une trahison partie 8
Il resta longtemps immobile à cette place
qu’il
n’osait plus quitter, de crainte de perdre
la
douceur et l’émotion divine de cette aube
nouvelle. Il lui semblait n’avoir jamais
aimé, et
ouvrir son âme pour la première fois à un
sentiment plus fort que le devoir, que
l’honneur...
Il aimait
Valentine quelle qu’elle fût, il l’eût
aimée dans la fange ; et en même temps il
sentait,
il voyait avec les yeux de son âme qu’elle
était
plus pure que jamais, plus digne d’amour
et de
vénération, et qu’il l’avait calomniée.
Chose étrange, la joie de l’avoir
calomniée et
de la retrouver plus digne d’estime que
jamais,
lui enlevait tout remords.
– Comment ai-je jamais pu, se disait-il
avec
ivresse, croire un instant qu’elle avait
agi
autrement que pour le bien ? Comment
l’ai-je
crue capable d’une trahison ? Était-ce
possible ?
Il fallait ne pas la connaître. Où
avais-je l’esprit ?
Mais dis, tu sais bien que je ne l’ai
jamais cru ?
j’ai feint de le croire, par je ne sais
quel amour-
propre d’homme, bête et ridicule, mais je
ne le
croyais pas ; dis, tu le sais bien ?
203
La chère image qu’il avait devant les yeux
ne
lui répondait pas, mais elle lui souriait
avec la
douceur angélique des anciens jours. Tout
à coup
un bruit de vent dans les branches lui
rappela
celui du jet d’eau qui tombait en pluie
dans le
bassin du Palais-Royal, et il sentit dans
son âme
un remords insondable.
Il l’avait
blessée, outragée, sans savoir
pourquoi, refusant de la croire. Pourquoi n’avait-
il pas voulu la croire ? Disait-elle
jamais autre
chose que la vérité ?
Son devoir ? Il le voyait maintenant,
c’eût été
de prendre à partie l’homme misérable dont
elle
portait le nom, et de le forcer par son
mépris à
rentrer dans l’obscurité où il avait vécu
si
longtemps, et s’il résistait, de le tuer
sans pitié,
comme on tue une bête enragée. Après cela,
il eût
bien fallu que Valentine consentît à fuir
avec lui
vers quelque heureuse rive où ils auraient
vécu en
paix !
Ce n’était pas vrai, elle n’aimait pas le
monde,
il l’avait accusée de préférer le monde à
son
bonheur : calomnie ! Depuis qu’elle avait
rejoint
204
cet indigne mari, elle vivait obscurément,
ne
voyant personne, n’allant nulle part, et
trouvant
moyen de se faire une Thébaïde dans les
villes
d’eaux les plus fréquentées.
Elle s’était
donc sacrifiée ? Évidemment.
Pour qui ? pour lui. Revenant à son
ancienne
idée, qu’elle ne pourrait achever près de
lui le
cours de la vie, elle avait cru trouver
dans Régine
la femme idéale qui apporterait à celui
qu’elle
aimait par-dessus tout les meilleures
garanties de
bonheur. Dès lors, elle avait accompli son
sacrifice avec une telle fermeté, qu’elle
l’avait
trompée lui-même.
– Ô Valentine ! s’écria-t-il encore une
fois,
pardonne-moi de t’avoir méconnue, mais
jamais
je ne t’ai tant aimée.
Et ses larmes coulèrent avec la douceur
d’une
réconciliation.
Il n’arrêta point de plan de conduite ;
certaines
situations commandent de vivre au jour le
jour,
sans prendre de parti. René s’arrangeait d’ailleurs
assez de cette manière de voir, qui
n’exigeait de
205
sa part aucun effort violent. Il reprit à
pas lents le
chemin de sa demeure, plein d’une joie
attendrie
qui lui faisait paraître la nature
entourée pour
ainsi dire d’un voile lumineux.
Il rentra au
salon et y retrouva Bérard assis
près de Régine : seulement il avait changé
de
fauteuil, et, ainsi que René l’avait
prédit, la
conversation n’était pas tombée.
M. de Broye rentrait en même temps que son
gendre ; il emmena Bérard, qu’il plaignait
un peu,
dans son for intérieur, d’avoir subi si
longtemps
la conversation d’une jolie femme, et René
se
trouva seul avec celle qui portait son nom
et qui
lui appartenait si peu, si peu...
– Il ne vous a pas ennuyée ? demanda-t-il
en
déposant machinalement un baiser sur le
front
que Régine tendait avec un geste plein de
coquetterie.
– Qui ? Bérard ? demanda-t-elle ; mais
non, il
est fort agréable.
René, ne
trouvant rien à répondre, se mit au
piano et joua la musique la plus
insupportable
206
que sa mémoire voulût bien lui rappeler.
C’était
un moyen qu’il avait trouvé pour se venger
du
destin, quand sa femme lui donnait par
trop sur
les nerfs.
– C’est un mari comme cela qu’il lui
aurait
fallu ! se dit-il avec une sorte de rage,
précisément au
moment où Jacques,
complètement courbatu par cette longue
conversation sans queue ni tête, se disait
:
Décidément, elle était trop du monde pour
moi.
207
XVIII
Comme l’avait prédit Dubreuil, Moissy n’était
pas rentré, ni ce jour-là, ni les jours
suivants.
Il n’avait pas
prévenu Valentine ; pourquoi
donc ? N’avait-elle pas été assez
désagréable
avec lui pour qu’il se donnât le luxe de
l’ennuyer
autant que cela serait en son pouvoir ?
Or, n’est-
ce pas toujours fort ennuyeux pour une
femme
que de ne pas savoir ce qu’est devenu
l’homme
qui habite toujours avec elle, à plus
forte raison
quand elle porte le nom de cet homme et
qu’elle a
des apparences à garder ?
Moissy se promenait donc avec une placidité
parfaite sur les quais de Gênes, se
demandant
quel emploi il ferait de sa soirée. Depuis
huit
jours qu’il voyageait pour son plaisir, il
avait fort
écorné son nouveau capital : cela coûte
cher de
vivre dans les villes où l’on joue ! Il
pensait déjà
à Valentine, non pas avec remords, ce
serait
208
beaucoup trop dire, mais avec une sorte
d’apaisement satisfait, comme on pense,
quand
on fait une course en voiture à travers
des
paysages agréables, au but lointain
encore, mais
certain cependant, où vous attendent le
repos et le
déjeuner. N’était-il pas sûr, cet
excellent homme,
d’avoir, grâce aux promesses imprudentes
de sa
femme, la table et le gîte, aussitôt que
la fortune
lui aurait été contraire ?
Pour le moment, il avait encore une
vingtaine
de mille francs dans son portefeuille, et
cette
diminution de sa fortune lui inspirait une
sagesse
modérée qui lui procurait quelques
émotions
philosophiques.
Il se sentait grand d’avoir tant d’argent
gagné
par ses propres efforts ; il se sentait
fort de n’en
avoir dépensé que les deux tiers, alors
qu’il était
environné par tant de tentations ; il
réfléchissait
aussi à l’instabilité des choses humaines,
qui font
tour à tour monter si haut ou descendre si
bas le
même plateau de la balance.
Tout au fond,
il s’applaudissait de son
intelligence supérieure, qui lui avait
inspiré de
209
rattacher le fil de sa destinée à celui de
la destinée
de sa femme. Du même coup, il avait
consolidé
son avenir et rendu à son épouse la
situation à
laquelle l’appelait la légitimité de ses
droits, le
tout couronné de la grandeur du pardon.
N’était-
ce pas là une belle action – et utile ?
Chacun connaît
l’histoire de cet homme qui
avait résolu de ne plus fumer, et qui,
content de
s’être tenu parole pendant une journée, se
fit
présent, vers le soir, d’un bon cigare,
afin de
récompenser la fermeté de son caractère.
De même Moissy,
ayant bien établi par un
sérieux débat avec lui-même que s’il
voulait
s’amuser encore pendant quelque temps sans
contrainte et sans blâme, il fallait faire
des
économies, et enrayer un peu, Moissy dîna
à
l’hôtel magnifiquement, quoiqu’il fût seul
; mais
il aimait la bonne chère, et, vers neuf
heures, il
s’en alla dans un petit tripot, bien connu
de lui,
où l’on jouait d’émouvantes parties. Il
aimait
cela ; les émotions banales de la
roulette, du bac
et d’autres jeux qu’on joue entre gens du
monde
lui semblaient fades parfois, et un peu de
piment
210
ne lui déplaisait point.
Mais, comme c’était un homme très prudent,
il
ne prit sur lui que cinq mille francs.
Quand on va
dans ces endroits-là, on peut être volé,
et puis la
prudence est toujours de saison.
Il entra
délibérément dans la maison, passa
dans une salle où l’on jouait pour de bon,
se
trouva une chaise non sans peine, et prit
place au
milieu de la plus jolie société de coquins
qui se
puisse imaginer. Il n’y avait certainement
pas là
un honnête homme, ni même un homme qui
l’eût
été dix ans auparavant. Mais Moissy ne
détestait
pas cela ; la vue de ces braves gens le
grandissait
à ses propres yeux : il était au-dessus
d’eux de
toute la hauteur des apparences qu’il
avait su
garder.
On jouait un de ces jeux de hasard où rien
ne
se prouve ; il arrive cependant qu’on y
gagne
quelquefois. Comment et pourquoi ? C’est
un
mystère, car si l’homme était logique avec
lui-
même, on devrait y perdre tout le temps.
Mais les
joueurs sont superstitieux, et c’est
probablement
grâce à cela que Moissy vint à gagner
après avoir
211
perdu. Il gagna plusieurs fois avec une
chance
inouïe ; peut-être était-il du bon côté
sans le
savoir.
Il mettait ses
gains près de lui en tas, à sa
gauche, et ajoutait chaque fois une
poignée de
pièces d’or à son petit monceau.
Un coup important allait se décider : il
leva les
yeux sur la figure de celui qui tenait les
cartes,
afin de la surveiller, car il n’avait pas
dans ses
compagnons une confiance absolue. Au même
moment il sentit frôler son bras gauche.
Il regarda
vivement et aperçut trois doigts
enfoncés dans son or.
Les doigts se
retirèrent avec le mouvement
mécanique d’un râteau ; mais la main était
pleine.
Moissy saisit cette main et se leva en
criant :
– Voleur !
Il était
indigné : on n’est pas parfait.
À son cri,
toute la table ne fit plus qu’un
hourvari. Quelqu’un secoua Moissy par les
épaules ; sans lâcher la main qu’il
tenait, il se
retourna, et vit que, dans la bagarre, son
tas d’or
212
avait disparu ; il n’en restait plus que
quelques
pièces éparses, et encore furent-elles
ramassées
prestement sous ses yeux.
– Misérables ! s’écria-t-il. Tas de
voleurs !
Il leva sa main, frappa quelqu’un au
visage et
se retourna pour en faire autant derrière
lui. Au
même moment il sentit une douleur aiguë
entre
les deux épaules, battit l’air de ses bras
et ferma
les yeux.
La mêlée était si compacte autour de lui
qu’il
ne tomba pas tout de suite ; une seconde
après,
les scélérats qui étaient là sentirent
cependant
qu’il s’était passé quelque chose de grave
et
s’écartèrent instinctivement. Alors Moissy
tomba
sur le parquet, la face en avant.
– Retire donc ton couteau, imbécile ! dit
celui
qui avait volé à celui qui avait frappé.
Bah ! répondit l’autre, il est pareil à
deux mille
couteaux qui se promènent sur le port !
Cependant il se
baissa et retira l’arme, qu’il
essuya soigneusement sur le dos de Moissy.
Un
flot de sang sortit de la blessure.
213
– Qu’est-ce qu’on va en faire ? dit
quelqu’un.
– Il faut le porter dans la rue, répondit
un
autre.
– Allez voir au moins s’il n’y a personne
dehors. Après une attente d’une heure
environ, on
prit Moissy sans trop de précaution et on
le porta
à deux ou trois rues de là, dans un
carrefour peu
fréquenté.
– Il n’est pas mort ! dit un des porteurs
en le
déposant à terre.
– Il n’en vaut guère mieux, répondit
l’autre.
Sauvons-nous.
Une ronde de
police, fourvoyée dans ce
quartier, trouva Moissy vingt minutes plus
tard. Il
avait sur lui la note de son hôtel
acquittée la
veille. C’était d’ailleurs la seule chose
qu’on lui
eût laissée. Au moyen de cette carte, on
reconstitua son identité, et, moins de
vingt-quatre
heures après, Valentine vit arriver chez
elle un
fonctionnaire de la police.
Cet homme avait
le cœur bon, et voyant
devant lui une femme jeune et belle, grave
et
214
triste, il prit des précautions inouïes
pour lui
annoncer le malheur qui la frappait. Il
fit tant de
détours qu’elle ne comprenait rien. Enfin,
le
pressant de questions, elle finit par
apprendre que
son mari, laissé pour mort, avait été
trouvé dans
une rue de Gênes, mais qu’il respirait
encore.
– C’est bien, dit-elle, j’y vais.
Elle partit sur-le-champ, et arriva avant
le soir
dans la chambre d’hôpital où gisait
Moissy. Il
dormait, veillé par un médecin et une
religieuse,
quand sa femme fut introduite près de lui.
Elle le
regarda en silence, avec un singulier
mélange de
pitié, de terreur et de colère.
S’il guérissait, quelle existence
mènerait-elle
désormais près de lui ? La pensée qu’il
pouvait
sortir de là changé et renouvelé, faisait
passer sur
elle un insurmontable frisson. Il
inventerait donc
jusqu’à la fin de nouveaux moyens de la
faire
souffrir ?
Et s’il mourait... À cette pensée, tout ce
qu’il y
avait de généreux en elle se réveilla, et
elle
s’approcha du lit.
215
– Vivra-t-il ? demanda-t-elle tout bas au
médecin.
Celui-ci fit un
geste qui ne laissait point
d’espoir. Alors Valentine sentit son cœur
plein de
pardon, et elle se pencha sur le visage
tiré du
mourant, qui ouvrit les yeux.
– Il ne peut pas parler, dit le médecin,
mais il
entend.
– Me reconnaissez-vous ? dit Valentine.
Les yeux de
Moissy dirent que oui.
Il regardait sa
femme avec une sorte de
terreur ; son esprit troublé par la mort
prochaine
ne s’expliquait pas bien comment et
pourquoi elle
était là. Il pensait peut-être que c’était
une
apparition vengeresse.
– Je suis venue vous dire, continua Valentine
en s’approchant plus près de lui, que je
regrette le
malheur qui vous est arrivé...
Elle s’arrêta.
Les lèvres du mourant
formulaient un mot qu’elles ne pouvaient
prononcer, elle le comprit et dit d’une
voix
distincte :
216
– Oui, je vous pardonne.
Il ferma les yeux avec un air
d’allégement, et
l’instant d’après, commença à râler.
– Ne restez pas là, madame, dit le médecin
à
Valentine.
Elle se laissa
emmener.
Moins d’une heure après, on vint lui
apprendre
qu’elle était veuve.
217
XIX
Veuve... Trop
tard !
Dans les
grandes circonstances de la vie, si
sévère qu’on soit avec soi-même, les
convenances se trouvent emportées comme
les
frêles contractions qui bordent une rive,
lorsque
le fleuve sort de son lit.
On ne doit pas dire ces choses, on ne doit
pas
les penser, le monde entier jetterait la
pierre à
celui, à celle qui oserait exprimer ses
opinions
avec ce cynisme. Mais qui donc pourrait
dire, en
présence d’une délivrance comme celle de
Valentine, que cet événement n’eût pas dû
arriver
deux ans plus tôt ?
À quoi donc pensait la Providence, en armant
d’un couteau la main d’un joueur de bas
étage, si
elle ne réparait un oubli de deux années
antérieur ?
Mais les deux
années s’étaient écoulées,
218
apportant leur fardeau d’angoisses et
d’actions
irrémédiables ; Valentine était veuve, et
René
était marié ; bientôt il serait père ; le
gouffre était
entre eux, maintenant comme alors. Le seul
bienfait qu’apportait le nouvel événement
était
pour la jeune femme la liberté d’agir à sa
guise.
Le poids de l’existence de la société de
Moissy
ne pèserait plus sur sa pauvre âme déjà
accablée.
Elle pourrait aller et venir dans le
monde,
retourner à Paris...
Ah ! oui, retourner à Paris. René n’y était
pas,
mais qu’importe ! L’exil avait assez duré.
Revenir à son
appartement, y retrouver ses
souvenirs, que là du moins rien n’avait
profanés,
revivre dans cette atmosphère d’amour
tendre et
passionné, où tout était resté de l’être
aimé,
jusqu’au jour où, le voyant apaisé, elle
pourrait
lui parler à cœur ouvert... Il lui
rendrait justice ce
jour-là ! Elle lui révélerait enfin tout
ce qu’elle
avait souffert pour lui – lorsque René
serait guéri
de son amour, lorsqu’il appartiendrait
tout entier
à la vie de famille... Il serait hors de
danger alors,
elle parlerait sans crainte, et elle
retrouverait son
rêve d’autrefois, cette belle amitié digne
et
219
confiante, qui devait les conduire
jusqu’au
tombeau.
Ils n’en étaient pas là, et avant qu’ils
puissent
arriver à ce repos de leurs âmes, mille
ennuis
matériels se mettaient à la traverse.
Il fallait d’abord régulariser l’acte de
décès de
Moissy. Ce fut Dubreuil qui s’en chargea.
Il ne laissait guère passer de jour sans
visiter
Valentine dans sa solitude de Nice.
On n’oserait
affirmer qu’il fût venu là dès
l’abord avec des intentions bien pures.
D’abord, il
n’entrait pas dans les idées de
Dubreuil d’avoir de projet bien arrêté
dans les
actions de sa vie. Il prétendait, non sans
apparence de raison peut-être, que rien ne
gêne
plus dans la vie que la préméditation, et
que les
plus heureux comme les plus habiles sont
ceux
qui se laissent porter par les événements,
au lieu
de prétendre les diriger.
Il s’était donc présenté chez madame
Moissy,
en partie parce qu’il avait pitié d’elle,
en partie
parce qu’il était curieux de son histoire
et peut-
220
être aussi parce qu’il se disait : On ne
sait pas ce
qui peut arriver ! Valentine était bien
faite pour
être aimée ; – la consolerait-on ? ce
n’était pas
probable, mais enfin on ne savait pas.
Au bout de
quarante-huit heures, Dubreuil
savait. Il savait que cette âme douce et
fière, qui
s’était donnée une fois, ne se reprendrait
pas ;
mais, chose qui eût dû bien l’étonner en
parlant
de lui-même, son désir de se rapprocher de
la
jeune femme n’en fut nullement refroidi.
Telle
qu’elle était, ce serait la plus aimable
amie, la
relation d’amitié féminine la plus sûre,
pourvu
qu’on sût se l’attacher par l’estime et le
dévouement.
Pour la
première fois de sa vie, Dubreuil
s’attela sérieusement à une chose qui ne
lui
rapporterait aucun avantage immédiat, et
peut-
être rien de plus dans l’avenir, mais cela
l’amusait... du moins il le croyait.
Le jour où
Valentine reçut la nouvelle du
malheur arrivé à Moissy, Dubreuil vint
comme de
coutume dans l’après-midi ; la servante
effarée
lui raconta les événements à sa façon.
Notre ami
221
n’hésita pas une seconde. Il se fit
conduire à la
gare, pesta une heure en attendant un
train, sauta
dedans avant qu’il fût arrêté, et arriva à
Gênes, au
moment où la jeune femme, atterrée, se
demandait ce qu’elle allait faire.
Dubreuil fut parfait. C’est dans ces
occasions-
là que les qualités de l’homme du monde
sont
vraiment précieuses, et arrivent à
surpasser les
autres plus solides.
Il reconnut
Moissy, signa toutes les
déclarations qu’on voulut, courut chez les
autorités locales, au consulat de France,
fit
dresser un acte de décès, ordonna les
funérailles,
empêcha qu’elles pussent donner lieu à
quelque
manifestation que ce soit, et bien qu’il
eût des
soupçons très justifiés sur la façon dont
Moissy
avait reçu le coup mortel, il se garda
bien de dire
quoi que ce fût qui pût mettre sur la
trace des
coupables.
– De si braves gens ne doivent pas être
inquiétés, se dit-il philosophiquement.
Quel
malheur seulement qu’ils n’aient pas eu
cette idée
il y a quelques années !
222
Trois jours plus tard, Valentine quitta
Gênes
en vêtements de deuil,. Les gens qui la
virent
passer, si pâle et si grave, disaient en
la
plaignant :
– Pauvre jeune femme ! Est-ce un malheur
qu’elle ait perdu son mari !
Elle regagna Nice, toujours accompagnée de
Dubreuil, qui
ne la quitta qu’au seuil de sa
maison.
– Qu’allez-vous faire ? lui demanda-t-il
la tête
nue, pendant qu’elle lui tendait la main
en lui
disant : Merci.
– Je vais retourner à Paris,
répondit-elle.
– Puis-je vous être utile en quelque chose
?
Elle secoua négativement la tête. Une idée
vint
à Dubreuil.
– Je vais écrire à mes amis de Broye,
dit-il ;
vous m’autorisez à leur apprendre ce qui
vous est
arrivé ?
– Je vous en prie, dit-elle, pendant qu’un
flot
de sang empourprait son visage.
223
Il la salua respectueusement et la quitta
; elle
rentra dans sa maison solitaire et pleura
toute la
nuit. Mais ce ne fut pas sur son veuvage.
224
XX
Régine était de
mauvaise humeur. Elle avait
mal dormi, et tout autour d’elle s’en
était
ressenti ; alors, sa mère l’avait grondée.
Madame de Broye
avait pour principe que
lorsqu’on a marié sa fille, il ne faut
plus se mêler
de sa conduite autrement que par des
conseils
discrets ; mais d’intervention directe
point.
En cette
occasion, cependant, elle s’était
départie de sa réserve ordinaire. C’est
que la
prudente châtelaine n’eût toléré chez
personne ce
que sa fille lui faisait endurer depuis
quelques
jours, et elle s’était fait ce
raisonnement :
– Comme mère, je dois garder le silence ;
mais
comme hôtesse, je dois rappeler aux
devoirs
qu’impose une bonne éducation, la jeune
femme
qui les oublie.
En conséquence, elle avait été s’asseoir
près
de Régine, pendant que celle-ci se faisait
coiffer,
225
et renvoyant la soubrette, elle avait
adressé à sa
fille une courte admonestation.
Comme on peut s’y attendre, madame d’Arjac
avait pris cette remontrance du plus
mauvais côté
qui se puisse imaginer. Elle avait d’abord
regimbé, puis pleuré, puis regimbé de plus
belle.
Ce que voyant, madame de Broye avait
quitté la
place avec la majesté dont on ne la voyait
jamais
se départir, mais blessée au fond du cœur,
tout
comme la mère la moins majestueuse de
l’univers
eût pu l’être en pareille circonstance.
La femme de chambre, aussitôt rappelée,
achevait de coiffer Régine, lorsque René
entra.
– Pas encore prête ? fit-il sans aigreur.
Ce fut le
signal d’un orage épouvantable.
René ne savait
pas ce que c’est peut-être
qu’une scène faite par une femme
acariâtre. Tout
jeune quand il avait aimé Valentine, il
n’avait fait
jusqu’alors qu’effleurer le côté féminin
de la vie ;
son amie lui avait soigneusement épargné
non
seulement les grands heurts, mais aussi
les mille
froissements de l’existence en commun,
226
froissements qu’une femme attentive peut,
si elle
le veut, amoindrir jusqu’à n’être presque
plus
sensibles.
L’attaque de Régine le laissa stupéfait et
sans
défense ; il éprouvait la singulière
sensation de
quelque chose d’illégal, d’injuste, d’une
sorte de
violation de son domicile ; une poignée de
brigands calabrais coiffés de chapeaux
coniques
et armés jusqu’aux dents, entrant en plein
jour
chez lui pour briser ses porcelaines,
l’eût moins
surpris que cette rage inattendue et sans
mesure
que sa femme déversait à flots sur lui.
– Nous ne sommes pas seuls ! fut tout ce
qu’il
put dire.
La femme de chambre qui rangeait çà et là,
fort embarrassée de sa personne, se retira
discrètement.
Régine n’y prit
pas garde et continua à
l’accabler de reproches, pour la plupart
saugrenus.
Elle ne voulait
pas qu’on la grondât comme
une petite fille. Elle n’entendait pas que
qui que
227
ce fût lui fît des sermons directs ou
indirects. On
la connaissait mal si l’on pensait qu’elle
était
femme à supporter la position dépendante
qu’on
voulait lui faire...
– Je ne comprends pas, dit René, qui avait
eu
le temps de se remettre, et qui sentait la
colère
monter en lui. De quoi vous plaignez-vous
?
Régine s’arrêta. De quoi ? Elle n’en
savait rien
du tout. La question innocente de son mari
avait
ouvert les écluses de la mauvaise humeur
amassée pendant la semonce de sa mère, et
elle
avait versé sur la tête de son mari toute
l’amertume causée par une autre. Ceci
était fort
naturel, sans doute, mais elle ne pouvait
pas
l’avouer à l’homme qui se tenait devant
elle,
calme et grave, comme un juge. Elle eut
recours
au procédé ordinaire, si simple que toutes
les
femmes le devinent d’instinct, du haut en
bas de
l’échelle sociale : la mauvaise foi.
– Je me plains, s’écria-t-elle, de ce que
ma
mère et vous, vous soyez d’accord pour me
blâmer dans toutes mes actions.
Croyez-vous que
je ne me suis pas aperçue de votre parti
pris de
228
me traiter en esclave ? Sous votre feinte
douceur,
vous cachez vos volontés despotiques.
Elle parla tant qu’elle voulut ; René
l’écoutait
sans mot dire. Lorsque, à bout d’arguments
et
d’haleine, elle s’arrêta, il prit la
parole à son tour.
– La sortie que vous venez de faire,
dit-il, est
absolument inqualifiable ; c’est pourquoi
je ne
m’y arrêterai pas. Votre état maladif vous
donne
droit à quelque indulgence ; c’est une
raison pour
que je ne vous fasse aucun de ces
reproches que
vous avez si fort à cœur...
Elle voulait
l’arrêter, mais il était en colère
pour tout de bon et ne se maîtrisait
qu’avec une
peine extrême ; aussi fit-il un geste si
plein
d’autorité, que la jeune femme surprise se
tut.
– Ce que je veux vous dire a trait
uniquement
au côté extérieur de la question. Vous
venez de
me faire une scène devant votre femme de
chambre : c’est une faute contre les
convenances,
et voilà ce que je ne puis admettre. Quels
que
soient les défauts que vous me reprochez avec
tant de véhémence, vous conviendrez du
moins
qu’ils n’ont eu jusqu’à présent aucun côté
229
humiliant pour vous. Si vous m’humiliez
devant
nos gens, vous détruisez l’équilibre de
notre vie.
Régine se mit à pleurer. Cela, c’est le
dernier
argument.
– Vous ne m’aimez pas ! dit-elle tout en
larmes : si vous aviez le moindre amour
pour
moi, vous n’auriez pas le courage de me
dire des
choses si dures...
– Je pourrais retourner votre argument
contre
vous-même, répliqua René. Si vous aviez
quelque
affection pour moi, vous ne m’exposeriez
pas
sans aucune provocation à des émotions
comme
celle que vous venez de m’infliger. Je
n’avais pas
idée de pareilles choses, Régine. Mon père
et ma
mère vivaient en paix entre eux, de même
que
vos parents, et leurs différends, s’il y
en avait, ne
s’abaissaient jamais jusqu’à la querelle.
– Vos maîtresses ne vous ont donc jamais
fait
de scènes ? demanda méchamment la jeune
femme.
René s’inclina
devant elle et sortit sans
répondre. Régine, furieuse, se cramponna
au
230
cordon de sonnette et se donna le luxe
d’une
attaque de nerfs : encore un luxe de femme
mariée, celui-là, et que nos mœurs
interdisent aux
jeunes filles de bonne maison, tout comme
la
lecture de certains romans.
Comme il
descendait l’escalier, il trouva le
courrier dans le vestibule. Parcourant
d’un doigt
discret les diverses enveloppes, il tomba
sur une
lettre de Dubreuil, et la prit avec un
certain
intérêt. Ce voyageur lui avait déjà donné
une fois
des
nouvelles de Valentine ;
peut-être
aujourd’hui, au cours de sa causerie
brillante et
décousue, jetterait-il encore ce nom, avec
un mot,
qui apprendrait à René quelque chose sur
l’état de
cette âme...
Il ouvrit l’enveloppe, parcourut
rapidement les
premières lignes, et s’arrêta net, au milieu
de la
grande salle.
« Un événement bien étrange, et que,
malgré
mon respect pour toutes les convenances,
je ne
saurais qualifier de fâcheux, vient
d’arriver à
Gênes. Moissy s’est fait tuer dans quelque
vilaine
aventure, et je viens de ramener chez elle
231
madame Moissy, qui part pour Paris, enfin
délivrée d’un esclavage qui n’a que trop
duré. »
Veuve, elle
était veuve ! Libre ! Et lui, le
malheureux, il était marié, enchaîné à son
tour...
Il monta dans sa chambre et s’y enferma
pour
lire et relire la lettre.
Ce qu’il pensa,
ce qu’il subit, est resté un
secret entre sa conscience et lui. Certes,
René
était un homme scrupuleux sur les
questions
d’honneur et d’humanité, mais on n’oserait
affirmer qu’il n’ait point pensé que la
mort seule
de sa femme pouvait lui rendre la liberté.
Quant à la quitter, à faire d’elle ce que
Moissy
avait fait de Valentine, il n’y songea
pas.
Certaines âmes
concevraient plutôt la pensée
d’un crime que celle d’une lâcheté.
Lorsqu’il parut
devant la famille assemblée
pour le déjeuner, l’agitation intérieure
qu’il
maîtrisait, mais ne pouvait cacher, fut
mise par
M. et madame de
Broye sur le compte de la
querelle que lui avait intentée Régine, et
dont ils
avaient eu connaissance par elle ; car
avec
232
l’inconsistance propre à ces sortes de
caractères,
elle était allée se plaindre à sa mère des
torts
qu’elle attribuait à son mari, tout comme
en
temps ordinaire elle se plaignait à lui
des
habitudes despotiques de madame de Broye.
Celle-ci
examina attentivement le visage de
son gendre, et vit qu’il devait avoir reçu
en effet
un grand coup ; avec sa bonté et son tact
exquis,
elle s’appliqua à le combler de
prévenances, afin
de racheter autant qu’il était en son
pouvoir les
torts que sa fille s’était donnés.
Chacune de ses marques de honte
s’enfonçait
dans le cœur de René comme une pointe
aiguë,
en lui rappelant de plus en plus qu’il eût
donné sa
vie pour oublier ses devoirs envers cette
famille
et envers la femme qui portait son nom.
Tout à coup, il s’avisa qu’il ne pouvait
cacher
la nouvelle qui l’avait tant ému. Sans
doute il eût
préféré que tout autre l’annonçât à sa
place. Mais
attendre eût été une imprudence. Il se
décida
donc, et, avec un grand effort sur
lui-même, il dit
d’une voix claire :
– Dubreuil m’écrit de Nice et m’annonce
une
233
nouvelle bien étrange : madame Moissy a
perdu
son mari subitement dans des circonstances
que
Dubreuil ne précise pas exactement, mais
qui ne
sont pas de nature à faire regretter le
défunt.
Il s’arrêta, ne
pouvant plus parler, tant son
esprit lui représentait avec force tout ce
qui aurait
pu être s’il avait été libre encore. Tous
les yeux
étaient fixés sur lui.
– Comment, s’écria Régine, oubliant ses
griefs, Valentine est veuve ! Quel bonheur
! Elle
va revenir, et nous allons reprendre notre
bonne
vie d’autrefois !
Elle rougit ;
autrefois, c’était avant son
mariage, à l’époque où elle désirait tant
épouser
ce René, qui maintenant ne lui
apparaissait plus
que comme un accessoire banal et obligé
dans sa
vie. René reprit :
– M. Moissy a dû être tué, à ce que je
comprends, dans quelque guet-apens, ce qui
n’a
rien d’étonnant, étant donné son
caractère.
– Vous le connaissiez donc ? demanda M. de
Broye.
234
– Pas personnellement, se hâta de répondre
René, mais
madame Moissy m’avait souvent
parlé de lui.
– Elle vous faisait donc des confidences ?
demanda étourdiment Régine.
Sa mère
intervint.
– Vous comprenez bien, mon enfant,
dit-elle à
sa fille, qu’elle ne pouvait pas vous en
faire, mais
il était très naturel qu’elle causât à
cœur ouvert
avec René, qui était pour elle un ancien
ami.
C’est chez
madame Dumont que vous l’avez
connue, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en se
tournant
vers son gendre. Madame Moissy est une
femme
admirable, que son malheur rendait encore
plus
intéressante par la dignité avec laquelle
elle
savait le porter. J’espère qu’un second
mariage la
consolera du premier.
M. de Broye ajouta quelques mots, puis
parla
d’autre chose, au grand soulagement de
René,
qui, pendant le discours de sa belle-mère,
s’était
senti sur des charbons ardents. En effet,
il
faudrait revoir Valentine, à présent ;
tant qu’il
avait été irrité contre elle, la pensée
d’une
235
brouille, soit éclatante, soit
sous-entendue,
éloignait toutes les difficultés qui résultaient
de la
nécessité de sauver les apparences.
Maintenant,
ce serait autrement difficile ; il fallait
donc
s’accoutumer dès à présent à se faire un
front
d’airain, prêt à braver tous les dangers.
Il se fit ce
front d’airain, il apprit à entendre
parler de Valentine avec l’indifférence
qu’on
apporte à la lecture d’un fait divers ; il
se força
même à faire sur l’événement qui la
rendait
veuve des commentaires aussi mondains que
possible. Il parlait de Moissy avec le
genre de
pitié que comportait son existence passée,
avec la
nuance d’intérêt qui s’attache à tout
Français tué
en pays étranger, quelle que soit la cause
réelle de
sa mort. Il s’apprit à écouter sans
sourciller les
réflexions et les suppositions. Les
voisins
affluèrent à la maison de Broye dès que
les
journaux eurent parlé. Valentine devenait
une
sorte d’héroïne, et l’on venait chercher
des détails
sur elle chez ceux qui l’avaient connue.
Il fallut
que dix fois le jour René se résignât à
s’entendre
interroger.
236
– Elle est jolie ! Et dites-moi, c’est une
femme
sérieuse, n’est-ce pas ? Ce scélérat de
mari l’avait
abandonnée toute jeune ? Et elle n’a
jamais fait
parler d’elle ? Jamais de liaison ? Non ?
Pas de
scandale, bien entendu, mais une affaire
de
cœur ? Non ? Jamais ! Elle a eu bien du
mérite !
Ainsi, même en mourant, Moissy avait
encore
trouvé moyen de faire du tort à sa femme.
Il
l’avait livrée en pâture à la curiosité
publique,
toujours gavée, et qui cherche pourtant
toujours
un aliment. Valentine était discutée ; les
uns la
trouvaient admirable, d’autres disaient
que
« c’était de la
pose ». Mais personne n’osa
l’attaquer directement, et sa réputation
sortit
intacte de cette nouvelle épreuve.
Une impulsion
presque irrésistible poussait
René vers Paris ; c’est là qu’elle devait
être,
qu’elle l’attendait sans doute. Ils ne
s’étaient pas
revus depuis la scène du Palais-Royal,
mais il se
sentait sûr qu’elle avait compris et
qu’elle lui
avait pardonné. Au souvenir de cette
rencontre, le
rouge lui montait au visage, et il se repentait
amèrement de sa cruauté. Mais à mesure que
les
237
jours passaient, il s’étonnait de ne pas
recevoir de
lettre d’elle.
Pourquoi ne lui écrivait-elle pas ?
Pourquoi,
devenue libre, ne se hâtait-elle pas de
lui dire
quels motifs l’avaient guidée jadis, et
pourquoi
elle l’avait tant fait souffrir ? Puis il
se répétait
que les convenances... Oh ! ces
convenances
maudites qui s’étaient toujours mises
entre elle et
lui !
René ne savait
plus s’il y avait huit jours ou
dix ans qu’il avait appris la mort de
Moissy ; en
réalité, il y avait six semaines,
lorsqu’un matin
pluvieux son valet de chambre lui apporta
une
lettre qui l’avait d’abord cherché à son
domicile
de Paris. L’écriture incertaine semblait
déguisée
et n’était pas reconnaissable.
Il décacheta l’enveloppe avec un frisson,
car
tout lui faisait peur maintenant, et
trouva une
seconde enveloppe portant son nom.
Celle-ci était
de la main de Valentine. Il resta
incertain avec un
grand battement de cœur devant le secret
de sa
destinée, puis brusquement fit sauter le
cachet.
Il lut jusqu’au
bout, tout d’une haleine,
238
comme on boit un verre d’eau, puis se
précipita
vers son cabinet de toilette, consulta
l’horaire du
chemin de fer, fixé au mur, saisit un
chapeau et
un paletot, et courut en bas.
Son beau-père
le rencontra au pied de
l’escalier.
– Que vous arrive-t-il ? demanda M. de
Broye,
effrayé de l’expression qu’il voyait sur
les traits
de son gendre.
– J’ai reçu une lettre, dit rapidement
celui-ci, il
faut que je parte sur-le-champ.
Le vieux
gentilhomme le regarda avec plus
d’attention.
– De mauvaises nouvelles ? dit-il inquiet.
– Oui.
– Affaires d’intérêt ? insista-t-il en
hésitant.
Tout en blâmant
en lui-même ce qu’il
considérait comme une indiscrétion, M. de
Broye
ne pouvait s’empêcher de questionner René,
tant
l’attitude de celui-ci trahissait de
trouble
intérieur.
239
– Affaires graves, mon cher beau-père,
répondit le jeune homme en retrouvant son
empire sur lui-même. J’ai à peine le temps
d’arriver à la station, excusez-moi près
de
madame de Broye et près de Régine...
Il prit un
parapluie, et serrant la main de
l’excellent homme, il sortit. Le vent et
la pluie
s’engouffrèrent avec force dans la porte
lorsqu’il
l’ouvrit.
– Envoyez-moi mes lettres et les dépêches
à
notre appartement de Paris, dit-il, avec
un signe
d’adieu.
La lourde porte de chêne se referma
derrière
lui ; il descendit le perron en courant et
arpenta
rapidement l’avenue. Trois kilomètres le
séparaient de la station du chemin de fer
; il les fit
sans s’arrêter, tournant de temps en temps
la tête
avec angoisse, pour voir si le train qu’il
voulait
prendre ne le dépassait pas. Un panache de
vapeur blanche se fit voir au détour de la
vallée ;
René ferma son parapluie et se mit à
courir sous
l’averse, entra dans la gare au moment où
la
locomotive s’arrêtait, se fit donner un
billet et
240
sauta dans un wagon. Là seulement il
respira.
Valentine était-elle morte ? D’après sa
lettre
qu’il relisait fiévreusement, il pouvait
le
supposer. D’autre part, aucune indication,
aucun
renseignement n’accompagnait ce dernier
adieu.
Il était seul, par bonheur ; pendant le
trajet, il
lut vingt fois le récit simple et clair
des faits qui
avaient décidé la malheureuse femme à un
sacrifice si dur et désormais inutile. Il
se
maudissait de sa cruauté envers elle,
lorsqu’il se
rappela soudain comment seul dans les
sapins, il
avait senti la paix se faire en son âme ;
il se
souvint de l’émotion divine et douloureuse
qui
l’avait saisi, quand il avait compris que
Valentine
ne pouvait rien vouloir que de grand et
d’élevé,
quand il avait enfin rendu justice à la
noblesse de
cette âme jusqu’alors méconnue...
– Elle a dû le sentir, pensa-t-il. Il
regarda la
date du papier qu’il tenait encore à la
main.
C’était à peu près l’époque à laquelle ses
yeux
s’étaient ouverts et qu’il ne pouvait
préciser. Par-
dessus les fleuves et les montagnes, leurs
pensées
s’étaient croisées dans un message de
pardon et
241
d’amour.
Le train s’arrêta enfin dans la gare, à
Paris.
René se fit conduire aussitôt à l’ancienne
adresse
de Valentine. Il aurait là des nouvelles
sans
doute. Pendant que le fiacre roulait
lourdement
sur le pavé, il sentait des mouvements
d’impatience qui allaient jusqu’à
l’extrême
angoisse. La course était longue ; lassé
de se
torturer lui-même, il tomba dans une sorte
d’insensibilité et se réveilla comme d’un
profond
sommeil lorsque la voiture s’arrêta devant
la
maison de madame Moissy.
Il éprouva alors une impression
singulière,
comme celle d’un homme atteint de la
fièvre, et
qui dans son délire a une demi-perception
de son
erreur.
Il oublia
presque qu’il était marié, que
Valentine était peut-être morte ; il n’eut
plus que
l’ancienne émotion qu’il éprouvait
lorsque, le
cœur tremblant de joie à l’idée de la
voir, il
gravissait rapidement l’escalier.
Il franchit le vestibule, prêt à monter
comme
jadis ; puis il eut peur, et s’arrêta
devant la loge
242
de la concierge.
– Madame
Moissy ? demanda-t-il en
s’efforçant de paraître indifférent.
La concierge n’était
plus la même ; elle
regarda René d’un air curieux.
– Au troisième. Madame Moissy est bien
malade et ne reçoit personne.
– Elle m’a fait demander, dit au hasard le
jeune homme. Il eût trouvé n’importe
quelle
raison pour passer outre.
– Alors montez, monsieur, répondit la
concierge en retournant à ses affaires.
Il monta tout
d’un trait et s’arrêta devant la
porte où il avait sonné tant de fois.
Valentine
n’était pas morte... Ce ne fut
qu’arrivé là qu’il s’aperçut du
soulagement qu’il
éprouvait.
Il sonna, la femme de chambre vint lui
ouvrir.
C’était aussi un nouveau visage.
– Madame est malade et ne reçoit pas,
dit-elle.
– Je viens prendre des nouvelles de madame
243
Moissy de la
part de ma famille qui est en
province, répondit René. Peut-elle lire ?
– Non, monsieur.
– Entend-elle ?
– Oui, monsieur.
– Dites-lui mon nom : René d’Arjac.
La femme de
chambre hésita.
– C’est que madame est si faible...
dit-elle.
– Mais son état n’est pas désespéré ?
– Il l’était hier ; aujourd’hui il y a un
peu de
mieux.
René eut une
idée lumineuse.
– Avez-vous mis une lettre à la poste hier
soir ? demanda-t-il.
– Oui, monsieur.
– Madame en avait-elle écrit l’adresse
elle-
même ?
– Oui, monsieur ; elle ne pouvait pas
tenir la
plume, mais elle a écrit tout de même.
– C’était pour moi. Il ajouta au hasard :
Ma
244
femme est sa meilleure amie.
– Je vais prévenir madame, fit la jeune
fille,
qui disparut dans le salon, laissant René
dans
l’antichambre. Elle reparut au bout d’un
instant.
– Madame dort, dit-elle.
René resta abasourdi. Faire soixante
lieues en
toute hâte, trouver Valentine vivante, et
s’en
retourner parce qu’elle dormait, tout cela
lui
paraissait fantastique et illogique comme
un rêve.
Il cherchait dans sa tête un parti quelconque,
lorsque le timbre retentit.
– C’est le médecin, dit la femme de
chambre,
et elle ouvrit.
Le docteur de Valentine connaissait René
de
longue date. En le voyant là, il devina
tout ou
partie de la douloureuse histoire de ces
dernières
années.
Seulement, comme c’était
très
vraisemblable, d’ailleurs, il avait cru
Valentine
abandonnée par son ami. Il regarda le
jeune
homme d’un air sévère, comme pour lui
demander ce qu’il venait faire là.
– Ma famille m’envoie, balbutia René ; je
245
viens savoir des nouvelles... Madame
Moissy
nous a écrit...
Le vieux
médecin avait vu bien des choses
dans sa vie ; il avait soigné bien des
maladies
dont la vraie cause n’était ni dans le
sang ni dans
les moelles ; il se rappela mille détails
du passé et
du présent, et fut pris de pitié, sinon
pour le
malheureux qu’il avait devant les yeux, au
moins
pour le repentir présumé qui se lisait si
visiblement sur ses traits décomposés.
– Elle vous a écrit ? dit-il ; je vais
voir si elle
est en état de vous recevoir.
Il entra dans la chambre, et René fut
introduit
au salon, où il resta avec une bougie, car
la nuit
était venue, triste nuit de septembre,
froide et
humide.
Après un temps
qui lui parut éternel, et qui
n’avait duré en réalité que quelques
minutes, la
porte s’ouvrit, et la tête du vieux
médecin se
montra.
René se leva rapidement, avec l’impression
de
plus en plus prononcée qu’il faisait un
rêve, et
246
qu’il allait être réveillé tout à l’heure
par un
formidable coup de massue.
Il entra cependant ; c’était la même
chambre
simple et claire, qu’il avait connue jadis
; sur
l’oreiller reposait la tête de Valentine
noyée dans
les tresses châtaines de ses beaux cheveux
en
désordre... Il resta sur le seuil, saisi
de respect et
de crainte, n’osant approcher, comme si
tout
mouvement eût été un sacrilège.
Valentine ouvrit les yeux : le médecin
poussa
doucement René dans la direction de son
regard.
Ces yeux bleus, jadis pleins de tendresse
et de
vie, maintenant creusés et battus, moins
par la
maladie que par les larmes !... Un réseau
de
petites rides courait maintenant
au-dessous des
paupières ; la jeune femme était désormais
marquée au sceau indélébile de la douleur.
Elle entrouvrit la bouche, puis la
referma. Le
médecin que René interrogeait de l’œil maintint
le jeune homme à sa place ; le regard de
Valentine ne le quittait pas ; les traits
amaigris de
son visage avaient pris une expression
reposée.
Lentement, elle dégagea sa main gauche, et
la
247
laissa retomber ouverte au bord du lit.
Tremblant, toujours dirigé par le docteur,
René s’approcha et mit sa main dans les
doigts
brûlants, qui se refermèrent avec une
étreinte
presque insensible, où pourtant la jeune
femme
avait mis toute son énergie.
– Je suis venu, commença René à voix
basse.
Il s’arrêta ;
parler en présence d’un tiers était
impossible. J’ai reçu votre lettre,
dit-il, puis il se
tut. Les doigts de Valentine, qui
semblaient
prendre plus de force, lui disaient merci.
– Vous avez donc été bien malade ? dit-il,
car
ce silence était intolérable, sous l’œil
de cet
homme qui paraissait le juger si
sévèrement.
– Elle a failli mourir, dit le docteur,
mais elle
est hors de danger maintenant, pourvu
qu’elle ne
fasse pas d’imprudence. Pas d’imprudence !
vous
entendez, madame.
– Valentine sourit. Qu’importaient
maintenant
les imprudences ! Et puis elle allait
guérir bien
vite, elle le sentait, à présent qu’il
était revenu !
Depuis qu’il était là, elle se reprenait à
la vie à
248
chaque seconde.
Elle retira sa
main, et soudain, par un
mouvement inattendu, elle se souleva sur
le
coude. Étonné de ce miracle, le médecin la
regardait, et pensait en lui-même : Comme
il faut
qu’elle l’aime !
– Vous reviendrez demain ? dit Valentine
d’une voix si faible qu’elle semblait un
souffle.
L’effort avait fait monter un peu de rosé
à ses
joues. Sans la maigreur, elle n’eût pas
paru
malade.
– Oui, dit passionnément René, incapable
de
se contenir.
– Pas d’imprudence ! répéta le docteur. Et
pour aujourd’hui en voilà assez.
– Oui, docteur, fit la jeune femme avec un
regard plein de prière ; mais il reviendra
demain,
n’est-ce pas ?
– Soit, grommela le vieux praticien en se
détournant, mais pas longtemps.
– Pas
longtemps, répéta René
avec
ravissement. Il eût consenti à n’importe
quoi, en
249
ce moment.
– Bonsoir, fit le docteur, en faisant
signe à
René de passer devant lui.
– Bonsoir, répondit Valentine, sans
quitter des
yeux son ami.
En refermant la
porte, le jeune homme vit
qu’elle avait reposé sa tête sur
l’oreiller, et que,
les yeux fermés, elle souriait dans une
indicible
extase.
Il saisit le
docteur par la main.
– Dites, elle vivra ? fit-il tout bas, en
le serrant
si fort qu’il lui engourdissait les
doigts.
– Elle vivra à condition qu’on ne lui
fasse pas
de chagrins. Faites bien attention,
monsieur
d’Arjac ; depuis deux ans, cette
malheureuse
femme a porté un fardeau au-dessus de ses
forces...
– Ce n’était pas ma faute, murmura
d’Arjac.
Son mari est mort trop tard pour tout le
monde ;
c’est lui qui est cause de tout le mal. Si
elle était
morte, on pourrait dire qu’il l’a tuée.
Le docteur
dégagea sa main meurtrie, et tout
250
en descendant l’escalier, reconstruisit
dans sa
mémoire l’histoire de la malade depuis le
retour
de Moissy. Ce court examen le convainquit
de la
bonne foi de René. Mais alors un autre
danger se
présentait.
Arrivé dans la
rue, il se tourna vers d’Arjac.
– Madame Moissy est une femme admirable,
dit-il d’un ton sérieux ; c’est une âme
droite, qui
ne peut vivre en désaccord avec elle-même.
Puisque vous avez pour elle une affection
sincère,
c’est à vous de lui éviter tout ce qui
pourrait lui
apporter des chagrins. Elle mérite d’être
honorée
et tranquille. Pour du bonheur, nous n’en
parlerons pas ; il n’est guère donné à
personne, je
crois, d’en avoir autre chose que
l’illusion.
René, resté
seul, gagna un hôtel, où il se fit
servir quelque nourriture. Il n’avait rien
pris
depuis le matin, et les forces lui
manquaient.
La nuit fut
pour lui la continuation du rêve
éveillé qu’il faisait depuis le matin. Le lendemain
seulement, il se rendit compte de la
réalité.
À tous les
points de vue il était nécessaire que
251
d’Arjac demeurât dans son appartement.
Il s’y rendit,
le fit ouvrir par la femme de
charge qui le gardait, annonça qu’il
resterait au
moins quelques jours, et fit ensuite deux
ou trois
visites à des personnages officiels, tels
que son
notaire, le médecin de la famille, et le
gérant
d’une maison qui appartenait à M. de
Broye, puis
il attendit l’après-midi avec une
impatience
maladive.
À deux heures, il se présenta et fut admis
près
de Valentine. La femme de chambre se
retira, et
il se trouva enfin seul avec elle.
Elle le regardait cherchant son âme au
fond de
ses yeux, et il buvait dans ce regard
l’âme de
Valentine tout entière. Rien n’existait
plus pour
eux, ni l’absence, ni les torts, ni la
maladie, ni
Régine, ni la mort encore si proche ; le
monde
avait disparu, la vie leur importait peu,
ils
s’étaient horriblement fait souffrir l’un
et l’autre,
– mais ils s’aimaient toujours et s’étaient
toujours
aimés ; l’amour vainqueur les avait repris
et les
tenait bien ; cette fois il ne les
laisserait plus
échapper.
252
De temps en
temps, l’un d’eux fermait les
yeux, pour rentrer en soi-même, puis les
rouvrait
aussitôt, afin de s’assurer que l’autre
était
toujours là... oui, c’était bien vrai ;
ils s’étaient
retrouvés pour ne plus se perdre...
Valentine
tendit à son ami sa main légère et
presque transparente ; il la prit, et le
charme
mystérieux de ce silence fut rompu.
Il était temps de le rompre, car leurs
âmes trop
pleines allaient peut-être se briser.
– Vous ne m’en voulez plus ? dit-elle de
sa
voix faible, si touchante.
Il tomba à genoux près du lit, le visage
caché
dans la main qu’elle lui laissait, et lui
demanda
humblement pardon.
– Non, dit-elle, pas pardon... nous nous
sommes trompés également tous les deux ;
de
vous à moi, il n’y a pas de pardon... Vous
m’aimez ?
– Ah ! si je t’aime ! s’écria René ; tout
à coup
il se rappela combien Valentine était
faible,
quelle prudence était nécessaire, et son
courage
253
lui revint. Il se releva, se rassit en
face d’elle, et
lui parla doucement, comme à un enfant, de
choses futiles.
Elle l’écoutait
avec un sourire ravi ; les
paroles lui importaient peu, c’est la
musique de
sa voix qu’elle entendait. D’ailleurs, le
bonheur
de sa présence était déjà assez pour elle.
Au bout
d’une demi-heure, René se leva.
– Déjà ? dit-elle avec regret.
– Demain ! répondit-il, avec un sourire si
tendre qu’elle n’insista pas.
Il revint le lendemain, tous les jours,
restant un
peu plus longtemps chaque jour. Il la
faisait
manger, et le pain rompu de sa main
semblait
meilleur à la convalescente.
De Régine, il n’en était jamais question.
Elle
écrivait de temps en temps à son mari la
petite
lettre banale que la femme restée à la
campagne
envoie à son mari absent ; René la lisait,
la
mettait dans sa poche, et n’y pensait plus
jusqu’au prochain courrier. Que lui
importaient
ces phrases menteuses ? Si elles
exprimaient des
254
sentiments sincères, qu’importait encore ?
Tout
ce qui n’était pas Valentine n’était plus
qu’un
encombrement dans la pensée de son ami :
tout
ce qu’il pouvait faire était de témoigner
de la
charité à celle qui le gênait si
cruellement.
Les jours passaient ; un moment vint où
René
eut la surprise, en entrant, de trouver
son amie
couchée sur sa chaise longue au lieu de la
voir
dans son lit. Il rencontrait parfois là le
docteur,
qui le saluait d’un coup de chapeau et
s’en allait
aussitôt pour mettre ses principes
d’accord avec
ce qu’un homme doit aux convenances. Au
fond,
le vieux praticien savait que celui qui
avait guéri
la malade, c’était René, avec la joie de
sa
présence.
L’automne s’avançait cependant ; un jour,
René, penché sur le dossier de la chaise
longue,
dit à Valentine :
– Il faut que j’aille là-bas.
Là-bas, c’était
l’exil, c’était la maison de
Broye avec ses hôtes indifférents ;
c’était aussi
Régine avec ses caprices, ses mauvaises
humeurs
inexpliquées et inexplicables ; c’était la
famille...
255
et c’était la séparation.
Valentine le regarda avec cette expression
de
douleur résignée qu’il avait vue tant de
fois dans
ses yeux, alors, quand il ne savait pas y
lire.
Elle savait
bien qu’il n’était pas venu pour
rester, qu’il ne pouvait pas rester, que le
devoir le
rappellerait un jour ou l’autre ; depuis
qu’il était
apparu un soir, près de son lit, lui
apportant la vie
dans le regard compatissant de ses yeux
aimés,
dans l’étreinte réconfortante de ses mains
tièdes,
elle savait qu’il s’en irait ; mais quand
on revient
de si loin, le présent suffit.
– Quand partez-vous ? dit-elle sans
surprise.
– Quand vous me le permettrez,
répondit-il.
– Demain, alors, dit-elle en baissant la
tête.
René lui prit
les mains avec angoisse.
– Pas encore ! dit-il d’un ton suppliant.
Quoi !
cela va être fini déjà ? Je ne vous aurai
retrouvé
que pour vous perdre ? Et nous ne nous
sommes
encore rien dit.
Elle mit un
doigt sur ses lèvres.
256
– Nous n’avons rien à nous dire, fit-elle
gravement ; vous savez tout ce que je
pense, et je
sais tout ce que vous sentez. À quoi bon
les
paroles, quand nous nous entendons si bien
sans
cela ?
Il serrait dans les siennes les petites
mains qui
essayaient de se dégager.
– Non, reprit-elle avec douceur, presque
suppliante, pendant que sa voix était si
ferme. Un
avenir magnifique s’étend devant nous :
celui que
j’avais rêvé lorsque...
Elle détourna
les yeux et s’arrêta un instant.
– C’est vous qui n’êtes plus libre à
présent,
dit-elle ; l’obstacle a changé, la
situation est la
même. Jamais, René, vous m’entendez ? nous
ne
serons plus rien l’un pour l’autre, rien
que des
amis qui peuvent se regarder sans rougir.
Le
passé est clos, il n’est pas mort, mais il
est aussi
loin que le serait un être qui aurait
franchi les
mers pour ne jamais revenir. Vous avez des
devoirs, vous en aurez bientôt de plus
graves
encore ; cela seul créerait une barrière
éternelle
entre nous, si le sentiment de notre
dignité
257
réciproque n’était pas plus que suffisant.
Il l’écoutait, muet, sentant qu’elle avait
raison,
et puis, d’ailleurs, transfigurée par la
souffrance,
immatérialisée pour ainsi dire par
l’absence et la
douleur, elle pouvait n’être qu’une amie,
en effet.
Il l’adorait et
n’éprouvait aucun trouble en
baisant ses mains fluettes. Sœur, amie,
pourvu
qu’elle lui permît de la voir et de
l’aimer du
meilleur de son âme, il n’en demandait pas
davantage.
– Quand vous reverrai-je ? dit-il, n’osant
la
regarder, de peur de perdre son courage.
– Bientôt, dit-elle avec un sourire
angélique ;
qu’importent quelques semaines ?
N’avons-nous
pas la vie entière devant nous ?
Ils restèrent quelque temps silencieux,
craignant de troubler leurs pensées par
des
paroles inutiles.
Enfin René se
leva.
– À demain, dit-il.
– Non, répondit Valentine. Vous partirez
sans
m’avoir revue.
258
Il la regarda
d’un air de reproche. Elle lui
permit de lire dans ses yeux bleus, qui ne
mentaient jamais. Il y vit clairement que,
le
lendemain, elle n’aurait peut-être pas
tant de
courage, et cet aveu de faiblesse eut plus
d’empire sur lui que l’affirmation du
courage le
plus énergique. Gagné par cet héroïsme,
lui non
plus ne voulait pas se montrer inférieur à
ce
qu’elle attendait de lui. Il détourna son
regard un
instant, puis s’approcha d’elle et la
baisa
longuement sur le front.
– Adieu, lui dit-il.
– Au revoir, répondit-elle ; quelques
semaines
seulement, moins peut-être.
Il sortit, et
lorsqu’elle fut seule, Valentine
cacha dans ses mains son visage soudain
couvert
de larmes.
– Que c’est difficile, mon Dieu !
murmura-t-
elle, – et ce sera toujours comme cela..
259
XXI
René retrouva la maison de Broye
exactement
telle qu’il l’avait laissée ; seulement il
pleuvait un
peu plus que lorsque le jeune homme était
parti.
C’était un
vilain automne pluvieux ; la chasse
venait de s’ouvrir ; M. de Broye et
Bérard, seuls à
ne jamais se laisser décontenancer,
rentraient le
soir, ruisselants et mal satisfaits, ce
qui ne les
empêchait pas de recommencer le lendemain.
Dubreuil avait annoncé son arrivée, mais,
comme chasseur, celui-là laissait fort à
désirer. Il
est vrai que, comme causeur, il se
rattrapait avec
usure. Quelques autres, parmi lesquels le
timide
Lorrey, firent
leur apparition dans les deux ou
trois jours qui suivirent, et Régine en
fut
enchantée.
Pourvu qu’elle eût une cour nombreuse
autour
de sa chaise longue, la qualité lui
importait peu :
ce qu’elle aimait, c’étaient des hommes
bien
260
élevés, aimables causeurs, – elle ne
tenait pas à
l’instruction, – capables de lui donner la
réplique,
capables surtout d’accepter sans
discernement
tout ce qui passait par la tête de
l’aimable jeune
femme. Elle avait trouvé son affaire.
Du matin au
soir la maison était pleine de
mouvement et de bruit ; les portes
battaient sous
la main des domestiques inattentifs,
secoués à
cette époque de l’année par un vent
d’indiscipline
tout particulier ; au chenil, les chiens
aboyaient
sans cesse contre les chiens des chasseurs
invités ; deux ou trois jeunes filles et
jeunes
femmes tourmentaient le piano à tour de
rôle.
René songeait à l’appartement de
Valentine,
calme, bien clos, bien rangé, où tout
portait
l’empreinte de sa main soigneuse, et son
propre
intérieur, celui qu’il allait retrouver
avec Régine,
dans deux ou trois semaines, lui
apparaissait
comme une sorte d’enfer, saturé de parfums
trop
violents et orné de choses trop riches.
Les grands dîners de Broye avaient repris
leur
splendeur dominicale. Un soir, Dubreuil,
s’adressant à madame d’Arjac, lui dit tout
à
261
coup :
– Vous rappelez-vous ce dimanche, il y a
deux
ans, lorsque vous vous étiez si bien
arrangée en
madame Moissy, qu’au premier coup d’œil je
vous ai prise pour elle ? Au premier coup
d’œil
seulement, se hâta-t-il d’ajouter, car il
avait vu se
froncer les sourcils de la jeune femme.
C’est que
Régine n’entendait pas qu’on oubliât les
cinq ou
six ans qu’elle avait de moins que
Valentine.
– Je m’en souviens, répondit madame
d’Arjac
en riant. C’est ce jour-là que j’ai
commencé le
siège de mon mari.
– Vous l’avouez donc ! fit Dubreuil, qui
avait
ôté son monocle pour la mieux voir.
C’était une de ses ruses : il ôtait son
lorgnon
comme d’autres mettent leurs lunettes, et
les
gens, le croyant myope, se livraient sans
méfiance à ses investigations.
– Je l’avoue, continua Régine en riant de
plus
belle. Mon mari est fait pour être
conquis, car il
n’est pas entreprenant de sa nature ; mais
je suis
sûre qu’il aime assez à ce qu’on lui
vienne en
262
aide.
– Vous connaissez bien son caractère, fit
Dubreuil avec une pointe d’ironie que la
jeune
femme ne saisit pas.
– Lui ? C’est un indifférent, voilà ce
qu’il est.
Mais j’aime
assez cela ; dans un ménage, ces
sortes de caractères sont parfaits. On
fait tout ce
qu’on veut.
Dubreuil
tourmentait sa moustache.
– Connaissez-vous la légende du mouton
enragé ? dit-il après un silence.
– Non. Est-ce que c’est drôle ?
– C’est drôle quand on la raconte avec
esprit.
C’est Bérard qui devrait nous dire cela.
Régine éclata de rire, à l’idée de Bérard
disant
quelque chose de drôle. Dubreuil souriait
imperceptiblement.
– Et madame Moissy ? demanda tout à coup
quelqu’un, soit qu’il eût entendu ce nom,
soit que
le souvenir de l’aimable femme fût présent
à la
pensée de plus d’un autour de la table.
263
Dubreuil jeta un coup d’œil rapide sur
René,
qui jouait d’une main nerveuse avec son
couteau
à dessert ; d’Arjac allait peut-être
parler, peut-être
commettre une de ces erreurs irréparables
qui
compromettent à jamais deux existences ;
Dubreuil se lança dans la conversation,
résolument.
– Madame Moissy est à Paris, dit-il, à
peine
rétablie d’une longue maladie qu’elle
avait faite
après la mort de son regrettable époux...
Un petit rire discret et étouffé courut
autour de
la table en guise d’oraison funèbre.
– Je l’ai vue lors de mon passage,
continua
Dubreuil, et je puis vous rassurer sur sa
santé, qui
me paraît définitivement remise.
À son tour,
René jeta un regard furtif sur
l’orateur, qui resta imperturbable. On
parla
d’autre chose, avec ce manque de suite qui
caractérise les réunions nombreuses, et
l’on ne
songea plus à madame Moissy.
Quelques jours
plus tard, les chasseurs
rentraient en troupe après une assez bonne
264
journée. René les avait accompagnés, car
le
séjour de la maison lui était devenu
insupportable ; ils virent dans la cour
une
ancienne calèche fort vénérable qu’un
charron du
voisinage louait aux habitants de passage,
ou à
ceux qui ne possédaient pas leur propre
voiture.
Avant d’entrer,
ils engagèrent des paris sur la
personne qui se trouvait momentanément
titulaire
de cet équipage ; les paris faits, M. de
Broye
allait traverser la cour pour interroger
le cocher,
lorsque celui-ci reçut d’un domestique une
communication qui lui fit rassembler les
guides
de ses chevaux afin de regagner la
grand-route.
– Ceci devient grave, messieurs, dit de
Broye.
La personne, quelle qu’elle soit, qui a
bien voulu
nous rendre visite, devient notre hôte et
passe la
nuit ici. Je crois que c’est le moment de
renouveler nos paris.
Les suggestions les plus extravagantes
furent
faites aussitôt, comme c’était naturel
entre gens
qui s’amusaient médiocrement à la
campagne, et
pour qui tout devenait sujet de
distraction.
– Est-ce fait ? demanda de Broye en
s’arrêtant
265
sur le seuil de sa maison.
– Oui, répondit-on en chœur.
Il pénétra dans le salon, embrassa d’un
coup
d’œil la société exclusivement féminine
qui s’y
trouvait réunie, et se retournant vers ses
hôtes que
le désarroi de leur tenue retenait dans
l’antichambre :
– Nous avons tous perdu, messieurs, dit-il
en
riant : l’hôtesse inattendue est madame
Moissy
René, qui passait par-dessus sa tête la
courroie
de son carnier, le laissa lourdement
retomber.
Dubreuil, qui se trouvait derrière lui, le
rattrapa
au vol, non sans quelque peine.
– Madame Moissy ! s’écrièrent les parieurs
avec une véritable satisfaction.
– Vous les entendez, madame, fit de Broye
en
s’avançant avec son inimitable courtoisie,
on
vous fait une véritable ovation.
– Je n’en mérite pas tant, dit-elle en
mettant sa
main dans celle du vieux gentilhomme.
Madame
de Broye et Régine n’ont jamais voulu me
laisser
repartir, sous prétexte que l’air de la
nuit ne vaut
266
rien pour une convalescente... J’ai
accepté leur
hospitalité.
– Et je vous en remercie, fit galamment le
châtelain en portant à ses lèvres la main
qu’il
serrait. Nous vous en remercions, n’est-ce
pas,
René ?
Le jeune homme
était entré dans le salon
derrière son beau-père, mais il se tenait
à l’écart ;
entendre la voix de Valentine était tout
ce qu’il
pouvait supporter en ce moment ; la voir
était
trop, et il fermait les yeux. Forcé de se
montrer,
cependant, il s’approcha et débita une
phrase
quelconque. Valentine avait à peine osé le
regarder ; elle restait hésitante,
troublée, avec une
impression analogue à celle d’une nouvelle
mariée qui revient de l’église.
Ses sentiments
étaient si confus qu’elle ne
pouvait s’y reconnaître. Le passé était
submergé
dans ce flot de sensations nouvelles :
cela seul
était positif. Le mariage de René et
surtout la
longue maladie qu’elle venait de subir lui
avaient
créé une situation nouvelle ; en ce
moment, et
très sincèrement, madame Moissy se
considérait
267
comme étrangère à René, aussi étrangère
que si
elle ne lui eût jamais appartenu. Certains
êtres de
très bonne foi ont de ces illusions-là,
pour un
temps au moins.
Un feu croisé
de demandes et de réponses
passa par-dessus la tête de René, puis il
se retira
avec les autres chasseurs pour vaquer à sa
toilette, et au bout d’un instant, il se
trouva seul
dans sa chambre, se demandant si tout cela
était
vrai, et si Valentine allait réellement
vivre, fût-ce
pour un jour, sous le même toit que lui.
Que de temps et que d’événements depuis
que
pour la dernière fois ils avaient habité
la même
demeure ! C’était près de Genève, dans
cette
petite maison au bord du lac où leur
bonheur
avait été détruit...
Mais René n’avait pas le temps d’y songer.
La
cloche du dîner avait retenti, et il
s’habilla à la
hâte ; en descendant l’escalier, il se
trouva au
milieu des hôtes de son beau-père et n’eut
plus
une minute à lui.
Quand il fut enfin assis à table et qu’il
put se
reconnaître, il aperçut Valentine à la
droite de M.
268
de Broye. Elle souriait avec sa douceur
calme et
causait librement de toutes choses. Son
veuvage
et la sécurité actuelle de sa situation
lui donnaient
plus d’aplomb, moins d’hésitation dans sa
manière de causer. Jadis elle semblait
demander
grâce pour ses opinions, maintenant elle
osait
penser tout haut. Encore faible, elle
parlait peu ;
de temps en temps ses traits prenaient une
expression lassée, qu’elle chassait
aussitôt par un
effort de volonté, et son sourire sans
égal
reparaissait sur ses lèvres.
Deux ou trois fois elle jeta les yeux sur
René.
Ce regard
rapide n’avait rien de furtif ; elle
s’assurait simplement qu’il était là, pour
jouir de
sa présence.
Et
véritablement elle était heureuse en ce
moment. René, dans ce cadre somptueux, lui
paraissait bien à sa place. Cette
hospitalière
maison de Broye avec son luxe sérieux
appartiendrait un jour au jeune homme, et
il
pouvait supporter le poids de cette
responsabilité.
Régine
paraissait calme et souriante, elle se
montrait pleine d’attentions pour madame
269
Moissy. Par caprice, peut-être, ou par un
de ces
retours de tendresse inexplicables qui
traversent
parfois les cœurs les plus fantasques,
elle
comblait son mari de gentillesses et de
grâces. Il
s’y prêtait à contrecœur ; d’abord il
avait en
horreur ces manifestations extérieures,
puis il
souffrait de les voir s’affirmer ainsi en
présence
de Valentine.
Madame Moissy
cependant n’avait pas la
moindre idée de les prendre en mauvaise
part ;
elle avait accepté ce mariage avec toutes
ses
conséquences, apparentes ou non, et
n’était pas
femme à se laisser détourner par les menus
détails de la grande pensée d’abnégation
qui avait
soutenu sa vie.
Après le dîner,
force fut à René d’aller
s’asseoir auprès de son amie et d’échanger
avec
elle quelques paroles aimables. Il n’osait
rien lui
dire de ce qu’il avait dans le cœur ; elle
craignait,
faible comme elle l’était encore, de se
laisser
aller à quelque émotion ; ils causèrent
peu, et cela
pour ne rien dire.
– Quand partez-vous ? demanda René.
270
– Demain, dit-elle, et la semaine
prochaine
pour Paris. Ai-je eu tort de venir ?
Il regarda
autour de lui avant de répondre.
– Et vous allez partir, dit-il à voix
basse, sans
que nous ayons pu causer seuls un instant.
– Il le faut, répondit-elle de même. Nous
nous
retrouverons à Paris ; pensez donc, mon
ami,
nous avons toute la vie, toute la vie pour
causer
ensemble...
Quelqu’un s’approchait, il se leva pour
céder
sa place.
La soirée fut pour lui une sorte de rêve.
Il lui
tardait d’être seul afin de s’appartenir,
afin de se
laisser aller aux pensées de toute espèce
qui
l’obsédaient et qu’il ne pouvait ni
raisonner ni
chasser. Enfin, à onze heures, chacun se
retira.
Il vit
Valentine venir à lui, la main tendue
pour lui dire bonsoir ; il lui répondit
quelque
chose, elle sortit, accompagnée par madame
de
Broye. Il monta l’escalier au milieu de
ses amis,
répondant aux questions, parlant des
choses du
jour, et enfin se retrouva seul chez lui.
271
Il se laissa tomber dans un fauteuil, et
prit sa
tête entre ses mains.
Elle était là à quelques pas de lui, il
l’adorait et
ne pouvait la voir.
Tout son être se révolta contre la
tyrannie des
choses. Les deux années qui venaient de
s’écouler n’avaient pas amorti l’ardeur de
sa
passion. Valentine était toujours pour
lui, et
maintenant plus que jamais, la seule femme
qu’il
pût aimer.
Tant qu’il l’avait vue malade chez elle à Paris,
il avait oublié ce côté de leur amour ;
elle était si
frêle, si immatérielle, qu’il ne s’était
même pas
souvenu des beaux jours d’autrefois ; mais
maintenant elle était sous sa main, bien
vivante,
et il l’aimait...
Il se leva pour aller la rejoindre.
Qu’importaient les devoirs factices que
lui avait
créés la société ! L’amour, plus fort que
tout,
briserait tous les obstacles. Il ne savait
pas au
juste ce qui arriverait, mais il voulait
voir
Valentine. Il
avait soif de sa présence, de son
regard, de ses paroles, et il allait la
voir.
272
Au moment où il se levait de son fauteuil,
pour sortir de sa chambre, la voix de
Régine se fit
entendre dans le petit salon qui séparait
leurs
appartements. Suivant son habitude, elle
grondait
sa femme de chambre.
– À quoi pensez-vous ? disait-elle, de
cette
voix dure et cassante qui avait le don
d’exaspérer
son mari. Vous ne savez donc pas que la
moindre
émotion,
la moindre imprudence,
peut
m’occasionner un accident ? Qu’est-ce que
nous
ferions si j’allais tomber malade ici,
loin de mon
médecin ? Tâchez d’être plus soigneuse.
Un silence
suivit, puis Régine entra chez
René.
– Je ne me sens pas bien, dit-elle ; en
effet,
elle était pâle et semblait fatiguée. Je
crains qu’il
ne m’arrive quelque chose. Voulez-vous
retourner à Paris ? Pour moi, je ne
demande que
cela.
– Quand vous voudrez, dit-il, heureux de
pouvoir lui céder en quelque chose, tout
en
restant d’accord avec ses propres
souhaits.
273
– Partons demain, alors, répondit la jeune
femme. Mon père et ma mère se
débrouilleront
comme ils pourront avec leurs invités.
Madame
Moissy s’en va aussi. Elle est gentille,
n’est-ce
pas ? Nous la verrons souvent cet hiver...
Elle s’était appuyée contre la table en
parlant,
et elle jouait avec les différents objets
qui la
couvraient. Parmi ceux-là se trouvait un
coupe-
papier en ivoire portant l’inscription «
Biarritz »
avec une date. C’était Valentine qui
l’avait donné
à René pendant un de leurs voyages, alors
qu’ils
visitaient les stations balnéaires aux
époques où il
n’y a encore personne ou bien quand tout
le
monde est parti.
– Vous avez été à Biarritz ? demanda
Régine,
distraitement.
– Oui, fit René, contraint.
– Valentine aussi. Elle me disait tantôt
que
c’est fort beau. Nous irons l’an prochain,
n’est-ce
pas ?
– À quelle heure voulez-vous partir ?
demanda
brusquement le jeune homme.
274
Régine
tressaillit.
– Comme vous me demandez cela ! fit-elle ;
vous avez l’air de me dire : La bourse ou
la vie !
– C’est à cause de l’heure des trains,
reprit
René en
s’excusant. Je vous avouerai que j’ai
chassé tout le jour et que je tombe de
sommeil.
– Moi aussi, fit-elle en bâillant. Nous
parlerons du départ demain. Après tout,
nous
pouvons aussi bien partir après-demain.
René n’avait
pas fait d’opposition, elle ne
tenait plus à sa fantaisie. Mais s’il
avait voulu
rester, c’est alors qu’elle s’y fût
cramponnée !
Elle présenta
son front à son mari, qui y
déposa un baiser indifférent ; puis elle
s’en alla,
traînant ses longues jupes empesées sur le
tapis
avec un mouvement paresseux.
Quand elle fut
partie, René resta devant la
cheminée, où brûlait un joli feu de bois
sec, et se
tordit les mains avec rage.
La présence de
cette femme l’avait fait
retomber de son rêve. Emporté bien haut
dans
l’élan de sa passion, il pouvait oublier
ses
275
devoirs, violer les convenances, courir
tous les
risques. Mais ramené à la réalité, il
voyait se
dresser devant lui le formidable appareil
de
défense de la société.
La société ne veut pas qu’on la brave ou
qu’on
ait l’air de la braver ; elle se retourne
furieuse
contre ceux qui prétendent se soustraire
au
harnais qu’elle vous met sur les épaules
dès la
naissance. Elle ne permet pas qu’on quitte
le petit
chemin tracé au cordeau, qu’elle sable
soigneusement tous les matins et sur
lequel elle
relève méticuleusement l’empreinte de vos
pas.
René savait fort bien que s’il voyait
Valentine,
il respecterait néanmoins le toit de sa
famille, et
que leur entretien serait irréprochable.
Il n’était
pas aussi certain de ne pas s’enfuir le
lendemain
avec elle. Mais pour l’heure présente, il
était sûr
de ne pas faiblir.
Cependant il se
disait que si quelqu’un, qui
que ce fût, avait le moindre soupçon d’une
visite
à Valentine, ni elle ni lui ne sortiraient
de là que
déshonorés aux yeux du monde.
Cependant son
désir de la voir était si fort
276
qu’il entrouvrit sa porte et regarda dans
le
corridor, éclairé toute la nuit par une
veilleuse.
La grande maison était silencieuse du haut
en
bas : tout s’était endormi pendant que
d’Arjac se
débattait avec lui-même. Il savait où
était la
chambre de Valentine, il était sûr qu’elle
ne
s’était pas enfermée. D’abord elle ne
s’enfermait
jamais, et puis chez les hôtes qui lui
offraient
l’hospitalité, elle eût rougi de sembler
méfiante ;
René
connaissait ce côté chevaleresque du
caractère de son amie.
Il hésita sur le seuil de sa chambre, puis
fit un
pas en avant, tout en retenant de la main
le
bouton de la porte. Irait-il ?
Un tourbillon de passion furieuse lui
enleva la
raison. Qu’importait le monde, après tout
! Il
allait chercher Valentine, et il
l’emmènerait à
l’instant même, à pied, dans ses bras,
n’importe
comment, n’importe où. Le reste n’existait
plus,
il n’y avait dans l’univers de réel et de
vrai que
lui, qui allait enlever la femme qu’il
aimait, et
elle, qui ne résisterait pas.
Il laissa
retomber la porte de sa chambre, qui
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