une trahison partie 8







Il resta longtemps immobile à cette place qu’il
n’osait plus quitter, de crainte de perdre la
douceur et l’émotion divine de cette aube
nouvelle. Il lui semblait n’avoir jamais aimé, et
ouvrir son âme pour la première fois à un
sentiment plus fort que le devoir, que l’honneur...
Il aimait Valentine quelle qu’elle fût, il l’eût
aimée dans la fange ; et en même temps il sentait,
il voyait avec les yeux de son âme qu’elle était
plus pure que jamais, plus digne d’amour et de
vénération, et qu’il l’avait calomniée.

Chose étrange, la joie de l’avoir calomniée et
de la retrouver plus digne d’estime que jamais,
lui enlevait tout remords.

– Comment ai-je jamais pu, se disait-il avec
ivresse, croire un instant qu’elle avait agi
autrement que pour le bien ? Comment l’ai-je
crue capable d’une trahison ? Était-ce possible ?
Il fallait ne pas la connaître. Où avais-je l’esprit ?
Mais dis, tu sais bien que je ne l’ai jamais cru ?
j’ai feint de le croire, par je ne sais quel amour-
propre d’homme, bête et ridicule, mais je ne le
croyais pas ; dis, tu le sais bien ?



203








La chère image qu’il avait devant les yeux ne
lui répondait pas, mais elle lui souriait avec la
douceur angélique des anciens jours. Tout à coup
un bruit de vent dans les branches lui rappela
celui du jet d’eau qui tombait en pluie dans le
bassin du Palais-Royal, et il sentit dans son âme
un remords insondable.

Il l’avait blessée, outragée, sans savoir
pourquoi, refusant de la croire. Pourquoi n’avait-
il pas voulu la croire ? Disait-elle jamais autre
chose que la vérité ?

Son devoir ? Il le voyait maintenant, c’eût été
de prendre à partie l’homme misérable dont elle
portait le nom, et de le forcer par son mépris à
rentrer dans l’obscurité où il avait vécu si
longtemps, et s’il résistait, de le tuer sans pitié,
comme on tue une bête enragée. Après cela, il eût
bien fallu que Valentine consentît à fuir avec lui
vers quelque heureuse rive où ils auraient vécu en
paix !

Ce n’était pas vrai, elle n’aimait pas le monde,
il l’avait accusée de préférer le monde à son
bonheur : calomnie ! Depuis qu’elle avait rejoint



204








cet indigne mari, elle vivait obscurément, ne
voyant personne, n’allant nulle part, et trouvant
moyen de se faire une Thébaïde dans les villes
d’eaux les plus fréquentées.

Elle s’était donc sacrifiée ? Évidemment.

Pour qui ? pour lui. Revenant à son ancienne
idée, qu’elle ne pourrait achever près de lui le
cours de la vie, elle avait cru trouver dans Régine
la femme idéale qui apporterait à celui qu’elle
aimait par-dessus tout les meilleures garanties de
bonheur. Dès lors, elle avait accompli son
sacrifice avec une telle fermeté, qu’elle l’avait
trompée lui-même.

– Ô Valentine ! s’écria-t-il encore une fois,
pardonne-moi de t’avoir méconnue, mais jamais
je ne t’ai tant aimée.

Et ses larmes coulèrent avec la douceur d’une
réconciliation.

Il n’arrêta point de plan de conduite ; certaines
situations commandent de vivre au jour le jour,
sans prendre de parti. René s’arrangeait d’ailleurs
assez de cette manière de voir, qui n’exigeait de




205








sa part aucun effort violent. Il reprit à pas lents le
chemin de sa demeure, plein d’une joie attendrie
qui lui faisait paraître la nature entourée pour
ainsi dire d’un voile lumineux.

Il rentra au salon et y retrouva Bérard assis
près de Régine : seulement il avait changé de
fauteuil, et, ainsi que René l’avait prédit, la
conversation n’était pas tombée.

M. de Broye rentrait en même temps que son
gendre ; il emmena Bérard, qu’il plaignait un peu,
dans son for intérieur, d’avoir subi si longtemps
la conversation d’une jolie femme, et René se
trouva seul avec celle qui portait son nom et qui
lui appartenait si peu, si peu...

– Il ne vous a pas ennuyée ? demanda-t-il en
déposant machinalement un baiser sur le front
que Régine tendait avec un geste plein de
coquetterie.

– Qui ? Bérard ? demanda-t-elle ; mais non, il
est fort agréable.

René, ne trouvant rien à répondre, se mit au
piano et joua la musique la plus insupportable




206








que sa mémoire voulût bien lui rappeler. C’était
un moyen qu’il avait trouvé pour se venger du
destin, quand sa femme lui donnait par trop sur
les nerfs.

– C’est un mari comme cela qu’il lui aurait
fallu ! se dit-il avec une sorte de rage,
précisément  au  moment    Jacques,
complètement courbatu par cette longue
conversation sans queue ni tête, se disait :
Décidément, elle était trop du monde pour moi.































207














XVIII



Comme l’avait prédit Dubreuil, Moissy n’était
pas rentré, ni ce jour-là, ni les jours suivants.

Il n’avait pas prévenu Valentine ; pourquoi
donc ? N’avait-elle pas été assez désagréable
avec lui pour qu’il se donnât le luxe de l’ennuyer
autant que cela serait en son pouvoir ? Or, n’est-
ce pas toujours fort ennuyeux pour une femme
que de ne pas savoir ce qu’est devenu l’homme
qui habite toujours avec elle, à plus forte raison
quand elle porte le nom de cet homme et qu’elle a
des apparences à garder ?

Moissy se promenait donc avec une placidité
parfaite sur les quais de Gênes, se demandant
quel emploi il ferait de sa soirée. Depuis huit
jours qu’il voyageait pour son plaisir, il avait fort
écorné son nouveau capital : cela coûte cher de
vivre dans les villes où l’on joue ! Il pensait déjà
à Valentine, non pas avec remords, ce serait



208








beaucoup trop dire, mais avec une sorte
d’apaisement satisfait, comme on pense, quand
on fait une course en voiture à travers des
paysages agréables, au but lointain encore, mais
certain cependant, où vous attendent le repos et le
déjeuner. N’était-il pas sûr, cet excellent homme,
d’avoir, grâce aux promesses imprudentes de sa
femme, la table et le gîte, aussitôt que la fortune
lui aurait été contraire ?

Pour le moment, il avait encore une vingtaine
de mille francs dans son portefeuille, et cette
diminution de sa fortune lui inspirait une sagesse
modérée qui lui procurait quelques émotions
philosophiques.

Il se sentait grand d’avoir tant d’argent gagné
par ses propres efforts ; il se sentait fort de n’en
avoir dépensé que les deux tiers, alors qu’il était
environné par tant de tentations ; il réfléchissait
aussi à l’instabilité des choses humaines, qui font
tour à tour monter si haut ou descendre si bas le
même plateau de la balance.

Tout au fond, il s’applaudissait de son
intelligence supérieure, qui lui avait inspiré de



209








rattacher le fil de sa destinée à celui de la destinée
de sa femme. Du même coup, il avait consolidé
son avenir et rendu à son épouse la situation à
laquelle l’appelait la légitimité de ses droits, le
tout couronné de la grandeur du pardon. N’était-
ce pas là une belle action – et utile ?

Chacun connaît l’histoire de cet homme qui
avait résolu de ne plus fumer, et qui, content de
s’être tenu parole pendant une journée, se fit
présent, vers le soir, d’un bon cigare, afin de
récompenser la fermeté de son caractère.

De même Moissy, ayant bien établi par un
sérieux débat avec lui-même que s’il voulait
s’amuser encore pendant quelque temps sans
contrainte et sans blâme, il fallait faire des
économies, et enrayer un peu, Moissy dîna à
l’hôtel magnifiquement, quoiqu’il fût seul ; mais
il aimait la bonne chère, et, vers neuf heures, il
s’en alla dans un petit tripot, bien connu de lui,
où l’on jouait d’émouvantes parties. Il aimait
cela ; les émotions banales de la roulette, du bac
et d’autres jeux qu’on joue entre gens du monde
lui semblaient fades parfois, et un peu de piment



210








ne lui déplaisait point.

Mais, comme c’était un homme très prudent, il
ne prit sur lui que cinq mille francs. Quand on va
dans ces endroits-là, on peut être volé, et puis la
prudence est toujours de saison.

Il entra délibérément dans la maison, passa
dans une salle où l’on jouait pour de bon, se
trouva une chaise non sans peine, et prit place au
milieu de la plus jolie société de coquins qui se
puisse imaginer. Il n’y avait certainement pas là
un honnête homme, ni même un homme qui l’eût
été dix ans auparavant. Mais Moissy ne détestait
pas cela ; la vue de ces braves gens le grandissait
à ses propres yeux : il était au-dessus d’eux de
toute la hauteur des apparences qu’il avait su
garder.

On jouait un de ces jeux de hasard où rien ne
se prouve ; il arrive cependant qu’on y gagne
quelquefois. Comment et pourquoi ? C’est un
mystère, car si l’homme était logique avec lui-
même, on devrait y perdre tout le temps. Mais les
joueurs sont superstitieux, et c’est probablement
grâce à cela que Moissy vint à gagner après avoir



211








perdu. Il gagna plusieurs fois avec une chance
inouïe ; peut-être était-il du bon côté sans le
savoir.

Il mettait ses gains près de lui en tas, à sa
gauche, et ajoutait chaque fois une poignée de
pièces d’or à son petit monceau.

Un coup important allait se décider : il leva les
yeux sur la figure de celui qui tenait les cartes,
afin de la surveiller, car il n’avait pas dans ses
compagnons une confiance absolue. Au même
moment il sentit frôler son bras gauche.

Il regarda vivement et aperçut trois doigts
enfoncés dans son or.

Les doigts se retirèrent avec le mouvement
mécanique d’un râteau ; mais la main était pleine.

Moissy saisit cette main et se leva en criant :

– Voleur !

Il était indigné : on n’est pas parfait.

À son cri, toute la table ne fit plus qu’un
hourvari. Quelqu’un secoua Moissy par les
épaules ; sans lâcher la main qu’il tenait, il se
retourna, et vit que, dans la bagarre, son tas d’or


212








avait disparu ; il n’en restait plus que quelques
pièces éparses, et encore furent-elles ramassées
prestement sous ses yeux.

– Misérables ! s’écria-t-il. Tas de voleurs !

Il leva sa main, frappa quelqu’un au visage et
se retourna pour en faire autant derrière lui. Au
même moment il sentit une douleur aiguë entre
les deux épaules, battit l’air de ses bras et ferma
les yeux.

La mêlée était si compacte autour de lui qu’il
ne tomba pas tout de suite ; une seconde après,
les scélérats qui étaient là sentirent cependant
qu’il s’était passé quelque chose de grave et
s’écartèrent instinctivement. Alors Moissy tomba
sur le parquet, la face en avant.

– Retire donc ton couteau, imbécile ! dit celui
qui avait volé à celui qui avait frappé.

Bah ! répondit l’autre, il est pareil à deux mille
couteaux qui se promènent sur le port !

Cependant il se baissa et retira l’arme, qu’il
essuya soigneusement sur le dos de Moissy. Un
flot de sang sortit de la blessure.



213








– Qu’est-ce qu’on va en faire ? dit quelqu’un.

– Il faut le porter dans la rue, répondit un
autre.

– Allez voir au moins s’il n’y a personne
dehors. Après une attente d’une heure environ, on
prit Moissy sans trop de précaution et on le porta
à deux ou trois rues de là, dans un carrefour peu
fréquenté.

– Il n’est pas mort ! dit un des porteurs en le
déposant à terre.

– Il n’en vaut guère mieux, répondit l’autre.
Sauvons-nous.

Une ronde de police, fourvoyée dans ce
quartier, trouva Moissy vingt minutes plus tard. Il
avait sur lui la note de son hôtel acquittée la
veille. C’était d’ailleurs la seule chose qu’on lui
eût laissée. Au moyen de cette carte, on
reconstitua son identité, et, moins de vingt-quatre
heures après, Valentine vit arriver chez elle un
fonctionnaire de la police.

Cet homme avait le cœur bon, et voyant
devant lui une femme jeune et belle, grave et



214








triste, il prit des précautions inouïes pour lui
annoncer le malheur qui la frappait. Il fit tant de
détours qu’elle ne comprenait rien. Enfin, le
pressant de questions, elle finit par apprendre que
son mari, laissé pour mort, avait été trouvé dans
une rue de Gênes, mais qu’il respirait encore.

– C’est bien, dit-elle, j’y vais.

Elle partit sur-le-champ, et arriva avant le soir
dans la chambre d’hôpital où gisait Moissy. Il
dormait, veillé par un médecin et une religieuse,
quand sa femme fut introduite près de lui. Elle le
regarda en silence, avec un singulier mélange de
pitié, de terreur et de colère.

S’il guérissait, quelle existence mènerait-elle
désormais près de lui ? La pensée qu’il pouvait
sortir de là changé et renouvelé, faisait passer sur
elle un insurmontable frisson. Il inventerait donc
jusqu’à la fin de nouveaux moyens de la faire
souffrir ?

Et s’il mourait... À cette pensée, tout ce qu’il y
avait de généreux en elle se réveilla, et elle
s’approcha du lit.




215








– Vivra-t-il ? demanda-t-elle tout bas au
médecin.

Celui-ci fit un geste qui ne laissait point
d’espoir. Alors Valentine sentit son cœur plein de
pardon, et elle se pencha sur le visage tiré du
mourant, qui ouvrit les yeux.

– Il ne peut pas parler, dit le médecin, mais il
entend.

– Me reconnaissez-vous ? dit Valentine.

Les yeux de Moissy dirent que oui.

Il regardait sa femme avec une sorte de
terreur ; son esprit troublé par la mort prochaine
ne s’expliquait pas bien comment et pourquoi elle
était là. Il pensait peut-être que c’était une
apparition vengeresse.

– Je suis venue vous dire, continua Valentine
en s’approchant plus près de lui, que je regrette le
malheur qui vous est arrivé...

Elle s’arrêta. Les lèvres du mourant
formulaient un mot qu’elles ne pouvaient
prononcer, elle le comprit et dit d’une voix
distincte :


216








– Oui, je vous pardonne.

Il ferma les yeux avec un air d’allégement, et
l’instant d’après, commença à râler.

– Ne restez pas là, madame, dit le médecin à
Valentine.

Elle se laissa emmener.

Moins d’une heure après, on vint lui apprendre
qu’elle était veuve.

































217














XIX



Veuve... Trop tard !

Dans les grandes circonstances de la vie, si
sévère qu’on soit avec soi-même, les
convenances se trouvent emportées comme les
frêles contractions qui bordent une rive, lorsque
le fleuve sort de son lit.

On ne doit pas dire ces choses, on ne doit pas
les penser, le monde entier jetterait la pierre à
celui, à celle qui oserait exprimer ses opinions
avec ce cynisme. Mais qui donc pourrait dire, en
présence d’une délivrance comme celle de
Valentine, que cet événement n’eût pas dû arriver
deux ans plus tôt ?

À quoi donc pensait la Providence, en armant
d’un couteau la main d’un joueur de bas étage, si
elle ne réparait un oubli de deux années
antérieur ?

Mais les deux années s’étaient écoulées,


218








apportant leur fardeau d’angoisses et d’actions
irrémédiables ; Valentine était veuve, et René
était marié ; bientôt il serait père ; le gouffre était
entre eux, maintenant comme alors. Le seul
bienfait qu’apportait le nouvel événement était
pour la jeune femme la liberté d’agir à sa guise.
Le poids de l’existence de la société de Moissy
ne pèserait plus sur sa pauvre âme déjà accablée.
Elle pourrait aller et venir dans le monde,
retourner à Paris...

Ah ! oui, retourner à Paris. René n’y était pas,
mais qu’importe ! L’exil avait assez duré.
Revenir à son appartement, y retrouver ses
souvenirs, que là du moins rien n’avait profanés,
revivre dans cette atmosphère d’amour tendre et
passionné, où tout était resté de l’être aimé,
jusqu’au jour où, le voyant apaisé, elle pourrait
lui parler à cœur ouvert... Il lui rendrait justice ce
jour-là ! Elle lui révélerait enfin tout ce qu’elle
avait souffert pour lui – lorsque René serait guéri
de son amour, lorsqu’il appartiendrait tout entier
à la vie de famille... Il serait hors de danger alors,
elle parlerait sans crainte, et elle retrouverait son
rêve d’autrefois, cette belle amitié digne et


219








confiante, qui devait les conduire jusqu’au
tombeau.

Ils n’en étaient pas là, et avant qu’ils puissent
arriver à ce repos de leurs âmes, mille ennuis
matériels se mettaient à la traverse.

Il fallait d’abord régulariser l’acte de décès de
Moissy. Ce fut Dubreuil qui s’en chargea.

Il ne laissait guère passer de jour sans visiter
Valentine dans sa solitude de Nice.

On n’oserait affirmer qu’il fût venu là dès
l’abord avec des intentions bien pures.

D’abord, il n’entrait pas dans les idées de
Dubreuil d’avoir de projet bien arrêté dans les
actions de sa vie. Il prétendait, non sans
apparence de raison peut-être, que rien ne gêne
plus dans la vie que la préméditation, et que les
plus heureux comme les plus habiles sont ceux
qui se laissent porter par les événements, au lieu
de prétendre les diriger.

Il s’était donc présenté chez madame Moissy,
en partie parce qu’il avait pitié d’elle, en partie
parce qu’il était curieux de son histoire et peut-



220








être aussi parce qu’il se disait : On ne sait pas ce
qui peut arriver ! Valentine était bien faite pour
être aimée ; – la consolerait-on ? ce n’était pas
probable, mais enfin on ne savait pas.

Au bout de quarante-huit heures, Dubreuil
savait. Il savait que cette âme douce et fière, qui
s’était donnée une fois, ne se reprendrait pas ;
mais, chose qui eût dû bien l’étonner en parlant
de lui-même, son désir de se rapprocher de la
jeune femme n’en fut nullement refroidi. Telle
qu’elle était, ce serait la plus aimable amie, la
relation d’amitié féminine la plus sûre, pourvu
qu’on sût se l’attacher par l’estime et le
dévouement.

Pour la première fois de sa vie, Dubreuil
s’attela sérieusement à une chose qui ne lui
rapporterait aucun avantage immédiat, et peut-
être rien de plus dans l’avenir, mais cela
l’amusait... du moins il le croyait.

Le jour où Valentine reçut la nouvelle du
malheur arrivé à Moissy, Dubreuil vint comme de
coutume dans l’après-midi ; la servante effarée
lui raconta les événements à sa façon. Notre ami



221








n’hésita pas une seconde. Il se fit conduire à la
gare, pesta une heure en attendant un train, sauta
dedans avant qu’il fût arrêté, et arriva à Gênes, au
moment où la jeune femme, atterrée, se
demandait ce qu’elle allait faire.

Dubreuil fut parfait. C’est dans ces occasions-
là que les qualités de l’homme du monde sont
vraiment précieuses, et arrivent à surpasser les
autres plus solides.

Il reconnut Moissy, signa toutes les
déclarations qu’on voulut, courut chez les
autorités locales, au consulat de France, fit
dresser un acte de décès, ordonna les funérailles,
empêcha qu’elles pussent donner lieu à quelque
manifestation que ce soit, et bien qu’il eût des
soupçons très justifiés sur la façon dont Moissy
avait reçu le coup mortel, il se garda bien de dire
quoi que ce fût qui pût mettre sur la trace des
coupables.

– De si braves gens ne doivent pas être
inquiétés, se dit-il philosophiquement. Quel
malheur seulement qu’ils n’aient pas eu cette idée
il y a quelques années !



222








Trois jours plus tard, Valentine quitta Gênes
en vêtements de deuil,. Les gens qui la virent
passer, si pâle et si grave, disaient en la
plaignant :

– Pauvre jeune femme ! Est-ce un malheur
qu’elle ait perdu son mari !

Elle regagna Nice, toujours accompagnée de
Dubreuil, qui ne la quitta qu’au seuil de sa
maison.

– Qu’allez-vous faire ? lui demanda-t-il la tête
nue, pendant qu’elle lui tendait la main en lui
disant : Merci.

– Je vais retourner à Paris, répondit-elle.

– Puis-je vous être utile en quelque chose ?

Elle secoua négativement la tête. Une idée vint
à Dubreuil.

– Je vais écrire à mes amis de Broye, dit-il ;
vous m’autorisez à leur apprendre ce qui vous est
arrivé ?

– Je vous en prie, dit-elle, pendant qu’un flot
de sang empourprait son visage.




223








Il la salua respectueusement et la quitta ; elle
rentra dans sa maison solitaire et pleura toute la
nuit. Mais ce ne fut pas sur son veuvage.














































224














XX



Régine était de mauvaise humeur. Elle avait
mal dormi, et tout autour d’elle s’en était
ressenti ; alors, sa mère l’avait grondée.

Madame de Broye avait pour principe que
lorsqu’on a marié sa fille, il ne faut plus se mêler
de sa conduite autrement que par des conseils
discrets ; mais d’intervention directe point.

En cette occasion, cependant, elle s’était
départie de sa réserve ordinaire. C’est que la
prudente châtelaine n’eût toléré chez personne ce
que sa fille lui faisait endurer depuis quelques
jours, et elle s’était fait ce raisonnement :

– Comme mère, je dois garder le silence ; mais
comme hôtesse, je dois rappeler aux devoirs
qu’impose une bonne éducation, la jeune femme
qui les oublie.

En conséquence, elle avait été s’asseoir près
de Régine, pendant que celle-ci se faisait coiffer,


225








et renvoyant la soubrette, elle avait adressé à sa
fille une courte admonestation.

Comme on peut s’y attendre, madame d’Arjac
avait pris cette remontrance du plus mauvais côté
qui se puisse imaginer. Elle avait d’abord
regimbé, puis pleuré, puis regimbé de plus belle.
Ce que voyant, madame de Broye avait quitté la
place avec la majesté dont on ne la voyait jamais
se départir, mais blessée au fond du cœur, tout
comme la mère la moins majestueuse de l’univers
eût pu l’être en pareille circonstance.

La femme de chambre, aussitôt rappelée,
achevait de coiffer Régine, lorsque René entra.

– Pas encore prête ? fit-il sans aigreur.

Ce fut le signal d’un orage épouvantable.

René ne savait pas ce que c’est peut-être
qu’une scène faite par une femme acariâtre. Tout
jeune quand il avait aimé Valentine, il n’avait fait
jusqu’alors qu’effleurer le côté féminin de la vie ;
son amie lui avait soigneusement épargné non
seulement les grands heurts, mais aussi les mille
froissements de l’existence en commun,




226








froissements qu’une femme attentive peut, si elle
le veut, amoindrir jusqu’à n’être presque plus
sensibles.

L’attaque de Régine le laissa stupéfait et sans
défense ; il éprouvait la singulière sensation de
quelque chose d’illégal, d’injuste, d’une sorte de
violation de son domicile ; une poignée de
brigands calabrais coiffés de chapeaux coniques
et armés jusqu’aux dents, entrant en plein jour
chez lui pour briser ses porcelaines, l’eût moins
surpris que cette rage inattendue et sans mesure
que sa femme déversait à flots sur lui.

– Nous ne sommes pas seuls ! fut tout ce qu’il
put dire.

La femme de chambre qui rangeait çà et là,
fort embarrassée de sa personne, se retira
discrètement.

Régine n’y prit pas garde et continua à
l’accabler de reproches, pour la plupart
saugrenus.

Elle ne voulait pas qu’on la grondât comme
une petite fille. Elle n’entendait pas que qui que




227








ce fût lui fît des sermons directs ou indirects. On
la connaissait mal si l’on pensait qu’elle était
femme à supporter la position dépendante qu’on
voulait lui faire...

– Je ne comprends pas, dit René, qui avait eu
le temps de se remettre, et qui sentait la colère
monter en lui. De quoi vous plaignez-vous ?

Régine s’arrêta. De quoi ? Elle n’en savait rien
du tout. La question innocente de son mari avait
ouvert les écluses de la mauvaise humeur
amassée pendant la semonce de sa mère, et elle
avait versé sur la tête de son mari toute
l’amertume causée par une autre. Ceci était fort
naturel, sans doute, mais elle ne pouvait pas
l’avouer à l’homme qui se tenait devant elle,
calme et grave, comme un juge. Elle eut recours
au procédé ordinaire, si simple que toutes les
femmes le devinent d’instinct, du haut en bas de
l’échelle sociale : la mauvaise foi.

– Je me plains, s’écria-t-elle, de ce que ma
mère et vous, vous soyez d’accord pour me
blâmer dans toutes mes actions. Croyez-vous que
je ne me suis pas aperçue de votre parti pris de



228








me traiter en esclave ? Sous votre feinte douceur,
vous cachez vos volontés despotiques.

Elle parla tant qu’elle voulut ; René l’écoutait
sans mot dire. Lorsque, à bout d’arguments et
d’haleine, elle s’arrêta, il prit la parole à son tour.

– La sortie que vous venez de faire, dit-il, est
absolument inqualifiable ; c’est pourquoi je ne
m’y arrêterai pas. Votre état maladif vous donne
droit à quelque indulgence ; c’est une raison pour
que je ne vous fasse aucun de ces reproches que
vous avez si fort à cœur...

Elle voulait l’arrêter, mais il était en colère
pour tout de bon et ne se maîtrisait qu’avec une
peine extrême ; aussi fit-il un geste si plein
d’autorité, que la jeune femme surprise se tut.

– Ce que je veux vous dire a trait uniquement
au côté extérieur de la question. Vous venez de
me faire une scène devant votre femme de
chambre : c’est une faute contre les convenances,
et voilà ce que je ne puis admettre. Quels que
soient les défauts que vous me reprochez avec
tant de véhémence, vous conviendrez du moins
qu’ils n’ont eu jusqu’à présent aucun côté


229








humiliant pour vous. Si vous m’humiliez devant
nos gens, vous détruisez l’équilibre de notre vie.

Régine se mit à pleurer. Cela, c’est le dernier
argument.

– Vous ne m’aimez pas ! dit-elle tout en
larmes : si vous aviez le moindre amour pour
moi, vous n’auriez pas le courage de me dire des
choses si dures...

– Je pourrais retourner votre argument contre
vous-même, répliqua René. Si vous aviez quelque
affection pour moi, vous ne m’exposeriez pas
sans aucune provocation à des émotions comme
celle que vous venez de m’infliger. Je n’avais pas
idée de pareilles choses, Régine. Mon père et ma
mère vivaient en paix entre eux, de même que
vos parents, et leurs différends, s’il y en avait, ne
s’abaissaient jamais jusqu’à la querelle.

– Vos maîtresses ne vous ont donc jamais fait
de scènes ? demanda méchamment la jeune
femme.

René s’inclina devant elle et sortit sans
répondre. Régine, furieuse, se cramponna au




230








cordon de sonnette et se donna le luxe d’une
attaque de nerfs : encore un luxe de femme
mariée, celui-là, et que nos mœurs interdisent aux
jeunes filles de bonne maison, tout comme la
lecture de certains romans.

Comme il descendait l’escalier, il trouva le
courrier dans le vestibule. Parcourant d’un doigt
discret les diverses enveloppes, il tomba sur une
lettre de Dubreuil, et la prit avec un certain
intérêt. Ce voyageur lui avait déjà donné une fois
des  nouvelles  de  Valentine ;  peut-être
aujourd’hui, au cours de sa causerie brillante et
décousue, jetterait-il encore ce nom, avec un mot,
qui apprendrait à René quelque chose sur l’état de
cette âme...

Il ouvrit l’enveloppe, parcourut rapidement les
premières lignes, et s’arrêta net, au milieu de la
grande salle.

« Un événement bien étrange, et que, malgré
mon respect pour toutes les convenances, je ne
saurais qualifier de fâcheux, vient d’arriver à
Gênes. Moissy s’est fait tuer dans quelque vilaine
aventure, et je viens de ramener chez elle



231








madame Moissy, qui part pour Paris, enfin
délivrée d’un esclavage qui n’a que trop duré. »

Veuve, elle était veuve ! Libre ! Et lui, le
malheureux, il était marié, enchaîné à son tour...

Il monta dans sa chambre et s’y enferma pour
lire et relire la lettre.

Ce qu’il pensa, ce qu’il subit, est resté un
secret entre sa conscience et lui. Certes, René
était un homme scrupuleux sur les questions
d’honneur et d’humanité, mais on n’oserait
affirmer qu’il n’ait point pensé que la mort seule
de sa femme pouvait lui rendre la liberté.

Quant à la quitter, à faire d’elle ce que Moissy
avait fait de Valentine, il n’y songea pas.
Certaines âmes concevraient plutôt la pensée
d’un crime que celle d’une lâcheté.

Lorsqu’il parut devant la famille assemblée
pour le déjeuner, l’agitation intérieure qu’il
maîtrisait, mais ne pouvait cacher, fut mise par
M. et madame de Broye sur le compte de la
querelle que lui avait intentée Régine, et dont ils
avaient eu connaissance par elle ; car avec




232








l’inconsistance propre à ces sortes de caractères,
elle était allée se plaindre à sa mère des torts
qu’elle attribuait à son mari, tout comme en
temps ordinaire elle se plaignait à lui des
habitudes despotiques de madame de Broye.

Celle-ci examina attentivement le visage de
son gendre, et vit qu’il devait avoir reçu en effet
un grand coup ; avec sa bonté et son tact exquis,
elle s’appliqua à le combler de prévenances, afin
de racheter autant qu’il était en son pouvoir les
torts que sa fille s’était donnés.

Chacune de ses marques de honte s’enfonçait
dans le cœur de René comme une pointe aiguë,
en lui rappelant de plus en plus qu’il eût donné sa
vie pour oublier ses devoirs envers cette famille
et envers la femme qui portait son nom.

Tout à coup, il s’avisa qu’il ne pouvait cacher
la nouvelle qui l’avait tant ému. Sans doute il eût
préféré que tout autre l’annonçât à sa place. Mais
attendre eût été une imprudence. Il se décida
donc, et, avec un grand effort sur lui-même, il dit
d’une voix claire :

– Dubreuil m’écrit de Nice et m’annonce une


233








nouvelle bien étrange : madame Moissy a perdu
son mari subitement dans des circonstances que
Dubreuil ne précise pas exactement, mais qui ne
sont pas de nature à faire regretter le défunt.

Il s’arrêta, ne pouvant plus parler, tant son
esprit lui représentait avec force tout ce qui aurait
pu être s’il avait été libre encore. Tous les yeux
étaient fixés sur lui.

– Comment, s’écria Régine, oubliant ses
griefs, Valentine est veuve ! Quel bonheur ! Elle
va revenir, et nous allons reprendre notre bonne
vie d’autrefois !

Elle rougit ; autrefois, c’était avant son
mariage, à l’époque où elle désirait tant épouser
ce René, qui maintenant ne lui apparaissait plus
que comme un accessoire banal et obligé dans sa
vie. René reprit :

– M. Moissy a dû être tué, à ce que je
comprends, dans quelque guet-apens, ce qui n’a
rien d’étonnant, étant donné son caractère.

– Vous le connaissiez donc ? demanda M. de
Broye.




234








– Pas personnellement, se hâta de répondre
René, mais madame Moissy m’avait souvent
parlé de lui.

– Elle vous faisait donc des confidences ?
demanda étourdiment Régine.

Sa mère intervint.

– Vous comprenez bien, mon enfant, dit-elle à
sa fille, qu’elle ne pouvait pas vous en faire, mais
il était très naturel qu’elle causât à cœur ouvert
avec René, qui était pour elle un ancien ami.
C’est chez madame Dumont que vous l’avez
connue, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en se tournant
vers son gendre. Madame Moissy est une femme
admirable, que son malheur rendait encore plus
intéressante par la dignité avec laquelle elle
savait le porter. J’espère qu’un second mariage la
consolera du premier.

M. de Broye ajouta quelques mots, puis parla
d’autre chose, au grand soulagement de René,
qui, pendant le discours de sa belle-mère, s’était
senti sur des charbons ardents. En effet, il
faudrait revoir Valentine, à présent ; tant qu’il
avait été irrité contre elle, la pensée d’une


235








brouille, soit éclatante, soit sous-entendue,
éloignait toutes les difficultés qui résultaient de la
nécessité de sauver les apparences. Maintenant,
ce serait autrement difficile ; il fallait donc
s’accoutumer dès à présent à se faire un front
d’airain, prêt à braver tous les dangers.

Il se fit ce front d’airain, il apprit à entendre
parler de Valentine avec l’indifférence qu’on
apporte à la lecture d’un fait divers ; il se força
même à faire sur l’événement qui la rendait
veuve des commentaires aussi mondains que
possible. Il parlait de Moissy avec le genre de
pitié que comportait son existence passée, avec la
nuance d’intérêt qui s’attache à tout Français tué
en pays étranger, quelle que soit la cause réelle de
sa mort. Il s’apprit à écouter sans sourciller les
réflexions et les suppositions. Les voisins
affluèrent à la maison de Broye dès que les
journaux eurent parlé. Valentine devenait une
sorte d’héroïne, et l’on venait chercher des détails
sur elle chez ceux qui l’avaient connue. Il fallut
que dix fois le jour René se résignât à s’entendre
interroger.




236








– Elle est jolie ! Et dites-moi, c’est une femme
sérieuse, n’est-ce pas ? Ce scélérat de mari l’avait
abandonnée toute jeune ? Et elle n’a jamais fait
parler d’elle ? Jamais de liaison ? Non ? Pas de
scandale, bien entendu, mais une affaire de
cœur ? Non ? Jamais ! Elle a eu bien du mérite !

Ainsi, même en mourant, Moissy avait encore
trouvé moyen de faire du tort à sa femme. Il
l’avait livrée en pâture à la curiosité publique,
toujours gavée, et qui cherche pourtant toujours
un aliment. Valentine était discutée ; les uns la
trouvaient admirable, d’autres disaient que
« c’était de la pose ». Mais personne n’osa
l’attaquer directement, et sa réputation sortit
intacte de cette nouvelle épreuve.

Une impulsion presque irrésistible poussait
René vers Paris ; c’est là qu’elle devait être,
qu’elle l’attendait sans doute. Ils ne s’étaient pas
revus depuis la scène du Palais-Royal, mais il se
sentait sûr qu’elle avait compris et qu’elle lui
avait pardonné. Au souvenir de cette rencontre, le
rouge lui montait au visage, et il se repentait
amèrement de sa cruauté. Mais à mesure que les



237








jours passaient, il s’étonnait de ne pas recevoir de
lettre d’elle.

Pourquoi ne lui écrivait-elle pas ? Pourquoi,
devenue libre, ne se hâtait-elle pas de lui dire
quels motifs l’avaient guidée jadis, et pourquoi
elle l’avait tant fait souffrir ? Puis il se répétait
que les convenances... Oh ! ces convenances
maudites qui s’étaient toujours mises entre elle et
lui !

René ne savait plus s’il y avait huit jours ou
dix ans qu’il avait appris la mort de Moissy ; en
réalité, il y avait six semaines, lorsqu’un matin
pluvieux son valet de chambre lui apporta une
lettre qui l’avait d’abord cherché à son domicile
de Paris. L’écriture incertaine semblait déguisée
et n’était pas reconnaissable.

Il décacheta l’enveloppe avec un frisson, car
tout lui faisait peur maintenant, et trouva une
seconde enveloppe portant son nom. Celle-ci était
de la main de Valentine. Il resta incertain avec un
grand battement de cœur devant le secret de sa
destinée, puis brusquement fit sauter le cachet.

Il lut jusqu’au bout, tout d’une haleine,


238








comme on boit un verre d’eau, puis se précipita
vers son cabinet de toilette, consulta l’horaire du
chemin de fer, fixé au mur, saisit un chapeau et
un paletot, et courut en bas.

Son beau-père le rencontra au pied de
l’escalier.

– Que vous arrive-t-il ? demanda M. de Broye,
effrayé de l’expression qu’il voyait sur les traits
de son gendre.

– J’ai reçu une lettre, dit rapidement celui-ci, il
faut que je parte sur-le-champ.

Le vieux gentilhomme le regarda avec plus
d’attention.

– De mauvaises nouvelles ? dit-il inquiet.

– Oui.

– Affaires d’intérêt ? insista-t-il en hésitant.

Tout en blâmant en lui-même ce qu’il
considérait comme une indiscrétion, M. de Broye
ne pouvait s’empêcher de questionner René, tant
l’attitude de celui-ci trahissait de trouble
intérieur.




239








– Affaires graves, mon cher beau-père,
répondit le jeune homme en retrouvant son
empire sur lui-même. J’ai à peine le temps
d’arriver à la station, excusez-moi près de
madame de Broye et près de Régine...

Il prit un parapluie, et serrant la main de
l’excellent homme, il sortit. Le vent et la pluie
s’engouffrèrent avec force dans la porte lorsqu’il
l’ouvrit.

– Envoyez-moi mes lettres et les dépêches à
notre appartement de Paris, dit-il, avec un signe
d’adieu.

La lourde porte de chêne se referma derrière
lui ; il descendit le perron en courant et arpenta
rapidement l’avenue. Trois kilomètres le
séparaient de la station du chemin de fer ; il les fit
sans s’arrêter, tournant de temps en temps la tête
avec angoisse, pour voir si le train qu’il voulait
prendre ne le dépassait pas. Un panache de
vapeur blanche se fit voir au détour de la vallée ;
René ferma son parapluie et se mit à courir sous
l’averse, entra dans la gare au moment où la
locomotive s’arrêtait, se fit donner un billet et



240








sauta dans un wagon. Là seulement il respira.

Valentine était-elle morte ? D’après sa lettre
qu’il relisait fiévreusement, il pouvait le
supposer. D’autre part, aucune indication, aucun
renseignement n’accompagnait ce dernier adieu.

Il était seul, par bonheur ; pendant le trajet, il
lut vingt fois le récit simple et clair des faits qui
avaient décidé la malheureuse femme à un
sacrifice si dur et désormais inutile. Il se
maudissait de sa cruauté envers elle, lorsqu’il se
rappela soudain comment seul dans les sapins, il
avait senti la paix se faire en son âme ; il se
souvint de l’émotion divine et douloureuse qui
l’avait saisi, quand il avait compris que Valentine
ne pouvait rien vouloir que de grand et d’élevé,
quand il avait enfin rendu justice à la noblesse de
cette âme jusqu’alors méconnue...

– Elle a dû le sentir, pensa-t-il. Il regarda la
date du papier qu’il tenait encore à la main.
C’était à peu près l’époque à laquelle ses yeux
s’étaient ouverts et qu’il ne pouvait préciser. Par-
dessus les fleuves et les montagnes, leurs pensées
s’étaient croisées dans un message de pardon et



241








d’amour.

Le train s’arrêta enfin dans la gare, à Paris.
René se fit conduire aussitôt à l’ancienne adresse
de Valentine. Il aurait là des nouvelles sans
doute. Pendant que le fiacre roulait lourdement
sur le pavé, il sentait des mouvements
d’impatience qui allaient jusqu’à l’extrême
angoisse. La course était longue ; lassé de se
torturer lui-même, il tomba dans une sorte
d’insensibilité et se réveilla comme d’un profond
sommeil lorsque la voiture s’arrêta devant la
maison de madame Moissy.

Il éprouva alors une impression singulière,
comme celle d’un homme atteint de la fièvre, et
qui dans son délire a une demi-perception de son
erreur.

Il oublia presque qu’il était marié, que
Valentine était peut-être morte ; il n’eut plus que
l’ancienne émotion qu’il éprouvait lorsque, le
cœur tremblant de joie à l’idée de la voir, il
gravissait rapidement l’escalier.

Il franchit le vestibule, prêt à monter comme
jadis ; puis il eut peur, et s’arrêta devant la loge


242








de la concierge.

– Madame  Moissy ?  demanda-t-il  en
s’efforçant de paraître indifférent.

La concierge n’était plus la même ; elle
regarda René d’un air curieux.

– Au troisième. Madame Moissy est bien
malade et ne reçoit personne.

– Elle m’a fait demander, dit au hasard le
jeune homme. Il eût trouvé n’importe quelle
raison pour passer outre.

– Alors montez, monsieur, répondit la
concierge en retournant à ses affaires.

Il monta tout d’un trait et s’arrêta devant la
porte où il avait sonné tant de fois.

Valentine n’était pas morte... Ce ne fut
qu’arrivé là qu’il s’aperçut du soulagement qu’il
éprouvait.

Il sonna, la femme de chambre vint lui ouvrir.
C’était aussi un nouveau visage.

– Madame est malade et ne reçoit pas, dit-elle.

– Je viens prendre des nouvelles de madame



243








Moissy de la part de ma famille qui est en
province, répondit René. Peut-elle lire ?

– Non, monsieur.

– Entend-elle ?

– Oui, monsieur.

– Dites-lui mon nom : René d’Arjac.

La femme de chambre hésita.

– C’est que madame est si faible... dit-elle.

– Mais son état n’est pas désespéré ?

– Il l’était hier ; aujourd’hui il y a un peu de
mieux.

René eut une idée lumineuse.

– Avez-vous mis une lettre à la poste hier
soir ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur.

– Madame en avait-elle écrit l’adresse elle-
même ?

– Oui, monsieur ; elle ne pouvait pas tenir la
plume, mais elle a écrit tout de même.

– C’était pour moi. Il ajouta au hasard : Ma


244








femme est sa meilleure amie.

– Je vais prévenir madame, fit la jeune fille,
qui disparut dans le salon, laissant René dans
l’antichambre. Elle reparut au bout d’un instant.

– Madame dort, dit-elle.

René resta abasourdi. Faire soixante lieues en
toute hâte, trouver Valentine vivante, et s’en
retourner parce qu’elle dormait, tout cela lui
paraissait fantastique et illogique comme un rêve.
Il cherchait dans sa tête un parti quelconque,
lorsque le timbre retentit.

– C’est le médecin, dit la femme de chambre,
et elle ouvrit.

Le docteur de Valentine connaissait René de
longue date. En le voyant là, il devina tout ou
partie de la douloureuse histoire de ces dernières
années.  Seulement,  comme  c’était  très
vraisemblable, d’ailleurs, il avait cru Valentine
abandonnée par son ami. Il regarda le jeune
homme d’un air sévère, comme pour lui
demander ce qu’il venait faire là.

– Ma famille m’envoie, balbutia René ; je



245








viens savoir des nouvelles... Madame Moissy
nous a écrit...

Le vieux médecin avait vu bien des choses
dans sa vie ; il avait soigné bien des maladies
dont la vraie cause n’était ni dans le sang ni dans
les moelles ; il se rappela mille détails du passé et
du présent, et fut pris de pitié, sinon pour le
malheureux qu’il avait devant les yeux, au moins
pour le repentir présumé qui se lisait si
visiblement sur ses traits décomposés.

– Elle vous a écrit ? dit-il ; je vais voir si elle
est en état de vous recevoir.

Il entra dans la chambre, et René fut introduit
au salon, où il resta avec une bougie, car la nuit
était venue, triste nuit de septembre, froide et
humide.

Après un temps qui lui parut éternel, et qui
n’avait duré en réalité que quelques minutes, la
porte s’ouvrit, et la tête du vieux médecin se
montra.

René se leva rapidement, avec l’impression de
plus en plus prononcée qu’il faisait un rêve, et




246








qu’il allait être réveillé tout à l’heure par un
formidable coup de massue.

Il entra cependant ; c’était la même chambre
simple et claire, qu’il avait connue jadis ; sur
l’oreiller reposait la tête de Valentine noyée dans
les tresses châtaines de ses beaux cheveux en
désordre... Il resta sur le seuil, saisi de respect et
de crainte, n’osant approcher, comme si tout
mouvement eût été un sacrilège.

Valentine ouvrit les yeux : le médecin poussa
doucement René dans la direction de son regard.

Ces yeux bleus, jadis pleins de tendresse et de
vie, maintenant creusés et battus, moins par la
maladie que par les larmes !... Un réseau de
petites rides courait maintenant au-dessous des
paupières ; la jeune femme était désormais
marquée au sceau indélébile de la douleur.

Elle entrouvrit la bouche, puis la referma. Le
médecin que René interrogeait de l’œil maintint
le jeune homme à sa place ; le regard de
Valentine ne le quittait pas ; les traits amaigris de
son visage avaient pris une expression reposée.
Lentement, elle dégagea sa main gauche, et la


247








laissa retomber ouverte au bord du lit.

Tremblant, toujours dirigé par le docteur,
René s’approcha et mit sa main dans les doigts
brûlants, qui se refermèrent avec une étreinte
presque insensible, où pourtant la jeune femme
avait mis toute son énergie.

– Je suis venu, commença René à voix basse.
Il s’arrêta ; parler en présence d’un tiers était
impossible. J’ai reçu votre lettre, dit-il, puis il se
tut. Les doigts de Valentine, qui semblaient
prendre plus de force, lui disaient merci.

– Vous avez donc été bien malade ? dit-il, car
ce silence était intolérable, sous l’œil de cet
homme qui paraissait le juger si sévèrement.

– Elle a failli mourir, dit le docteur, mais elle
est hors de danger maintenant, pourvu qu’elle ne
fasse pas d’imprudence. Pas d’imprudence ! vous
entendez, madame.

– Valentine sourit. Qu’importaient maintenant
les imprudences ! Et puis elle allait guérir bien
vite, elle le sentait, à présent qu’il était revenu !
Depuis qu’il était là, elle se reprenait à la vie à




248








chaque seconde.

Elle retira sa main, et soudain, par un
mouvement inattendu, elle se souleva sur le
coude. Étonné de ce miracle, le médecin la
regardait, et pensait en lui-même : Comme il faut
qu’elle l’aime !

– Vous reviendrez demain ? dit Valentine
d’une voix si faible qu’elle semblait un souffle.

L’effort avait fait monter un peu de rosé à ses
joues. Sans la maigreur, elle n’eût pas paru
malade.

– Oui, dit passionnément René, incapable de
se contenir.

– Pas d’imprudence ! répéta le docteur. Et
pour aujourd’hui en voilà assez.

– Oui, docteur, fit la jeune femme avec un
regard plein de prière ; mais il reviendra demain,
n’est-ce pas ?

– Soit, grommela le vieux praticien en se
détournant, mais pas longtemps.

– Pas  longtemps,  répéta  René  avec
ravissement. Il eût consenti à n’importe quoi, en


249








ce moment.

– Bonsoir, fit le docteur, en faisant signe à
René de passer devant lui.

– Bonsoir, répondit Valentine, sans quitter des
yeux son ami.

En refermant la porte, le jeune homme vit
qu’elle avait reposé sa tête sur l’oreiller, et que,
les yeux fermés, elle souriait dans une indicible
extase.

Il saisit le docteur par la main.

– Dites, elle vivra ? fit-il tout bas, en le serrant
si fort qu’il lui engourdissait les doigts.

– Elle vivra à condition qu’on ne lui fasse pas
de chagrins. Faites bien attention, monsieur
d’Arjac ; depuis deux ans, cette malheureuse
femme a porté un fardeau au-dessus de ses
forces...

– Ce n’était pas ma faute, murmura d’Arjac.
Son mari est mort trop tard pour tout le monde ;
c’est lui qui est cause de tout le mal. Si elle était
morte, on pourrait dire qu’il l’a tuée.

Le docteur dégagea sa main meurtrie, et tout


250








en descendant l’escalier, reconstruisit dans sa
mémoire l’histoire de la malade depuis le retour
de Moissy. Ce court examen le convainquit de la
bonne foi de René. Mais alors un autre danger se
présentait.

Arrivé dans la rue, il se tourna vers d’Arjac.

– Madame Moissy est une femme admirable,
dit-il d’un ton sérieux ; c’est une âme droite, qui
ne peut vivre en désaccord avec elle-même.
Puisque vous avez pour elle une affection sincère,
c’est à vous de lui éviter tout ce qui pourrait lui
apporter des chagrins. Elle mérite d’être honorée
et tranquille. Pour du bonheur, nous n’en
parlerons pas ; il n’est guère donné à personne, je
crois, d’en avoir autre chose que l’illusion.

René, resté seul, gagna un hôtel, où il se fit
servir quelque nourriture. Il n’avait rien pris
depuis le matin, et les forces lui manquaient.

La nuit fut pour lui la continuation du rêve
éveillé qu’il faisait depuis le matin. Le lendemain
seulement, il se rendit compte de la réalité.

À tous les points de vue il était nécessaire que




251








d’Arjac demeurât dans son appartement.

Il s’y rendit, le fit ouvrir par la femme de
charge qui le gardait, annonça qu’il resterait au
moins quelques jours, et fit ensuite deux ou trois
visites à des personnages officiels, tels que son
notaire, le médecin de la famille, et le gérant
d’une maison qui appartenait à M. de Broye, puis
il attendit l’après-midi avec une impatience
maladive.

À deux heures, il se présenta et fut admis près
de Valentine. La femme de chambre se retira, et
il se trouva enfin seul avec elle.

Elle le regardait cherchant son âme au fond de
ses yeux, et il buvait dans ce regard l’âme de
Valentine tout entière. Rien n’existait plus pour
eux, ni l’absence, ni les torts, ni la maladie, ni
Régine, ni la mort encore si proche ; le monde
avait disparu, la vie leur importait peu, ils
s’étaient horriblement fait souffrir l’un et l’autre,
– mais ils s’aimaient toujours et s’étaient toujours
aimés ; l’amour vainqueur les avait repris et les
tenait bien ; cette fois il ne les laisserait plus
échapper.



252








De temps en temps, l’un d’eux fermait les
yeux, pour rentrer en soi-même, puis les rouvrait
aussitôt, afin de s’assurer que l’autre était
toujours là... oui, c’était bien vrai ; ils s’étaient
retrouvés pour ne plus se perdre...

Valentine tendit à son ami sa main légère et
presque transparente ; il la prit, et le charme
mystérieux de ce silence fut rompu.

Il était temps de le rompre, car leurs âmes trop
pleines allaient peut-être se briser.

– Vous ne m’en voulez plus ? dit-elle de sa
voix faible, si touchante.

Il tomba à genoux près du lit, le visage caché
dans la main qu’elle lui laissait, et lui demanda
humblement pardon.

– Non, dit-elle, pas pardon... nous nous
sommes trompés également tous les deux ; de
vous à moi, il n’y a pas de pardon... Vous
m’aimez ?

– Ah ! si je t’aime ! s’écria René ; tout à coup
il se rappela combien Valentine était faible,
quelle prudence était nécessaire, et son courage



253








lui revint. Il se releva, se rassit en face d’elle, et
lui parla doucement, comme à un enfant, de
choses futiles.

Elle l’écoutait avec un sourire ravi ; les
paroles lui importaient peu, c’est la musique de
sa voix qu’elle entendait. D’ailleurs, le bonheur
de sa présence était déjà assez pour elle. Au bout
d’une demi-heure, René se leva.

– Déjà ? dit-elle avec regret.

– Demain ! répondit-il, avec un sourire si
tendre qu’elle n’insista pas.

Il revint le lendemain, tous les jours, restant un
peu plus longtemps chaque jour. Il la faisait
manger, et le pain rompu de sa main semblait
meilleur à la convalescente.

De Régine, il n’en était jamais question. Elle
écrivait de temps en temps à son mari la petite
lettre banale que la femme restée à la campagne
envoie à son mari absent ; René la lisait, la
mettait dans sa poche, et n’y pensait plus
jusqu’au prochain courrier. Que lui importaient
ces phrases menteuses ? Si elles exprimaient des




254








sentiments sincères, qu’importait encore ? Tout
ce qui n’était pas Valentine n’était plus qu’un
encombrement dans la pensée de son ami : tout
ce qu’il pouvait faire était de témoigner de la
charité à celle qui le gênait si cruellement.

Les jours passaient ; un moment vint où René
eut la surprise, en entrant, de trouver son amie
couchée sur sa chaise longue au lieu de la voir
dans son lit. Il rencontrait parfois là le docteur,
qui le saluait d’un coup de chapeau et s’en allait
aussitôt pour mettre ses principes d’accord avec
ce qu’un homme doit aux convenances. Au fond,
le vieux praticien savait que celui qui avait guéri
la malade, c’était René, avec la joie de sa
présence.

L’automne s’avançait cependant ; un jour,
René, penché sur le dossier de la chaise longue,
dit à Valentine :

– Il faut que j’aille là-bas.

Là-bas, c’était l’exil, c’était la maison de
Broye avec ses hôtes indifférents ; c’était aussi
Régine avec ses caprices, ses mauvaises humeurs
inexpliquées et inexplicables ; c’était la famille...


255








et c’était la séparation.

Valentine le regarda avec cette expression de
douleur résignée qu’il avait vue tant de fois dans
ses yeux, alors, quand il ne savait pas y lire.

Elle savait bien qu’il n’était pas venu pour
rester, qu’il ne pouvait pas rester, que le devoir le
rappellerait un jour ou l’autre ; depuis qu’il était
apparu un soir, près de son lit, lui apportant la vie
dans le regard compatissant de ses yeux aimés,
dans l’étreinte réconfortante de ses mains tièdes,
elle savait qu’il s’en irait ; mais quand on revient
de si loin, le présent suffit.

– Quand partez-vous ? dit-elle sans surprise.

– Quand vous me le permettrez, répondit-il.

– Demain, alors, dit-elle en baissant la tête.

René lui prit les mains avec angoisse.

– Pas encore ! dit-il d’un ton suppliant. Quoi !
cela va être fini déjà ? Je ne vous aurai retrouvé
que pour vous perdre ? Et nous ne nous sommes
encore rien dit.

Elle mit un doigt sur ses lèvres.




256








– Nous n’avons rien à nous dire, fit-elle
gravement ; vous savez tout ce que je pense, et je
sais tout ce que vous sentez. À quoi bon les
paroles, quand nous nous entendons si bien sans
cela ?

Il serrait dans les siennes les petites mains qui
essayaient de se dégager.

– Non, reprit-elle avec douceur, presque
suppliante, pendant que sa voix était si ferme. Un
avenir magnifique s’étend devant nous : celui que
j’avais rêvé lorsque...

Elle détourna les yeux et s’arrêta un instant.

– C’est vous qui n’êtes plus libre à présent,
dit-elle ; l’obstacle a changé, la situation est la
même. Jamais, René, vous m’entendez ? nous ne
serons plus rien l’un pour l’autre, rien que des
amis qui peuvent se regarder sans rougir. Le
passé est clos, il n’est pas mort, mais il est aussi
loin que le serait un être qui aurait franchi les
mers pour ne jamais revenir. Vous avez des
devoirs, vous en aurez bientôt de plus graves
encore ; cela seul créerait une barrière éternelle
entre nous, si le sentiment de notre dignité


257








réciproque n’était pas plus que suffisant.

Il l’écoutait, muet, sentant qu’elle avait raison,
et puis, d’ailleurs, transfigurée par la souffrance,
immatérialisée pour ainsi dire par l’absence et la
douleur, elle pouvait n’être qu’une amie, en effet.
Il l’adorait et n’éprouvait aucun trouble en
baisant ses mains fluettes. Sœur, amie, pourvu
qu’elle lui permît de la voir et de l’aimer du
meilleur de son âme, il n’en demandait pas
davantage.

– Quand vous reverrai-je ? dit-il, n’osant la
regarder, de peur de perdre son courage.

– Bientôt, dit-elle avec un sourire angélique ;
qu’importent quelques semaines ? N’avons-nous
pas la vie entière devant nous ?

Ils restèrent quelque temps silencieux,
craignant de troubler leurs pensées par des
paroles inutiles.

Enfin René se leva.

– À demain, dit-il.

– Non, répondit Valentine. Vous partirez sans
m’avoir revue.


258








Il la regarda d’un air de reproche. Elle lui
permit de lire dans ses yeux bleus, qui ne
mentaient jamais. Il y vit clairement que, le
lendemain, elle n’aurait peut-être pas tant de
courage, et cet aveu de faiblesse eut plus
d’empire sur lui que l’affirmation du courage le
plus énergique. Gagné par cet héroïsme, lui non
plus ne voulait pas se montrer inférieur à ce
qu’elle attendait de lui. Il détourna son regard un
instant, puis s’approcha d’elle et la baisa
longuement sur le front.

– Adieu, lui dit-il.

– Au revoir, répondit-elle ; quelques semaines
seulement, moins peut-être.

Il sortit, et lorsqu’elle fut seule, Valentine
cacha dans ses mains son visage soudain couvert
de larmes.

– Que c’est difficile, mon Dieu ! murmura-t-
elle, – et ce sera toujours comme cela..










259














XXI



René retrouva la maison de Broye exactement
telle qu’il l’avait laissée ; seulement il pleuvait un
peu plus que lorsque le jeune homme était parti.
C’était un vilain automne pluvieux ; la chasse
venait de s’ouvrir ; M. de Broye et Bérard, seuls à
ne jamais se laisser décontenancer, rentraient le
soir, ruisselants et mal satisfaits, ce qui ne les
empêchait pas de recommencer le lendemain.

Dubreuil avait annoncé son arrivée, mais,
comme chasseur, celui-là laissait fort à désirer. Il
est vrai que, comme causeur, il se rattrapait avec
usure. Quelques autres, parmi lesquels le timide
Lorrey, firent leur apparition dans les deux ou
trois jours qui suivirent, et Régine en fut
enchantée.

Pourvu qu’elle eût une cour nombreuse autour
de sa chaise longue, la qualité lui importait peu :
ce qu’elle aimait, c’étaient des hommes bien



260








élevés, aimables causeurs, – elle ne tenait pas à
l’instruction, – capables de lui donner la réplique,
capables surtout d’accepter sans discernement
tout ce qui passait par la tête de l’aimable jeune
femme. Elle avait trouvé son affaire.

Du matin au soir la maison était pleine de
mouvement et de bruit ; les portes battaient sous
la main des domestiques inattentifs, secoués à
cette époque de l’année par un vent d’indiscipline
tout particulier ; au chenil, les chiens aboyaient
sans cesse contre les chiens des chasseurs
invités ; deux ou trois jeunes filles et jeunes
femmes tourmentaient le piano à tour de rôle.

René songeait à l’appartement de Valentine,
calme, bien clos, bien rangé, où tout portait
l’empreinte de sa main soigneuse, et son propre
intérieur, celui qu’il allait retrouver avec Régine,
dans deux ou trois semaines, lui apparaissait
comme une sorte d’enfer, saturé de parfums trop
violents et orné de choses trop riches.

Les grands dîners de Broye avaient repris leur
splendeur dominicale. Un soir, Dubreuil,
s’adressant à madame d’Arjac, lui dit tout à



261








coup :

– Vous rappelez-vous ce dimanche, il y a deux
ans, lorsque vous vous étiez si bien arrangée en
madame Moissy, qu’au premier coup d’œil je
vous ai prise pour elle ? Au premier coup d’œil
seulement, se hâta-t-il d’ajouter, car il avait vu se
froncer les sourcils de la jeune femme. C’est que
Régine n’entendait pas qu’on oubliât les cinq ou
six ans qu’elle avait de moins que Valentine.

– Je m’en souviens, répondit madame d’Arjac
en riant. C’est ce jour-là que j’ai commencé le
siège de mon mari.

– Vous l’avouez donc ! fit Dubreuil, qui avait
ôté son monocle pour la mieux voir.

C’était une de ses ruses : il ôtait son lorgnon
comme d’autres mettent leurs lunettes, et les
gens, le croyant myope, se livraient sans
méfiance à ses investigations.

– Je l’avoue, continua Régine en riant de plus
belle. Mon mari est fait pour être conquis, car il
n’est pas entreprenant de sa nature ; mais je suis
sûre qu’il aime assez à ce qu’on lui vienne en




262








aide.

– Vous connaissez bien son caractère, fit
Dubreuil avec une pointe d’ironie que la jeune
femme ne saisit pas.

– Lui ? C’est un indifférent, voilà ce qu’il est.
Mais j’aime assez cela ; dans un ménage, ces
sortes de caractères sont parfaits. On fait tout ce
qu’on veut.

Dubreuil tourmentait sa moustache.

– Connaissez-vous la légende du mouton
enragé ? dit-il après un silence.

– Non. Est-ce que c’est drôle ?

– C’est drôle quand on la raconte avec esprit.
C’est Bérard qui devrait nous dire cela.

Régine éclata de rire, à l’idée de Bérard disant
quelque chose de drôle. Dubreuil souriait
imperceptiblement.

– Et madame Moissy ? demanda tout à coup
quelqu’un, soit qu’il eût entendu ce nom, soit que
le souvenir de l’aimable femme fût présent à la
pensée de plus d’un autour de la table.




263








Dubreuil jeta un coup d’œil rapide sur René,
qui jouait d’une main nerveuse avec son couteau
à dessert ; d’Arjac allait peut-être parler, peut-être
commettre une de ces erreurs irréparables qui
compromettent à jamais deux existences ;
Dubreuil se lança dans la conversation,
résolument.

– Madame Moissy est à Paris, dit-il, à peine
rétablie d’une longue maladie qu’elle avait faite
après la mort de son regrettable époux...

Un petit rire discret et étouffé courut autour de
la table en guise d’oraison funèbre.

– Je l’ai vue lors de mon passage, continua
Dubreuil, et je puis vous rassurer sur sa santé, qui
me paraît définitivement remise.

À son tour, René jeta un regard furtif sur
l’orateur, qui resta imperturbable. On parla
d’autre chose, avec ce manque de suite qui
caractérise les réunions nombreuses, et l’on ne
songea plus à madame Moissy.

Quelques jours plus tard, les chasseurs
rentraient en troupe après une assez bonne




264








journée. René les avait accompagnés, car le
séjour de la maison lui était devenu
insupportable ; ils virent dans la cour une
ancienne calèche fort vénérable qu’un charron du
voisinage louait aux habitants de passage, ou à
ceux qui ne possédaient pas leur propre voiture.
Avant d’entrer, ils engagèrent des paris sur la
personne qui se trouvait momentanément titulaire
de cet équipage ; les paris faits, M. de Broye
allait traverser la cour pour interroger le cocher,
lorsque celui-ci reçut d’un domestique une
communication qui lui fit rassembler les guides
de ses chevaux afin de regagner la grand-route.

– Ceci devient grave, messieurs, dit de Broye.
La personne, quelle qu’elle soit, qui a bien voulu
nous rendre visite, devient notre hôte et passe la
nuit ici. Je crois que c’est le moment de
renouveler nos paris.

Les suggestions les plus extravagantes furent
faites aussitôt, comme c’était naturel entre gens
qui s’amusaient médiocrement à la campagne, et
pour qui tout devenait sujet de distraction.

– Est-ce fait ? demanda de Broye en s’arrêtant



265








sur le seuil de sa maison.

– Oui, répondit-on en chœur.

Il pénétra dans le salon, embrassa d’un coup
d’œil la société exclusivement féminine qui s’y
trouvait réunie, et se retournant vers ses hôtes que
le désarroi de leur tenue retenait dans
l’antichambre :

– Nous avons tous perdu, messieurs, dit-il en
riant : l’hôtesse inattendue est madame Moissy

René, qui passait par-dessus sa tête la courroie
de son carnier, le laissa lourdement retomber.
Dubreuil, qui se trouvait derrière lui, le rattrapa
au vol, non sans quelque peine.

– Madame Moissy ! s’écrièrent les parieurs
avec une véritable satisfaction.

– Vous les entendez, madame, fit de Broye en
s’avançant avec son inimitable courtoisie, on
vous fait une véritable ovation.

– Je n’en mérite pas tant, dit-elle en mettant sa
main dans celle du vieux gentilhomme. Madame
de Broye et Régine n’ont jamais voulu me laisser
repartir, sous prétexte que l’air de la nuit ne vaut


266








rien pour une convalescente... J’ai accepté leur
hospitalité.

– Et je vous en remercie, fit galamment le
châtelain en portant à ses lèvres la main qu’il
serrait. Nous vous en remercions, n’est-ce pas,
René ?

Le jeune homme était entré dans le salon
derrière son beau-père, mais il se tenait à l’écart ;
entendre la voix de Valentine était tout ce qu’il
pouvait supporter en ce moment ; la voir était
trop, et il fermait les yeux. Forcé de se montrer,
cependant, il s’approcha et débita une phrase
quelconque. Valentine avait à peine osé le
regarder ; elle restait hésitante, troublée, avec une
impression analogue à celle d’une nouvelle
mariée qui revient de l’église.

Ses sentiments étaient si confus qu’elle ne
pouvait s’y reconnaître. Le passé était submergé
dans ce flot de sensations nouvelles : cela seul
était positif. Le mariage de René et surtout la
longue maladie qu’elle venait de subir lui avaient
créé une situation nouvelle ; en ce moment, et
très sincèrement, madame Moissy se considérait



267








comme étrangère à René, aussi étrangère que si
elle ne lui eût jamais appartenu. Certains êtres de
très bonne foi ont de ces illusions-là, pour un
temps au moins.

Un feu croisé de demandes et de réponses
passa par-dessus la tête de René, puis il se retira
avec les autres chasseurs pour vaquer à sa
toilette, et au bout d’un instant, il se trouva seul
dans sa chambre, se demandant si tout cela était
vrai, et si Valentine allait réellement vivre, fût-ce
pour un jour, sous le même toit que lui.

Que de temps et que d’événements depuis que
pour la dernière fois ils avaient habité la même
demeure ! C’était près de Genève, dans cette
petite maison au bord du lac où leur bonheur
avait été détruit...

Mais René n’avait pas le temps d’y songer. La
cloche du dîner avait retenti, et il s’habilla à la
hâte ; en descendant l’escalier, il se trouva au
milieu des hôtes de son beau-père et n’eut plus
une minute à lui.

Quand il fut enfin assis à table et qu’il put se
reconnaître, il aperçut Valentine à la droite de M.


268








de Broye. Elle souriait avec sa douceur calme et
causait librement de toutes choses. Son veuvage
et la sécurité actuelle de sa situation lui donnaient
plus d’aplomb, moins d’hésitation dans sa
manière de causer. Jadis elle semblait demander
grâce pour ses opinions, maintenant elle osait
penser tout haut. Encore faible, elle parlait peu ;
de temps en temps ses traits prenaient une
expression lassée, qu’elle chassait aussitôt par un
effort de volonté, et son sourire sans égal
reparaissait sur ses lèvres.

Deux ou trois fois elle jeta les yeux sur René.
Ce regard rapide n’avait rien de furtif ; elle
s’assurait simplement qu’il était là, pour jouir de
sa présence.

Et véritablement elle était heureuse en ce
moment. René, dans ce cadre somptueux, lui
paraissait bien à sa place. Cette hospitalière
maison de Broye avec son luxe sérieux
appartiendrait un jour au jeune homme, et il
pouvait supporter le poids de cette responsabilité.

Régine paraissait calme et souriante, elle se
montrait pleine d’attentions pour madame



269








Moissy. Par caprice, peut-être, ou par un de ces
retours de tendresse inexplicables qui traversent
parfois les cœurs les plus fantasques, elle
comblait son mari de gentillesses et de grâces. Il
s’y prêtait à contrecœur ; d’abord il avait en
horreur ces manifestations extérieures, puis il
souffrait de les voir s’affirmer ainsi en présence
de Valentine.

Madame Moissy cependant n’avait pas la
moindre idée de les prendre en mauvaise part ;
elle avait accepté ce mariage avec toutes ses
conséquences, apparentes ou non, et n’était pas
femme à se laisser détourner par les menus
détails de la grande pensée d’abnégation qui avait
soutenu sa vie.

Après le dîner, force fut à René d’aller
s’asseoir auprès de son amie et d’échanger avec
elle quelques paroles aimables. Il n’osait rien lui
dire de ce qu’il avait dans le cœur ; elle craignait,
faible comme elle l’était encore, de se laisser
aller à quelque émotion ; ils causèrent peu, et cela
pour ne rien dire.

– Quand partez-vous ? demanda René.



270








– Demain, dit-elle, et la semaine prochaine
pour Paris. Ai-je eu tort de venir ?

Il regarda autour de lui avant de répondre.

– Et vous allez partir, dit-il à voix basse, sans
que nous ayons pu causer seuls un instant.

– Il le faut, répondit-elle de même. Nous nous
retrouverons à Paris ; pensez donc, mon ami,
nous avons toute la vie, toute la vie pour causer
ensemble...

Quelqu’un s’approchait, il se leva pour céder
sa place.

La soirée fut pour lui une sorte de rêve. Il lui
tardait d’être seul afin de s’appartenir, afin de se
laisser aller aux pensées de toute espèce qui
l’obsédaient et qu’il ne pouvait ni raisonner ni
chasser. Enfin, à onze heures, chacun se retira.

Il vit Valentine venir à lui, la main tendue
pour lui dire bonsoir ; il lui répondit quelque
chose, elle sortit, accompagnée par madame de
Broye. Il monta l’escalier au milieu de ses amis,
répondant aux questions, parlant des choses du
jour, et enfin se retrouva seul chez lui.



271








Il se laissa tomber dans un fauteuil, et prit sa
tête entre ses mains.

Elle était là à quelques pas de lui, il l’adorait et
ne pouvait la voir.

Tout son être se révolta contre la tyrannie des
choses. Les deux années qui venaient de
s’écouler n’avaient pas amorti l’ardeur de sa
passion. Valentine était toujours pour lui, et
maintenant plus que jamais, la seule femme qu’il
pût aimer.

Tant qu’il l’avait vue malade chez elle à Paris,
il avait oublié ce côté de leur amour ; elle était si
frêle, si immatérielle, qu’il ne s’était même pas
souvenu des beaux jours d’autrefois ; mais
maintenant elle était sous sa main, bien vivante,
et il l’aimait...

Il se leva pour aller la rejoindre.
Qu’importaient les devoirs factices que lui avait
créés la société ! L’amour, plus fort que tout,
briserait tous les obstacles. Il ne savait pas au
juste ce qui arriverait, mais il voulait voir
Valentine. Il avait soif de sa présence, de son
regard, de ses paroles, et il allait la voir.


272








Au moment où il se levait de son fauteuil,
pour sortir de sa chambre, la voix de Régine se fit
entendre dans le petit salon qui séparait leurs
appartements. Suivant son habitude, elle grondait
sa femme de chambre.

– À quoi pensez-vous ? disait-elle, de cette
voix dure et cassante qui avait le don d’exaspérer
son mari. Vous ne savez donc pas que la moindre
émotion,  la  moindre  imprudence,  peut
m’occasionner un accident ? Qu’est-ce que nous
ferions si j’allais tomber malade ici, loin de mon
médecin ? Tâchez d’être plus soigneuse.

Un silence suivit, puis Régine entra chez
René.

– Je ne me sens pas bien, dit-elle ; en effet,
elle était pâle et semblait fatiguée. Je crains qu’il
ne m’arrive quelque chose. Voulez-vous
retourner à Paris ? Pour moi, je ne demande que
cela.

– Quand vous voudrez, dit-il, heureux de
pouvoir lui céder en quelque chose, tout en
restant d’accord avec ses propres souhaits.




273








– Partons demain, alors, répondit la jeune
femme. Mon père et ma mère se débrouilleront
comme ils pourront avec leurs invités. Madame
Moissy s’en va aussi. Elle est gentille, n’est-ce
pas ? Nous la verrons souvent cet hiver...

Elle s’était appuyée contre la table en parlant,
et elle jouait avec les différents objets qui la
couvraient. Parmi ceux-là se trouvait un coupe-
papier en ivoire portant l’inscription « Biarritz »
avec une date. C’était Valentine qui l’avait donné
à René pendant un de leurs voyages, alors qu’ils
visitaient les stations balnéaires aux époques où il
n’y a encore personne ou bien quand tout le
monde est parti.

– Vous avez été à Biarritz ? demanda Régine,
distraitement.

– Oui, fit René, contraint.

– Valentine aussi. Elle me disait tantôt que
c’est fort beau. Nous irons l’an prochain, n’est-ce
pas ?

– À quelle heure voulez-vous partir ? demanda
brusquement le jeune homme.




274








Régine tressaillit.

– Comme vous me demandez cela ! fit-elle ;
vous avez l’air de me dire : La bourse ou la vie !

– C’est à cause de l’heure des trains, reprit
René en s’excusant. Je vous avouerai que j’ai
chassé tout le jour et que je tombe de sommeil.

– Moi aussi, fit-elle en bâillant. Nous
parlerons du départ demain. Après tout, nous
pouvons aussi bien partir après-demain.

René n’avait pas fait d’opposition, elle ne
tenait plus à sa fantaisie. Mais s’il avait voulu
rester, c’est alors qu’elle s’y fût cramponnée !

Elle présenta son front à son mari, qui y
déposa un baiser indifférent ; puis elle s’en alla,
traînant ses longues jupes empesées sur le tapis
avec un mouvement paresseux.

Quand elle fut partie, René resta devant la
cheminée, où brûlait un joli feu de bois sec, et se
tordit les mains avec rage.

La présence de cette femme l’avait fait
retomber de son rêve. Emporté bien haut dans
l’élan de sa passion, il pouvait oublier ses


275








devoirs, violer les convenances, courir tous les
risques. Mais ramené à la réalité, il voyait se
dresser devant lui le formidable appareil de
défense de la société.

La société ne veut pas qu’on la brave ou qu’on
ait l’air de la braver ; elle se retourne furieuse
contre ceux qui prétendent se soustraire au
harnais qu’elle vous met sur les épaules dès la
naissance. Elle ne permet pas qu’on quitte le petit
chemin tracé au cordeau, qu’elle sable
soigneusement tous les matins et sur lequel elle
relève méticuleusement l’empreinte de vos pas.

René savait fort bien que s’il voyait Valentine,
il respecterait néanmoins le toit de sa famille, et
que leur entretien serait irréprochable. Il n’était
pas aussi certain de ne pas s’enfuir le lendemain
avec elle. Mais pour l’heure présente, il était sûr
de ne pas faiblir.

Cependant il se disait que si quelqu’un, qui
que ce fût, avait le moindre soupçon d’une visite
à Valentine, ni elle ni lui ne sortiraient de là que
déshonorés aux yeux du monde.

Cependant son désir de la voir était si fort


276








qu’il entrouvrit sa porte et regarda dans le
corridor, éclairé toute la nuit par une veilleuse.

La grande maison était silencieuse du haut en
bas : tout s’était endormi pendant que d’Arjac se
débattait avec lui-même. Il savait où était la
chambre de Valentine, il était sûr qu’elle ne
s’était pas enfermée. D’abord elle ne s’enfermait
jamais, et puis chez les hôtes qui lui offraient
l’hospitalité, elle eût rougi de sembler méfiante ;
René connaissait ce côté chevaleresque du
caractère de son amie.

Il hésita sur le seuil de sa chambre, puis fit un
pas en avant, tout en retenant de la main le
bouton de la porte. Irait-il ?

Un tourbillon de passion furieuse lui enleva la
raison. Qu’importait le monde, après tout ! Il
allait chercher Valentine, et il l’emmènerait à
l’instant même, à pied, dans ses bras, n’importe
comment, n’importe où. Le reste n’existait plus,
il n’y avait dans l’univers de réel et de vrai que
lui, qui allait enlever la femme qu’il aimait, et
elle, qui ne résisterait pas.

Il laissa retomber la porte de sa chambre, qui


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