle l’aurait
revu et
163
qu’elle aurait la preuve que la vie lui
paraissait
bonne et douce, elle pourrait mourir, pas
avant.
– Je vivrai donc ! se dit-elle, et à cette
pensée,
les pleurs, dont ses yeux saturés
d’amertume
s’étaient déshabitués, coulèrent sur son
visage
amaigri.
164
XV
L’hiver
s’avançait ; M. et madame Moissy
s’étaient installés à Nice. Non qu’ils y
trouvassent les éléments d’une vie
agréable, mais
elle pouvait y vivre en recluse, et lui,
près de
Monaco, pouvait satisfaire ses instincts
de joueur.
De plus, la société cosmopolite qui vient,
passe et
s’en va dans ces sortes de villes, faisait
à Moissy
un accueil qu’il n’eût probablement pas
rencontré
à Paris. La manière dont il avait été
salué au
Grand Prix par
ceux qui l’avaient reconnu, ne
l’avaient pas encouragé à revenir de
sitôt. Avec
tout cela, Hubert Moissy s’ennuyait ; il
avait rêvé
un foyer, il ne l’avait pas. Il s’était
imaginé
recommencer le mariage où il l’avait
laissé, avec
une femme polie, aimable, bien élevée, que
sa
liaison avec un autre ne déparait pas à
ses yeux. Il
l’avait quittée fidèle, patiente, esclave
de son
devoir, – un peu nigaude, – se disait-il
jadis ; il la
retrouvait affinée par le malheur,
ennoblie par la
165
passion, avec cet attrait indicible et
souverain que
met l’amour sur tout être qu’il
s’approprie ; –
étant donné qu’il avait bien quelque chose
à se
faire pardonner, il mettait un peu de grandeur
d’âme de son côté, un peu d’indulgence du
côté
de Valentine, – et le tout devait former
une
combinaison fort agréable où sa femme eût
remplacé avantageusement n’importe quelle
maîtresse.
Voilà que cette « nigaude » renversait
tous ses
plans ! Au lieu du foyer promis, les
villes de
plaisance ; au lieu de la maîtresse
conjugale
rêvée, cette femme indifférente et
hautaine, qui
lui parlait peu en public et pas du tout à
la
maison. À part la question d’argent, qui,
convenons-en, avait bien son importance,
Moissy
s’avouait carrément, à ses heures
d’expansion,
qu’il avait conclu une sotte affaire.
– J’aurais bien mieux fait, se disait-il,
de la
laisser tranquille en me faisant payer une
grosse
pension.
Oui, mais ici l’autre côté de Moissy
regimbait
énergiquement.
166
Cet être sans valeur morale avait son
amour-
propre ; il se savait fort bien
malhonnête, mais il
voulait être considéré comme un honnête
homme
par les honnêtes gens. L’attitude de sa
femme à
son égard l’exaspérait, parce qu’elle
était faite
surtout de dédain.
– Elle me boude, se dit-il enfin certain
jour.
C’est une conquête à refaire ; essayons !
Il devint
aimable, il déploya une foule de
procédés
galants. À son
inexprimable
stupéfaction, Valentine vit apparaître sur
son
horizon des bouquets imprévus ; des boîtes
de
bonbons arrivèrent sur ses genoux, pendant
qu’elle écoutait nonchalamment, l’esprit
ailleurs,
un opéra dont ses oreilles étaient
rebattues.
Hubert Moissy
l’entoura de son manteau avec
une sollicitude inquiète, rabattit sur les
yeux de sa
femme des dentelles vagabondes, soulevées
par
le vent de la nuit, veilla aux portes, se
tourmenta
des fenêtres... en un mot, devint le mari
le plus
tendre, le plus prévoyant qui se fût
jamais vu.
Valentine étonnée d’abord, puis écœurée,
resta
indifférente.
167
Hubert Moissy chercha autre chose, et
comme
il avait l’esprit inventif, il trouva.
L’air sombre, préoccupé, il erra dans les
rues
comme un être accablé sous le poids d’un
mortel
souci : de temps en temps, il laissa échapper
une
parole amère sur la fragilité des femmes,
par
exemple, ou sur l’éternel axiome : Fuyez
la
femme, elle vous aime ; aimez-la, elle
vous fuit.
Il déplora la perversité naturelle de
l’homme qui
passe à côté de son bonheur sans le
savoir. – Ah !
si j’avais à recommencer ma vie !
s’écria-t-il...
Valentine ne parut même pas s’apercevoir
de
ce changement d’humeur.
Moissy se
résolut à tenter un coup d’audace.
Un soir de printemps, après le dîner,
Valentine
se trouvait seule sur la terrasse de la
maison
qu’ils avaient louée ; le grand jardin
d’une
maison voisine descendait sous ses pieds,
et
laissait voir la mer par une trouée
ménagée dans
les arbres. Elle avait un livre sur les
genoux et ne
lisait pas ; sa pensée s’en allait,
suivant sa pente
éternelle, vers tout ce qu’elle avait
aimé, tout ce
qui avait rempli sa vie.
168
On peut en
arriver à vivre rien que de
souvenirs, à considérer l’heure présente
comme
un empêchement sans importance, et à
concentrer
son existence entière dans le passé, ce
passé fût-il
de quelques heures, de quelques minutes.
Pour
Valentine, c’étaient des années ; sa
mémoire était
riche, elle pouvait s’absorber dans la
contemplation de ses trésors.
La voix de son mari la tira de sa rêverie.
Elle
se redressa aussitôt sur sa chaise et
reprit
l’attitude impénétrable et correcte qui
exaspérait
Moissy. Il vint s’asseoir auprès d’elle.
– Voici la saison d’hiver qui s’achève,
lui dit-
il ; que décidez-vous pour le mois
prochain ?
– Moi ? rien. Ce qu’il vous plaira.
Proposez, et
nous discuterons votre projet.
– J’aurais voulu rentrer à Paris, dit
Moissy,
mais... hum ! Mais je crains d’avoir
quelque
peine à me faire accepter de vos amis...
Vous leur
avez dit beaucoup de mal de moi, Valentine
; ce
n’était pas généreux de votre part.
– Je n’ai dit de mal de vous à personne,
169
répondit-elle avec quelque vivacité, tant
elle se
sentait blessée de ce reproche injuste.
Votre
conduite seule vous a condamné.
– C’est possible, reprit-il avec une
déférence
pleine de soumission. Quoi qu’il en soit,
vos amis
n’ont guère envie, à ce que j’ai cru
entrevoir, de
m’adopter pour un des leurs...
– N’y comptez pas, dit nettement la jeune
femme.
– Alors, que me reste-t-il à faire ? Vous
prier
de bien accueillir les miens, et de nous
former un
nouveau cercle ?
– Vos amis ? fit-elle. Vous avez donc des
amis ? Je ne vous en connaissais pas, car
je ne
puis considérer comme des amis les hommes
que
vous me présentez de temps en temps, qui
dînent
ici une fois, déposent une carte et
disparaissent.
– Parmi ceux-là, dit Moissy piqué, il y en
a qui
pourraient devenir des amis et des
relations utiles
si vous les receviez d’une façon un peu
plus
encourageante...
– Je tiens à ne former de relations
durables
170
qu’avec les personnes que je connais bien,
répondit Valentine en regardant le
paysage.
Moissy se
mordit les lèvres.
– Vous ne me comprenez pas, dit-il après
un
silence. Parlons franchement. Lorsque vous
avez
accepté le pacte que je vous proposais,
vous
saviez que je vivais dans un milieu différent
du
vôtre ; si vous avez consenti, c’est que
vous
acceptiez
ce milieu avec
toutes ses
conséquences...
– Pas le moins du monde, répliqua
tranquillement madame Moissy. Vous me
mettiez
le marché à la main, j’ai subi vos
conditions,
mais je les ai subies à la lettre, sans
leur donner
aucune interprétation. Je me conforme à ce
que
j’ai promis, mon devoir ne va pas au-delà.
– Mais, s’écria Moissy avec un mouvement
pathétique où tout n’était pas joué, car
il était
sincère jusqu’à un certain point, – ma
situation à
moi est intolérable ! Voyons, Valentine,
croyez-
vous, de bonne foi, que j’aie pu vivre
auprès de
vous depuis un an bientôt, sans être
touché de vos
mérites, – et bien que le mot soit étrange
en vérité
171
entre nous, – de vos vertus ? Croyez-vous
que je
sois resté insensible à ce parfum
d’honnête
femme qui se dégage de vous ? que je ne
sois pas
repentant de mes anciennes erreurs ?
Enfin,
Valentine, vous devriez comprendre que si
j’ai
quelque chose à me reprocher, vous de
votre
côté...
– J’attendais cela, dit-elle en se levant
frémissante. J’étais bien sûr qu’un jour
ou l’autre
vous auriez besoin de m’insulter. Parce
que vous
êtes un homme déclassé, perdu de vices, et
que
moi, abandonnée par vous, mise en
possession de
ma liberté par cet abandon, j’ai usé de
mon
droit... – oui, monsieur, de mon droit !
sinon
légal, au moins moral, de me dévouer
entièrement à un être qui m’aimait, – vous
vous
êtes dit : J’ai fait quelques sottises,
elle a commis
une faute ; nous allons nous réconcilier,
nous
nous
pardonnerons réciproquement nos
peccadilles, et nous ferons un ménage
modèle.
Vous avez pensé
cela !... Mais, monsieur, si
j’avais consenti, en vérité, je
m’abaisserais
jusqu’à vous, je serais votre égale !
172
– Madame ! fit Moissy devenant blême.
– Je ne crains pas plus votre colère que
je ne
crains votre tendresse, continua-t-elle ;
je suis au-
dessus de l’une comme de l’autre. Jamais,
comprenez-le bien, jamais vous
n’obtiendrez de
moi autre chose que cette politesse extérieure
que
je vous témoigne par égard pour moi-même.
– Je puis toujours me venger de vous,
dit-il
entre ses dents serrées.
– Sans doute, mais vous vous atteindrez
vous-
même du même coup, répondit-elle en se
tournant vers la maison. Écoutez,
monsieur, je
suis profondément lasse de tout ceci. Si
vous
voulez que nous vivions en paix, je me
soumettrai comme je l’ai fait jusqu’à
présent.
Sinon, eh bien, faites tout ce que vous
voudrez :
votre conduite dictera la mienne. Je suis
si lasse
que j’accepterais une catastrophe, plutôt
que de
continuer une lutte semblable.
Elle rentra
dans la maison, laissant sur la
terrasse Moissy décontenancé. Il n’avait
même
pas pu jouer toutes ses cartes ; quelle
défaite !
173
À partir de ce
jour, il mit de côté toute
considération étrangère à ses goûts et à
ses
plaisirs.
On le rencontra
avec des femmes
quelconques ; il passa des nuits au
cercle, perdit
sur parole, se rattrapa, reperdit,
regagna, le tout
sans la moindre vergogne. Il ne demandait
plus
d’argent à sa femme, mais se servait pour
son
usage personnel de celui qu’elle lui
remettait
pour leurs dépenses, de sorte qu’au moment
de
partir pour la Suisse, ainsi qu’ils
l’avaient projeté,
elle se vit présenter une foule de notes
qu’elle
croyait payées.
Elle les paya sans mot dire et écrivit à
Paris,
pour que son notaire vendit quelques
obligations.
Lorsque Moissy
se présenta le premier du
mois suivant, pour recevoir les deux mille
francs
qui constituaient leur dépense mensuelle,
elle lui
présenta une enveloppe.
– Ceci, monsieur, dit-elle, contient mille
francs. Vous en aurez autant tous les mois
; c’est
une pension que je vous fais, au moyen de
laquelle j’achète mon repos. Vous la
dépenserez
174
où il vous plaira. Si vous jugez à propos,
dans vos
jours de gêne, de vous réfugier près de
moi, je
paierai vos dépenses à l’hôtel. En dehors
de ceci,
n’espérez rien de moi.
La scène qui
s’ensuivit fut d’une violence
inouïe. Moissy voulait absolument être
pris au
sérieux ; cet homme avait soif de
considération.
Mais Valentine,
toute brisée par la colère et
l’émotion qu’elle pût être, avait sur lui
l’avantage
du sang-froid.
Elle tint bon ;
au bout d’une heure, en vérité
fort mal employée, Hubert Moissy se
retira,
emportant son billet de mille francs.
Valentine avait
puisé sa force dans une
nouvelle reçue le jour même.
Depuis qu’elle avait quitté Paris, elle
avait eu
soin d’entretenir avec Régine une
correspondance
assez rare, mais régulière. La jeune femme
menait une vie trop en dehors pour se
livrer à des
épanchements épistolaires ; ses lettres
étaient
courtes, mais qu’importait à Valentine,
pourvu
qu’elle sût de temps en temps que René se
portait
bien
et qu’aucun événement
extérieur
175
n’assombrissait son existence !
Le courrier de ce jour avait apporté à
madame
Moissy une petite enveloppe carrée, aux
armes de
René ; c’était seulement depuis son
mariage que
ce blason s’étalait sur les objets à son
usage ;
jusque-là, le jeune homme l’avait
modestement
tenu dans l’ombre ; mais Régine
n’entendait pas
perdre une ligne du moindre des avantages
que
lui conférait le sort.
Dans cette
lettre, Régine se plaignait
amèrement de sa santé, qui, disait-elle,
lui
interdisait les distractions même les plus
innocentes. « Encore cinq mois de ce
supplice,
disait-elle, que c’est long et ennuyeux !
en vérité
le monde est bien mal fait. »
Dans cinq mois, René serait père ;
Valentine
connaissait trop bien la vie pour penser
que dès
sa venue, l’enfant pût apporter à son père
beaucoup de joie et de consolation. La
mère est
mère dès la première heure ; le père
ordinairement ne sent le lien réel entre
lui et son
enfant que lorsque celui-ci est assez
développé
pour le reconnaître et lui donner de
douces
176
émotions. Mais dans un temps plus ou moins
rapproché, René aurait dans son existence
l’élément nouveau de la paternité. Ce
serait une
joie prochaine... Pauvre René ! il aurait
donc un
peu de bonheur, enfin !
Valentine se répétait qu’elle était
enchantée.
Ne devait-elle
pas l’être ? Et cependant une
douleur horriblement cruelle la mordait au
cœur
au point de lui causer un malaise
physique.
Elle allait et venait, cherchant une
occupation
capable de l’absorber, et n’en trouvait
pas. La vie
nomade ne comporte aucune de ces
distractions
d’intérieur qui peuvent faire momentanément
oublier à une ménagère le souci trop lourd
tombé
sur ses épaules. Tout à coup, elle
s’arrêta au
milieu de sa chambre, vaincue par un
indicible
découragement.
– Je suis jalouse, se dit-elle,
désespérée.
Jalouse ! en
effet, elle l’était, et sans remède.
Dans son
renoncement, elle avait tellement
anéanti son être intérieur qu’elle n’avait
pas été
jalouse de Régine lorsque celle-ci était
devenue
177
la femme de René ; – ou pour mieux dire,
cette
souffrance s’était si bien confondue avec
les
autres, qu’elle n’avait pas su distinguer.
Maintenant la pensée de l’enfant aimé par
son
père, l’enfant né d’une autre, lui causait
une
douleur intolérable.
Cet enfant, c’est d’elle qu’il eût dû
naître ; elle
voyait, car son imagination ne lui faisait
jamais
grâce d’une torture, – elle voyait René se
pencher
avec un sourire d’extase sur ce joli
groupe d’une
mère inclinée vers l’enfant suspendu à son
sein ;
une jalousie féroce la prenait, à la
pensée que
l’enfant était de René, et que ce n’était
pas elle
qui en était la mère.
Remontant vers
le passé, elle se rappela
combien ils avaient redouté la possibilité
de la
naissance d’un enfant ; avec un rire amer,
elle se
souvint qu’elle avait invoqué elle-même
cet
argument lorsqu’elle avait voulu détacher
d’elle
celui qui était toute sa vie. – Marie-toi
pour avoir
des enfants, lui avait-elle dit...
Elle croyait
avoir épuisé toutes les
souffrances, mais elle s’aperçut que
l’avenir lui
178
tenait en réserve un nouveau filon de
tortures
entièrement inexploré.
Donc l’enfant naîtrait, elle le verrait
grandir,
car elle ne pouvait rester éternellement
éloignée
de Paris. Il appellerait René : mon père,
et ce
n’est pas elle qu’il appellerait : ma mère
! Elle
verrait René le couvrir de caresses, et
elle ne
serait rien, dans cette joie, pis que
rien... En
présence d’un mariage heureux, quelle
attitude
peut prendre une ancienne maîtresse ?
Valentine était exclue à jamais de cet
heureux
cercle de famille qu’elle avait créé.
Trompée par le
besoin qu’éprouve tout être
humain de se raccrocher à quelque branche
quand
il se noie, au réel ou au figuré, elle
s’était dit
qu’elle aurait sa place un jour près des
époux, que
René guéri, sachant enfin jusqu’à quel
point elle
l’avait aimé, mais retenu par les liens
d’un amour
nouveau consacré par le mariage, René
garderait
pour elle une affection grave et douce un
peu
attendrie ; que marchant côte à côte sans
se
joindre jamais, ils descendraient ainsi le
chemin
de la vie. Son rêve s’écroulait sous la
rude
179
étreinte de la réalité, et elle devait
s’avouer à elle-
même que cela avait été folie d’y croire,
que
c’était impossible !... Elle ne pouvait
être l’amie
de cet homme, après qu’il avait été tout
pour
elle ; son cœur saignerait toujours, quoi
qu’elle
fît... et elle serait jalouse de ses
enfants, comme
une mère qui a perdu le sien est jalouse
des mères
heureuses, qui étalent avec orgueil leur
joie
maternelle.
Quand elle eut
bien savouré l’horreur de sa
souffrance, elle reprit haleine par un
grand effort,
et remonta à la surface, comme un
plongeur, un
instant étourdi, qui retrouve son énergie.
Sans doute, quoi qu’elle fit, quoi qu’il
arrivât,
tout était douloureux et irrémédiable ;
mais
puisqu’il lui fallait subir sa destinée,
elle avait
bien le droit de chercher à en tirer le
meilleur
parti possible.
Après tout, qu’importait qu’elle souffrît
? Si
René pouvait
arriver à être heureux à quelque
prix que ce fût, ne serait-elle pas
satisfaite ? Et
même s’il devait la mépriser toujours,
qu’importe ? Elle aurait pour se consoler
le ciel
180
bleu, les fleurs, et la conscience d’avoir
accompli
son devoir.
Mais après elle
il fallait que sa mémoire fût
justifiée. Elle n’avait pas le courage
d’emporter
son secret dans la tombe. Lorsque sa
présence ne
serait plus un danger ou une honte pour
son cher
René, il
saurait jusqu’à quel point elle l’avait
aimé.
Cette pensée lui rendit toute son énergie.
Elle
s’assit devant son bureau, et tout d’une
traite,
sans s’arrêter, elle écrivit le récit de
sa vie, depuis
le jour où elle avait reçu la première
lettre de son
mari, jusqu’à l’heure présente. Ce ne fut
pas très
long, parce qu’elle se bornait aux faits,
et qu’ils
étaient peu nombreux. Au moment de
cacheter ce
papier, elle s’arrêta ; devait-elle se
refuser la
dernière douceur d’affirmer une fois
encore sa
tendresse, presque divinisée par la
souffrance ?
« Si je vous avais moins aimé,
ajouta-t-elle, je
n’aurais jamais pu accomplir mon sacrifice
jusqu’au bout. Il m’a fallu pour cela me
répéter à
toute heure que vous passiez avant tout.
Votre
colère, vos reproches m’ont fait mal,
parce qu’ils
181
me faisaient craindre qu’au lieu de vous
donner le
bonheur, je vous eusse rendu plus
malheureux
encore.
« Mais la colère s’épuise quand on
l’exprime.
J’espère qu’à
l’heure où vous lirez ces lignes
vous serez calmé, et que vous n’aurez plus
dans
votre âme de place que pour une douce
pitié. Je
mérite cette pitié, je vous assure, car au
moment
où j’aurai cessé de vivre comme au moment
où je
vous écris, je vous aurai toujours aimé
plus que
moi-même. »
Elle cacheta ce
document, y mit le nom de
René, le
recouvrit d’une double enveloppe et
l’adressa à son notaire, en le priant de
le
conserver à sa disposition tant qu’elle
vivrait, et
dans le cas où elle mourrait subitement,
d’ouvrir
la première enveloppe et d’envoyer le
contenu au
destinataire.
Cela fait, elle
se sentit extraordinairement
calme, et attendit son mari de pied ferme.
182
XVI
Moissy n’était
pas homme à se désoler
longtemps d’une situation à laquelle il ne
pouvait
remédier. Il avait d’ailleurs sous la main
un
moyen tout simple de se tirer d’affaire.
C’était de
faire des dettes et d’adresser ses
créanciers à
Valentine. Du
moment où elle ne voulait pas
l’accepter de bonne grâce tel qu’il était,
elle
devenait simplement une valeur de rapport
bonne
à exploiter de toute façon. Tant qu’elle
en aurait
envie, elle paierait. Le jour où elle ne
voudrait
plus payer... eh bien, on verrait !
Il commença par jouer le jour même les
mille
francs que sa femme lui avait remis le
matin, et
par une chance extraordinaire il gagna.
Il gagna tout le temps, avec une telle
série de
coups qu’il en était étonné lui-même.
Quand il quitta le tapis vert, il avait
les mains
et les poches pleines d’or et de billets
de banque.
183
– Voici de quoi me moquer d’elle !
pensa-t-il
en boutonnant son paletot. C’est la
première fois
de sa vie qu’elle m’a porté bonheur, mais
cela en
vaut la peine en vérité.
Il était gris
de son bonheur, bien qu’il n’eût
pas même bu un verre de limonade ; il
sortit la
tête haute, de l’air d’un homme qui ne
reconnaît
aucun maître. Dans l’éblouissement de
cette
bonne fortune, il se sentait des envies
soudaines
et irrésistibles d’arrêter les passants,
de leur
raconter des histoires, de leur chercher
querelle,
de frapper du bout de sa canne les chiens
qui le
regardaient d’un air placide... Dans
l’ivresse
d’une joie inespérée, d’aucuns ouvrent
leur cœur,
leur bourse, et font l’aumône ; Moissy se
sentait
agressif et eût offert des coups de bâton.
Sur la promenade, il rencontra Dubreuil.
Celui-ci fréquentait un peu tous les
mondes. Sa
parfaite honorabilité lui permettait
d’entrer dans
bien des endroits devant lesquels d’autres
n’osaient seulement passer, et de toucher
des
mains quelconques ; il en était quitte
pour se
secouer ensuite le bout des doigts, avec
un geste
184
de dédain. Il appelait cela étudier la
nature sur le
vif.
Où avait-il connu Moissy ? dans le monde,
peut-être, à l’époque où Moissy était reçu
partout,
reçu au point d’avoir pu épouser Valentine
; il est
vrai que celle-ci, orpheline, confiée aux
soins
d’un tuteur indifférent et de sa femme
jalouse,
avait été mariée en toute hâte au premier
venu,
pour s’en débarrasser. Moissy n’aimait pas
Dubreuil. La
fine malice aiguisée d’ironie
qu’employait volontiers ce Parisien du
boulevard,
gênait le viveur compromis, qui ne savait
comment prendre la boutade ; aussi
Dubreuil
s’était-il créé le devoir de ne pas
laisser passer la
moindre occasion d’ennuyer autant que
possible
le mari de Valentine. Dans son idée,
peut-être
était-ce un moyen de venger l’aimable
femme.
Plus que
jamais, depuis l’apparente
réconciliation des époux, Dubreuil en
voulait au
mari. Le mystère de cette réconciliation,
la
mauvaise grâce évidente de René pendant
l’hiver
qui avait précédé son mariage, le
changement
visible opéré par la douleur sur la
malheureuse
185
femme elle-même, tous ces indices avaient
mis
cet oisif sur la piste d’un roman à coup
sûr
attrayant. Il n’était pas décidé à prendre
parti
pour qui que ce fût, dans cette aventure
qui
menaçait tantôt de s’évaporer en fumée,
tantôt de
prendre un caractère tragique ; mais il la
suivait
avec un intérêt constant.
Peut-être ne fût-il pas venu à Nice s’il
n’avait
appris que Valentine s’y trouvait.
– Bonjour, Moissy, dit-il tranquillement,
lorsque l’heureux gagnant lui apparut,
plein de sa
joie conquérante. Vous rayonnez, mon ami !
Nous avons donc dévalisé un galion ?
Moissy était ombrageux, mais avec ce
diable
d’homme, on ne savait jamais s’il fallait
rire ou
se fâcher. À tout autre, il eût riposté
par une
impertinence ; avec celui-ci, il se fit
plus
traitable.
– La vie a du bon parfois, dit-il d’un air
supérieur : il y a dans l’existence des
heures
clémentes...
– Oui, fit Dubreuil avec philosophie,
quand on
186
hérite ou quand on gagne. Vous n’avez pas
hérité,
car vous n’êtes pas en deuil ; donc vous
avez
gagné aujourd’hui à la loterie. Ces
loteries
italiennes ne manquent pas d’un certain
charme...
mais vous êtes du côté français de la
frontière. –
C’est au jeu. Eh ! j’ai deviné !
– En effet, dit Moissy, qui ne put
s’empêcher
de se vanter de sa chance ; je sors du
cercle, nous
avons fait une petite partie
d’avant-dînée. J’ai
gagné.
– Combien ? dites-le-moi, à moi ; cela ne
tire
pas à conséquence, et puis ceux qui ont
perdu me
le diront, si vous voulez me le cacher.
Combien ?
– Soixante mille en chiffres ronds, dit
Moissy,
dont les yeux étincelèrent à la pensée de
cette
somme et de tout ce qu’elle représentait.
– C’est un joli chiffre ! fit Dubreuil
avec
bonhomie. Mais si vous aviez perdu ?
Moissy indiqua du geste que, cette
éventualité
ne s’étant pas présentée, il était
absolument
inutile de s’en préoccuper. Dubreuil
continua :
– Qu’est-ce que vous allez faire de tout
ça ?
187
– Je ne sais pas, dit Moissy.
– Moi non plus, pensa Dubreuil ; mais à
coup
sûr, ce ne sera rien de bon. Il ajouta
tout haut : Et
madame Moissy, comment se porte-t-elle ?
– Très bien, répondit le mari d’un air
indifférent.
– J’ai l’intention de me présenter chez
elle
pour lui offrir mes hommages. Où demeurez-
vous ?
Moissy indiqua
son adresse et prit l’air d’un
homme qui va à ses affaires. Dubreuil le
salua
sans lui serrer la main, et ils se
séparèrent.
Ce soir-là, Valentine dîna seule. C’était
pour
elle une bonne fortune que de ne pas avoir
la
figure de son mari de l’autre côté de la
table ; ils
ne se parlaient guère ; mais si Moissy
s’arrangeait
volontiers de cette conversation à peu
près
semblable à celle d’une table d’hôte,
c’était pour
Valentine une véritable torture ; le
silence et la
solitude lui semblaient un bienfait.
Vers neuf
heures, au moment où elle
s’installait pour passer confortablement
la soirée
188
seule avec elle-même, on lui apporta la
carte de
Dubreuil, qui n’avait pas eu besoin de
longues
informations pour s’assurer que Moissy
n’était
pas rentré chez lui. Elle donna ordre de
le
recevoir avec un singulier serrement de
cœur :
elle éprouvait une peur instinctive de
tout ce qui
venait de Paris ; il lui semblait qu’on ne
pouvait
lui apporter que de mauvaises nouvelles.
L’air tranquille de son visiteur la ranima
;
Dubreuil n’était porteur d’aucun message,
elle le
comprit dès les premiers mots.
Par un
phénomène bizarre, quoique assez
fréquent, au bout d’un quart d’heure de
conversation avec cet homme qui n’avait
jamais
été un ami, bien qu’elle le connût depuis
très
longtemps, elle s’aperçut que forcément
ils
allaient glisser sur le terrain des
confidences ; elle
aurait beau s’en défendre, ils en
viendraient là
tout de même tôt ou tard.
Une pudeur
instinctive, jointe à une sorte de
méfiance que justifiait un peu la
réputation
d’égoïsme de son hôte, lui déconseillait
de
s’abandonner ; et cependant elle sentait
aussi que
189
cet homme n’était pas venu là en ennemi.
Ce fut ce dernier
sentiment qui l’emporta.
– M. Moissy n’est pas rentré pour dîner,
n’est-
ce pas ? fit Dubreuil sans affectation.
Valentine respira. Elle avait eu peur
qu’il ne
lui parlât de René. S’il ne s’agissait que
de
Moissy, elle n’avait plus besoin de se
tenir sur ses
gardes.
– Non, répondit-elle ; mais je ne m’en
inquiète
pas ; cela lui arrive parfois.
Dubreuil la
regarda d’un air qui signifiait
clairement : – Vous auriez grand tort de
vous
inquiéter de lui. Quoi qu’il lui arrive de
désagréable, vous ne pouvez qu’y gagner.
Elle comprit et baissa les yeux pour
chercher
une phrase. Il lui tendit la perche avec
beaucoup
d’à-propos.
– Ne vous inquiétez pas non plus, chère
madame, dit-il, s’il ne rentre pas ce
soir...
– Il vous a chargé de me le dire ? demanda
Valentine sans autre étonnement.
190
– Pas précisément, mais c’est une petite
conclusion de mon cru tirée des
circonstances. Je
l’ai rencontré avant le dîner, et j’ai
pensé qu’il ne
rentrerait pas pour dîner. L’événement m’a
donné
raison, et maintenant je pense qu’il ne
rentrera
pas non plus ce soir... ni demain. Vous
serez au
moins quatre ou cinq jours sans le voir,
et peut-
être bien davantage.
Il allait ajouter : s’il plaît à Dieu.
Mais il garda
ce souhait pour lui.
– Il ne lui est arrivé aucun malheur ?
demanda
Valentine avec beaucoup de calme.
– Non, répondit Dubreuil avec un soupir.
Ils se
regardèrent très sérieusement.
– Il a gagné tantôt soixante mille francs
au jeu,
dit Dubreuil avec une placidité parfaite.
Valentine le
regarda, puis laissa tomber son
regard sur la table.
– Cela va faire du bon argent bien mal
employé, reprit Dubreuil. Mais enfin nous
n’y
pouvons rien, n’est-ce pas, chère madame
?...
Vous devez mener une vie assez ennuyeuse
ici ?
191
Voyez-vous
beaucoup de monde ?
– Personne, répondit Valentine.
Le silence
régna dans le petit salon.
– Votre belle amie, madame d’Arjac, est
partie
ces jours-ci pour la terre de Broye,
reprit
Dubreuil, en jouant avec un couteau à
papier. Sa
santé n’est pas bonne, mais en somme il
n’y a là
rien d’inquiétant.
– Je le sais, dit faiblement Valentine.
Elle m’a
écrit.
– Saviez-vous, fit-il, comme un homme qui
s’avise tout à coup de quelque chose, que
son
mari est pris de la démangeaison d’écrire
? Il
s’est mis à faire un catalogue raisonné
des
médailles de son beau-père. Cela lui prend
énormément de temps et lui donne beaucoup
de
peine ; il a acheté une loupe et regarde
tous les
gens sous le nez pour examiner leur
épingle de
cravate ; à cela près, toujours aimable et
charmant. Entre nous, je crois qu’il
s’ennuie
assez dans le mariage. Mais j’ai tort de
vous dire
cela : n’est-ce pas un peu vous qui avez
marié
192
mademoiselle de Broye ?
Il souriait en
la regardant d’un air si
parfaitement détaché, qu’elle lui sut gré
de lui
parler ainsi de choses qui lui tenaient de
si près
au cœur. Parler de René... c’était une
jouissance
qu’elle ne connaissait plus depuis près
d’un an.
Elle y trouva la douceur d’une émotion
nouvelle.
– C’est moi, en effet, qui ai servi
d’intermédiaire pour ce mariage, dit-elle,
et
j’espère que vous n’allez rien me dire qui
soit de
nature à m’en faire repentir ?
– Certes non ! se hâta de reprendre
Dubreuil.
M. et madame d’Arjac sont un couple
aimable,
que chacun recherche. Je crois seulement
avoir
remarqué que suivant une loi commune à
plus
d’un ménage, madame d’Arjac devient de
plus en
plus mondaine, à mesure que son mari prend
goût
aux choses sérieuses ; après tout,
peut-être est-ce
le contraire ? Qu’importe, pourvu qu’ils
soient
heureux tous les deux, n’est-ce pas,
madame ?
Valentine
acquiesça du geste.
– Je croyais Régine plus sérieuse,
dit-elle avec
193
un peu de doute ; comme jeune fille, elle
paraissait aimer la lecture et les arts.
– Ah ! chère madame, s’écria Dubreuil, ne
sont-elles pas toutes les mêmes ? C’est
cela qui
m’inspire à l’endroit du mariage une sorte
de
terreur
superstitieuse. Vous voyez
une
demoiselle, elle aime la lecture et les
arts, va au
Salon, annote son livret, suit les
concerts avec la
partition... Vous l’épousez, et huit jours
après la
noce, car il faut ordinairement huit jours
pour ces
découvertes-là, vous vous trouvez en face
d’une
jolie perruche qui déteste la musique, ne
lit plus
que le Figaro et s’enferme avec sa
couturière
pour méditer des toilettes qui feront
retourner les
passants sous prétexte qu’elles sont « de
style ».
Ah ! madame !...
Valentine
sourit, un peu inquiète.
– J’espère que ce n’est pas le portrait de
madame d’Arjac que vous venez de tracer ?
dit-
elle avec douceur.
– Oh ! non, chère madame, c’est une simple
caricature ! répondit Dubreuil.
194
Mais son ton
n’était pas rassurant.
– El lui ? demanda Valentine, après
quelque
hésitation. Remplit-il le programme opposé
?
Passe-t-il son temps au cercle ou à
l’écurie, dans
les intervalles de loisir que lui laissent
les
médailles ?
– Non, madame ; il vit comme il a toujours
vécu, comme nous devrions vivre tous, si
nous
étions intelligents. Il me paraît
seulement plus
absorbé qu’autrefois ; si ce n’était pas
ridicule de
parler ainsi d’un homme de trente ans, je
dirais
qu’il a vieilli.
– La responsabilité de l’homme marié, dit
Valentine avec quelque effort.
– Ce n’est pas cela, fit Dubreuil en
évitant de
la regarder. Si j’étais poète, je dirais
que le soleil
paraît s’être retiré de sa vie. Mais je ne
suis pas
poète ; je ne suis qu’un pauvre mondain
très
bavard. Aussi je me retire. Me
permettrez-vous
de revenir, ajouta-t-il avec un sourire,
quand ce
ne serait que pour savoir si Moissy est
rentré ?
– Certainement ! dit Valentine en lui tendant
195
la main.
Elle éprouvait une sympathie singulière,
presque tendre, pour cet étranger qui lui
avait
parlé ainsi de René.
Quand il fut parti, elle resta immobile,
absorbée dans des idées confuses, mêlées
de
douleur et de joie
Tout au fond d’elle-même, sans qu’elle
osât se
l’avouer, elle sentait que les paroles de
Dubreuil
avaient laissé la chaleur d’une brûlure.
– Le soleil s’est retiré de sa vie...
pensait-elle.
Et, avec la cruauté d’un regret, elle
trouvait à
cette idée une douceur inexprimable.
196
XVII
Le soleil d’une
belle après-midi d’été
s’escrimait contre la façade de la maison
de
Broye, et
ruisselait sur les parterres pleins de
mouches bourdonnantes. À l’intérieur, dans
le
haut salon aux persiennes closes, régnait
une
délicieuse fraîcheur. Une seule fenêtre au
nord
envoyait une nappe de lumière sur la
chaise
longue où Régine était étendue. Dans son
peignoir recouvert de valenciennes, elle
avait
l’air d’une de ces boîtes de baptême
somptueusement ornées, où une fraîche
figure
d’enfant émerge d’un fouillis de rubans et
de
fanfreluches. Elle se portait à merveille,
à
présent, mais elle se fût bien gardée de
le dire : ne
valait-il pas beaucoup mieux se faire
plaindre
jusqu’au bout et conserver les privilèges
d’une
chère petite malade à qui l’on ne peut
rien
refuser ?
197
Jacques Bérard,
assis dans un bon fauteuil à
côté de la chaise longue, ne semblait pas
s’apercevoir qu’il fit moins chaud dans le
salon
qu’au dehors.
Depuis son arrivée en province, Régine
s’était
attachée à le séduire complètement, faute
de
meilleure occupation sans doute. Son état
ne lui
laissant pas la ressource de ses grâces de
jeune
fille, elle l’avait pris par la pitié.
Bérard se disait
de plus en plus que jamais il n’eût pu
acclimater à
ses habitudes rustiques cette jolie fleur
mondaine,
et que certainement d’Arjac était pour
elle un
mari plus convenable que lui. Mais, à côté
de
cette concession, que de regrets ! regrets
qui se
traduisaient par de gros soupirs et un
malaise
évident. Dans toute cette fraîcheur, il
étouffait, et
la malicieuse Régine, qui s’en amusait,
continuait
à lui parler de sa voix dolente, avec ses
sourires
languissants.
– Alors, vous dites que vos melonnières ne
vous ont pas réussi cette année ? faisait
Régine
d’un air préoccupé, comme si les
melonnières
avaient été une affaire d’État.
198
– Oui, disait Jacques, la grêle m’a cassé
beaucoup de cloches, et les taupes ont
dévasté
mes châssis.
– Les taupes ? fit Régine en levant ses
sourcils. Et, dites-moi, à propos !
avez-vous eu
beaucoup de roses ?
Jacques ne
saisit pas l’à-propos, mais
répondit :
– Mon jardinier s’occupe de ça ; moi, je
ne
sais pas.
René entra à ce moment de la conversation
; sa
femme cligna un peu des deux yeux pour
mieux
le reconnaître, jeta son bras droit
par-dessus
l’appui de la chaise longue, et,
effleurant de ses
doigts délicats la manche du veston en
cheviotte
que portait Bérard, dit avec âme :
– Cher voisin, vous devez avoir des
soirées
splendides, après le coucher du soleil,
sur votre
coteau, d’où la vue est si belle ?
– Oui, répondit Jacques, pas mal ; mais le
coteau est trop exposé au vent, et cela ne
vaut
rien pour la vigne.
199
– Quoi qu’il lui dise, pensa René, elle
trouvera
toujours moyen de lui répondre quelque
chose ;
voilà une heure qu’ils causent ensemble ;
la
conversation n’est pas encore tombée, je
suis bien
tranquille, elle ne tombera pas, quand
elle
durerait jusqu’au jugement dernier.
Il sortit du
salon frais, pendant que Régine
entamait en effet son vingt-septième sujet
de
conversation, et s’en alla sous l’ombrage
des
châtaigniers et des noyers, dont les
feuilles
chauffées par le soleil répandaient une
âpre
senteur.
Il s’enfonça sous la châtaigneraie, au
flanc du
coteau, et gagna un massif de sapins qui
donnait à
ce coin du parc une sorte d’avant-goût du
Jura
voisin. La résine perlait aux troncs en
gouttelettes
blanches semi-transparentes, aux tons doux
comme ceux d’une opale. Machinalement, il
en
prit une entre ses doigts... Mal séchée,
elle
s’écrasa, lui laissant un parfum pénétrant
qu’il ne
pourrait plus chasser de longtemps...
Souvent pendant leur séjour en Suisse il
avait
monté avec Valentine le long des coteaux
arides
200
où les pins seuls pouvaient croître ;
foulant aux
pieds l’épais tapis des aiguilles tombées
couleur
de tan, qui leur faisaient un marcher
moelleux, ils
étaient arrivés à quelque clairière
chauffée par le
soleil comme un vase en ébullition ;
l’acre
senteur résineuse s’imprégnait dans leurs
habits
au point que, longtemps après, en ouvrant
une
armoire, ils reconnaissaient le vêtement à
son
odeur et se disaient en souriant : Te
souviens-tu ?
La gouttelette
de résine écrasée entre ses
doigts ramenait toutes ces choses devant
l’esprit
attristé de René, comme une procession
fantastique qui défile dans un rêve et
qu’on ne
peut chasser...
C’était bien vrai, ce qu’avait dit
Dubreuil, le
soleil s’était retiré de sa vie !
On vit, quand il n’y a pas de soleil ;
pendant
des mois, les nuages couvrent le ciel, et
le jour
blafard pénètre tristement au fond des
appartements assombris. La vie n’en
continue pas
moins son cours : les trains partent, les
gens vont
à la Bourse, on souscrit et l’on paie les billets à
ordre, les enfants vont en classe, les
ménagères
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commandent le dîner, les libraires mettent
en
vente des livres nouveaux, et le grain
germe
sourdement dans la terre. On vit, mais
tout est
triste et glacé, parce qu’on ne voit pas
le soleil.
C’est ainsi que
vivait René.
Arrivé au taillis des pins, il s’arrêta,
s’assit sur
une grosse pierre en face de la vallée, où
se
distinguaient les toits de la maison, les
regarda un
instant, puis soudain, presque malgré lui,
et à
coup sûr à son insu, il dit doucement : Ô
Valentine, pourtant je t’aime !
Les abeilles sauvages bourdonnaient autour
de
lui, inquiètes pour quelque ruche ignorée
; des
aiguilles sèches tombaient de temps en
temps à
travers le feuillage grêle des pins, et
soudain une
chaleur nouvelle réchauffa l’âme de René,
en
même temps que le soleil lui semblait
l’aveugler
d’une clarté flamboyante.
– Pourtant je l’aime, s’écria-t-il ; quoi
qu’elle
ait fait, misérable ou faible, peut-être
criminelle,
que m’importe ! Je l’aime. C’est cela qui
me
manquait. Puisque je dois souffrir malgré
tout,
quoi qu’il arrive, je veux souffrir du mal
d’aimer.
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